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VI

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Enfin, il arriva à Paris! Et tout de suite, du haut de l’escalier de la gare de l’Est, l’immensité de la ville lui apparut dans la perspective du boulevard. Le va-et-vient des passants, le roulement des voitures, le bruissement sonore et confus qui ne cesse pas une seconde, cette agitation universelle et fiévreuse qui se produit pêle-mêle, en tous sens, de tous côtés, sans ordre, ce vaste remuement d’ensemble où chaque individu n’est plus qu’un point non distinct dans la foule; cette atmosphère traversée de mouvements et de clameurs, tout cela le surprit, l’étonna, l’étourdit. tant le contraste était fort avec la tranquillité silencieuse de Châlons.

Il resta quelque temps à regarder devant lui, sans rien voir, jusqu’à ce que le commissionnaire, qui l’avait suivi, lui eût demandé où il fallait porter sa malle. Il monta en fiacre, et dit au cocher de le conduire rue Vauvilliers. On avait loué pour lui dans cette rue, moyennant quinze francs par mois, une petite chambre meublée au cinquième étage. Le père d’un de ses camarades avait habité là autrefois, et connaissait la concierge qui était en même temps la gérante de l’immeuble.

Durant le trajet, il était comme hagard; tant de choses défilaient devant lui qu’il n’osait tourner la tête, de peur que le plus beau ne lui échappât. Il ne pouvait comprendre comment il y avait partout autant de monde dans les rues: ce n’était pourtant pas un jour de fête.

Vingt fois, n’ayant pas l’habitude du croisement des voitures lancées au trot, du frôlement inquiétant des grands omnibus, il se crut écrasé ; et il se reculait d’instinct sur la banquette chaque fois qu’une roue passait près de celles de son fiacre. Dans ce dédale de rues se succédant les unes aux autres, bordées de maisons hautes, coupées par de larges boulevards, et toujours encombrées de gens au visage inconnu, il se sentait moins rassuré, moins fier qu’en wagon. Il éprouvait maintenant comme la sensation d’être perdu dans tout cela.

En réalité, il n’avait aucune relation, personne qui s’intéressât à lui, personne même à qui parler. Parmi tous ces gens qui passaient, il n’y en avait pas un seul auquel il ne fût complètement indifférent: s’il avait voulu aborder quelqu’un au hasard pour lui demander conseil ou protection, bien sûr on lui aurait tourné le dos en l’envoyant promener, tout lauréat de l’académie de dessin de Châlons qu’il était.

Ces pensées traversèrent son cerveau, rapides, fugitives, et, comme il était trop distrait par l’inattendu du spectacle pour les analyser, pour les pénétrer par la réflexion, elles laissèrent dans son esprit plus de trouble inquiet que de tristesse. Sans s’en rendre compte encore, il subissait cette impression qu’on éprouve toujours au sortir de la province, cette poignante impression d’isolement au milieu d’une multitude.

Aussi, ce fut avec un empressement où il y avait plus que de la politesse, et pas du tout de banalité, qu’il se présenta à Mme Carré, la concierge de la rue Vauvilliers. Il était bien aise de rencontrer une personne qui ne le considérerait pas tout à fait comme le premier venu. Il y avait entre elle et lui une connaissance commune; c’était déjà quelque chose: c’était l’espoir de trouver une marque de cet intérêt, qui lui manquait à défaut de toute affection, dans la brutale et tumultueuse insouciance de l’énorme ville. Il avait besoin de se réchauffer à un peu de sollicitude, de dire à quelqu’un de bonnes paroles pour en entendre d’autres qui lui feraient du bien. Car il se sentait désormais livré à lui-même et à lui seul, et il en avait le cœur gros.

Mme Carré le reçut très cordialement, en brave femme qu’elle était; au fond elle fut touchée de l’amabilité de Jacques qu’elle n’hésita pas à prendre pour de la déférence à l’égard de sa situation de gérante. Puis, étant au courant, par une lettre, des libéralités du Conseil municipal de Châlons, elle estimait que «ça ferait bien d’avoir un artiste au nombre de ses locataires».

La maison était une de ces grandes fourmilières où vit entassé de bas en haut, parqué par étages, divisé par corridors, séparé par des cloisons, tout un monde modeste d’employés de commerce, d’ouvriers rangés, de vendeuses des halles, voire même de fonctionnaires, depuis des balayeurs des rues jusqu’à des sergents de ville, en passant par les garçons de bureau de ministère, de vrais personnages, s’il vous plaît.

Une propreté relative règne dans les couloirs, mais une honnêteté absolue habite la maison, grâce à des consignes sévères, et, rue Vauvilliers, la consigne était scrupuleusement observée.

Mme Carré voulut, accompagner elle-même Jacques jusqu’à sa mansarde, d’où l’on voyait la toiture des Halles, et à gauche un bout de la Seine. Elle le mit avec douceur au courant du règlement de la maison, et lui donna les prescriptions les plus précises. Il promit de se conformer à tout d’un ton docile qui la disposa bien; puis il lui adressa une foule de questions sur Paris, sur son étendue, sur les mille choses qu’il avait vues en venant. Il se montrait avec elle attentif, confiant, presque affectueux, oui, affectueux.... Que veut-on? quand on a une nature aimante, sensible, et qu’autour de soi, on ne sent que le vide, il est des moments où l’on n’a pas besoin de l’amitié d’un grand homme, celle d’une simple concierge semble un bienfait des dieux.

Il manifesta l’intention de sortir: elle lui recommanda bien, de peur qu’il ne se perdît, de ne pas aller trop loin.

Le jour baissait, le marché était morne; les réverbères, que l’on allumait l’un après l’autre, piquaient de lueurs rouges l’uniformité des teintes grises, qui, peu à peu, enveloppaient tout.

Jacques alla droit devant lui jusqu’aux bords de la Seine. Il vit de grands monuments dont il ignorait les noms, et que d’ailleurs on distinguait à peine: toutefois il reconnut Notre-Dame, par les grandes tours qui se dressaient là-bas, sur la partie la moins claire du ciel. Il trouvait le coup d’œil magnifique; mais il n’était pas en état d’admirer; il avait comme une vague inquiétude de ne pas retrouver sa route et, à chaque instant, se retournait pour reconnaître le côté par où il était venu. Néanmoins, comme la ligne des quais le guidait, il se hasarda à remonter de quelques pas, et arriva à l’Hôtel de Ville. Cela lui fit plaisir de se trouver devant le vieux monument. Il en avait souvent regardé des gravures ou des photographies: il lui semblait qu’il était là comme en pays de connaissance.

Cependant la nuit était venue: la Seine toute noire coulait entre une double rangée de lumières, et tout le long des bords, les façades des édifices et des maisons s’éclairaient comme parsemées de multitudes de points d’or.

Si Paris est aussi beau la nuit, pensait-il, il doit l’être bien plus encore le jour.

Il se sentit faim; il passa devant beaucoup de restaurants, mais n’osa pas y entrer; il y avait trop de monde: puis, il ne savait pas comment s’adresser aux garçons de café. Il acheta de quoi manger et rentra chez lui; d’ailleurs il tombait de fatigue. Avant de monter, il demanda à Mme Carré si vraiment tous les soirs on illuminait ainsi.

Parvenu à son cinquième étage, il expédia son dîner à la hâte, se coucha, s’endormit, tout à la fois étourdi, ébloui, lassé, et ne sachant trop s’il avait bien fait de venir à Paris.

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