Читать книгу Abregé de la vie des peintres - Roger de Piles - Страница 15
CHAPITRE X.
ОглавлениеJ’AY fait voir cy-dessus que l’Essence de la Peinture consistoit dans une fidéle imitation, à la faveur de laquelle les Peintres pourraient instruire&divertir selon la mesure de leur Génie. J’ay parlé ensuite des fausses Idées de la Peinture,&je tâcheray dans ce Chapitre de montrer comment ces Idées imparfaites se sont glissées jusqu’à nous.
La Peinture comme les autres Arts n’a été connuë que par le progrés qu’elle a fait dans l’esprit des hommes. Ceux qui commencèrent à la renouveller en Italie,&qui par conséquent n’en pouvoient avoir que de foibles Principes, ne laissérent pas de s’attirer de l’admiration par la nouveauté de leurs Ouvrages;&à mesure que le nombre des Peintres s’augmenta,&que l’émulation leur donna des lumiéres, les Tableaux augmentérent de prix&de beauté, il se forma des Amateurs&des Connoisseurs,&les choses étant venuës à un certain point, on commença à croire qu’il étoit comme impossible que le Pinceau pût faire rien de plus parfait que ce qu’on admiroit dés ces tems-là.
Les grans Seigneurs visitoient les Peintres, les Poëtes chantoient leurs loüanges,&dés l’an1300. Charles I. Roy de Naples, passant par Florence, alla voir Cimabué, qui étoit en réputation;&Côme de Médicis étoit tellement charmé des Ouvrages de Philippe Lippi, qu’il mit tout en usage pour vaincre la bizarrerie&la paresse de ce Peintre, afin d’en avoir des Tableaux.
Cependant il est aisé de juger par les restes de ces premiers Ouvrages, que la Peinture de ce siécle-là étoit trés-peu de chose, si nous la comparons à celle que nous voyons aujourd’huy de la main des bons Maîtres. Car non seulement les parties qui dépendent de la Composition &du Dessein n’étoient pas encore assaisonnées du bon Goût, qui leur est venu depuis: mais celle du Coloris étoit absolument ignorée,&dans la Couleur des objets en particulier, qu’on appelle Couleur Locale,&dans l’intelligence du Clair-obscur,&dans l’harmonie du tout-ensemble. Il est vray qu’ils employoient des Couleurs, mais la route qu’ils tenoient en cela étoit triviale,&ne servoit pas tant à réprésenter la vérité des objets, qu’à nous en faire ressouvenir.
Dans cette ignorance du Coloris, où les Peintres avoient été élevez, ils ne concevoient pas le pouvoir de cette partie enchanteresse, ni à quel degré elle étoit capable de faire monter leurs Ouvrages. Ils ne juroient encore que sur la parole de leurs Maîtres,&n’étant occupez qu’à s’aplanir le chemin qu’on leur avoit montré, l’Invention&le Dessein faisoit toute leur étude.
Enfin aprés plusieurs années, le bon Génie de la Peinture suscita de grans Hommes dans la Toscane,&dans le Duché d’Urbain, qui par la solidité de leur Esprit, par la bonté de leur Génie, &par l’assiduité de leurs Etudes, élevérent les Idées des connoissances qu’ils avoient reçûës de leurs Maîtres,&les portérent à un degré de perfection, qui fera l’admiration de la Postérité.
Ceux à qui on est principalement redevable de cette perfection, sont, Léonard de Vinci, Michelange,&Raphaël: mais ce dernier, qui s’est élevé au dessus des autres, a aquis tant de parties dans son Art,&les a portées à un dégré si haut, que les grandes loüanges qu’on luy en a données, ont fait croire que rien ne luy manquoit,&ont fixé en sa Personne toute la perfection de la Peinture.
Comme il est nécessaire dans la Profession de cet Art de commencer par le Dessein,&qu’il est constant que la source du bon Goût&de la Correction se trouve dans les Sculptures Antiques &dans les Ouvrages de Raphaël qui en ont tiré leur plus grand mérite, la plûpart des jeunes Peintres ne manquent pas d’aller à Rome pour y étudier, d’en rapporter du moins l’estime générale des Ouvrages qu’on y admire,&de la transmettre à tous ceux qui les écoûtent. C’est ainsi qu’un grand nombre de Curieux&d’Amateurs de la Peinture ont conservé sur la foy d’autruy, ou sur l’autorité des Auteurs cette prémiére Idée qu’ils ont reçûë; savoir, que toute la perfection de la Peinture étoit dans les Ouvrages de Raphaël.
Les Peintres Romains sont aussi demeurez la plûpart dans cette opinion, &l’ont insinuée aux Etrangers, ou par l’amour de leur païs, ou par la négligence pour le Coloris qu’ils n’ont jamais bien connu, ou par la préférence qu’ils donnérent aux autres parties de la Peinture, lesquelles étant en grand nombre les occupent le reste de leur vie.
On ne s’étoit donc attaché jusques-là qu’à ce qui dépend de l’Invention&du Dessein:&quoy que Raphaël ait inventé trés-ingénieutement, qu’il ait dessîné d’une Correction&d’une Elégance achevée, qu’il ait éxprimé les passions de l’ame avec une force&une grace infinie, qu’il ait traité ses sujets avec toute la convenance&toute la noblesse possible,&qu’aucun Peintre ne luy ait disputé l’avantage de la primauté dans le grand nombre des parties qu’il a possedées; il est constant néanmoins qu’il n’a pas pénétré dans le Coloris assez avant pour rendre les objets bien vrais &bien sensibles, ni pour donner l’Idée d’une parfaite imitation.
C’est pourtant cette imitation&cette sensation parfaite qui fait l’essentiel de la Peinture, comme je l’ay fait voir. Elle vient du Dessein&du Coloris;&si Raphaël&les habiles de son tems n’ont eu cette derniére partie qu’imparfaitement, l’Idée de l’Essence de la Peinture qui vient de l’effet de leurs Ouvrages, doit être imparfaite, aussi-bien que celle qui s’est introduite successivement dans l’esprit de quelques personnes, d’ailleurs même trés-éclairées.
Les Ouvrages du Titien&des autres Peintres qui ont mis au jour leurs pensées à la faveur d’une fidéle imitation, devroient ce semble avoir détruit les mauvais restes dont nous parlons,& avoir redressé les Idées selon que la Nature&la Raison l’éxige d’un esprit juste. Mais comme la Jeunesse, ainsi que nous l’avons dit, n’apporte de Rome à Venise qu’un esprit&des yeux prévenus,&qu’ils ne font pour l’ordinaire dans cette derniére Ville que peu de séjour, ils n’y voyent que comme en passant les beaux Ouvrages qui pourroient leur donner une juste Idée, bien loin d’y contracter une habitude du bon Coloris, qui feroit valoir les Etudes qu’ils auroient faites à Rome,&qui les rendroit irréprochables sur toutes les parties de leur Profession.
Mais ce qui est étonnant, c’est que certains Curieux qui ont des restes de cette sausse Idée:&qui étant épris eux-mêmes de la beauté des Tableaux Vénitiens, les payent, comme de raison, d’un grand prix, quoy que ces Tableaux n’ayent presque point d’autre mérite que par l’Idée, que j’ay établie de L’Essence de la Peinture.