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I
MAZARIN ET LA MUSIQUE

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Mazarin était musicien, connaisseur en musique; et, de bonne heure, il fut mêlé au mouvement «mélodramatique» de Rome et de Florence. Tout enfant, il avait été élevé chez les pères de l’Oratoire de Saint-Philippe de Néri; il passa ses premières années dans ce berceau du drame musical religieux, puis, à partir de sept ans, chez les Jésuites du Collège Romain. Quand ses maîtres, pour célébrer la canonisation de saint Ignace, donnèrent une grande représentation, à laquelle tout Rome assista, on raconte qu’ils confièrent le rôle principal, celui du saint, à Mazarin, déjà sorti du Collège[42], et qu’il le joua avec un succès retentissant[43]. Il aurait donc pris part à la fameuse Apothéose de Saint Ignace de Loyola et de Saint François-Xavier par Johann-Hieronymus von Kapsberger, en 1622, qui fut une sorte de triomphe de Jules César jésuite, avec des défilés de nations, d’animaux et d’objets exotiques[44].

Il s’était lié, au collège, avec les Colonna[45], et, depuis 1626, il fut en relations intimes avec les Barberini. Il était surtout ami du cardinal Antonio[46]. Ainsi, il était bien placé pour suivre les premiers essais du théâtre d’opéra, que ces deux illustres familles patronnaient à Rome, sous le pontificat d’Urbain VIII (1623-1644). Dans un des plus violents pamphlets écrits contre Mazarin pendant la Fronde, la Lettre d’un Religieux au prince de Condé[47], on va jusqu’à prétendre que c’est «par l’entremise d’une comédienne chanteuse, une infâme qu’il avait débauchée à Rome, qu’il s’était insinué dans les bonnes grâces du cardinal Antonio». Ce n’est là qu’un bruit diffamatoire, mais qui montre que, comme tant d’autres prélats de l’époque, il fréquentait assidûment l’opéra et les cantatrices.

Il était à l’ambassade de France, à Rome[48], quand on y joua, en 1630, un drame musical dédié au cardinal de Richelieu: Il favorite del principe, dont le librettiste était Ottaviano Castelli. Naturalisé Français par lettres patentes d’avril 1639, il passa en France. Richelieu mourut le 3 décembre 1642, et Louis XIII le 14 mai 1643. Dès le 28 novembre 1643, Teodoro Ameyden note dans ses Avis de Rome «l’ordre du cardinal Mazarin de faire venir en France des musiciens de Rome, et en particulier de la chapelle papale, pour une comédie ou un drame musical».—Et, en février suivant, «ordre du cardinal à l’ambassadeur de France à Rome d’envoyer à Paris la Leonora, cantatrice, à qui l’on donnera mille pistoles (doppie) pour le voyage, et autant de pension annuelle».

Il s’agissait de la fameuse Leonora Baroni, cette «merveille du monde», célébrée par Maugars, qui, l’entendant chanter, «en oubliait sa condition mortelle, et croyait être déjà parmi les anges, jouissant des contentements des bienheureux»[49];—cette même Leonora, qui fut aimée et chantée par Milton[50],—aimée et chantée par le pape Clément IX, qui l’appelait une sirène, «dolce sirena», et célébrait «ses yeux ardents»[51];—aimée et chantée par tous les poètes italiens d’alors, qui publièrent un volume à sa gloire[52].

Il semble bien que Mazarin n’ait pas été non plus insensible à son pouvoir de séduction,—sinon à sa beauté, que conteste Maugars. C’est à elle que fait sans doute allusion la perfidie du Religieux de Saint-Roch. Mazarin y donna prise par la hâte avec laquelle il fit venir Leonora à Paris, et l’établit chez un de ses familiers, dans un hôtel attenant au sien, où elle était servie par des officiers de la maison du cardinal[53]. Elle se faisait d’ailleurs escorter par son mari, Giulio Cesare Castellani, et se conduisait en personne prudente et réservée. Elle avait alors trente-trois ans, étant née en décembre 1611, à Mantoue. Elle n’était pas cantatrice de théâtre, mais virtuosa di musica da camera. Sa façon de chanter ne fut pas sans étonner, et même sans un peu choquer, d’abord. «On commença par dire que sa voix était mieux faite pour le théâtre ou pour l’église que pour les salons, et que sa manière italienne était dure pour l’oreille.» Mais ces critiques tombèrent soudain, quand la reine eut dit qu’on ne pouvait chanter mieux. L’abbé Scaglia écrit: «Je ne pourrais autrement exprimer les caresses que lui a faites la reine qu’en vous disant qu’elles ont été proportionnées à l’estime qu’elle fait des personnes qui ont l’approbation du Cardinal». Elle lui accorda l’entrée à toute heure dans son appartement, la combla d’argent et de bijoux, «dix mille livres pour s’habiller à la française, un collier de perles, des pendants d’oreilles, plusieurs milliers d’écus de joyaux, un brevet de pension de mille écus». Mme de Motteville dit qu’elle suivit la cour, en 1644, chez la duchesse d’Aiguillon, à Rueil, où la reine était allée se réfugier contre les chaleurs de l’été. Elle y chantait souvent et improvisait des airs sur des poésies de Voiture.—Elle ne resta qu’un an en France. Elle repartit de Paris le 10 avril 1645[54].

D’autres musiciens italiens étaient arrivés en même temps qu’elle, ou ne tardèrent pas à la suivre à la cour de France[55].—En novembre 1644, voici venir l’étonnant Atto Melani, chanteur sopraniste, compositeur, imprésario, et agent secret[56]. Le dilettantisme musical de Mazarin ne le distrayait point de la politique: il savait à merveille faire servir la musique et les musiciens à son gouvernement. Le Journal d’Ameyden note, en février 1644, à propos de l’arrivée de Leonora, l’intention évidente du cardinal de tenir les Français occupés avec les divertissements, tenendoli occupati con allegria con che si guadagna gli animi di quella natione e della medesima Regina («avec le plaisir, par lequel on gagne les esprits de cette nation, et de la reine même».)

Et c’est ici le cas de rappeler les sévères accusations du vieux musicien Kuhnau contre la musique, dans son roman du Charlatan musical[57]: «La musique détourne des études sérieuses. Ce n’est pas sans motif que les politiques la favorisent: ils le font par raison d’État. C’est une diversion aux pensées du peuple; elle l’empêche de regarder dans les cartes des gouvernants. L’Italie est un exemple: ses princes et ses ministres l’ont laissé infecter par les musiciens, afin de n’être point troublés dans leurs affaires.»

On croirait que certaines de ces phrases ont été écrites à l’occasion de Mazarin. Le ministre, dont la devise était: «Qui a le cœur, a tout», savait trop le pouvoir des spectacles et de la musique pour n’en pas user comme d’un moyen d’action; et si le tempérament national était trop peu musical en France pour que cette politique eût son effet sur les bourgeois français, sur les Parlementaires[58], en revanche elle réussit pleinement à la cour, et surtout auprès de la reine, à qui elle était destinée. Leonora Baroni l’avait charmée par son chant. Atto Melani fut bientôt tout-puissant. Elle ne pouvait se passer de lui. De deux soirs l’un, il fallait qu’il chantât chez elle; et elle était si passionnée de musique que, pendant quatre heures de suite, on ne devait penser à rien autre. Elle aimait surtout les airs mélancoliques; et toute la cour, naturellement, partagea son goût[59].

Aussitôt installé et sûr de la faveur royale, Atto Melani, souple instrument de Mazarin, fit les premiers essais de représentation musicale. Une lettre du 10 mars 1645, qu’il écrivit au prince Mattias de Médicis, fait allusion à un spectacle de ce genre, dont il ne donne pas le titre, et qui fut repris après Pâques[60]. Il est probable qu’il s’agit là déjà de la Finta Pazza[61] (la feinte Folle), dont on place d’ordinaire la première représentation quelques mois plus tard, le 14 décembre 1645. Je n’insiste pas sur cette œuvre, qui n’était pas à proprement parler un opéra, mais une pièce avec musique et machines[62]. Un passage du programme[63] donne cette indication: «Cette scène sera toute sans musique, mais si bien dite qu’elle fera presque oublier l’harmonie passée».—L’essai n’était pas concluant. Du reste, on ne hasarda la pièce que devant peu de personnes, «le Roi, la Reine, le Cardinal et le familier de la cour[64]»; et le succès ne fut pas grand. On connaît la relation de Mme de Motteville: «Nous n’étions que vingt ou trente personnes, et nous pensâmes mourir d’ennui et de froid»...—Là dessus, Atto Melani repartit pour l’Italie[65], et la cause de l’opéra italien sembla bien compromise.

Il n’en fut rien pourtant. Mazarin s’entêta, fit un second essai, et ici entrent en ligne des personnages, dont notre histoire musicale n’a tenu jusqu’ici aucun compte, bien qu’ils aient eu une action décisive pour la fondation de l’opéra en France. Je veux parler de l’arrivée à Paris des princes Barberini.

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