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IV
LA REPRÉSENTATION D’ORFEO A PARIS
ET L’OPPOSITION RELIGIEUSE ET POLITIQUE
A L’OPÉRA
ОглавлениеLes principaux acteurs d’Orfeo nous sont connus par une lettre d’Atto Melani. Atto lui-même jouait Orfeo; la Checca, l’ancienne protagoniste de La Finta Pazza, chantait Eurydice; Marc Antonio Pasqualini, le célèbre sopraniste romain, tenait le rôle d’Aristeo; une protégée du prince Mattias, munie d’une lettre de recommandations pour Mazarin, «la signora Rossina Martini», jouait Vénus; et «le castrat des seigneurs Bentivogli» faisait la nourrice d’Eurydice[107]. Nous ignorons le nom des autres. Il est probable qu’un des frères Melani en fit partie.
La première représentation eut lieu au Palais-Royal, «sur la fin des jours gras», le samedi 2 mars 1647[108]. On redonna la pièce le dimanche gras 3 mars, le mardi gras 5 mars; puis les spectacles furent interrompus par les austérités du carême, et ne reprirent qu’après Pâques. La reine fit encore jouer Orfeo le 29 avril, en l’honneur de l’ambassadrice de Danemark, le 6 mai et le 8 mai, pour la duchesse de Longueville, «qui depuis peu était revenue de Munster». Condé assista sans doute à la première, avant son départ pour l’armée de Catalogne. Le prince de Galles (le futur Charles II) était un des hôtes de la cour.
Mme de Motteville donne sur la première représentation quelques détails intéressants:
Cette comédie, dit-elle, ne put être prête que les derniers jours du carnaval; ce qui fut cause que le cardinal Mazarin et le duc d’Orléans pressèrent la Reine pour qu’elle se jouât dans le carême; mais elle, qui conservait une volonté pour tout ce qui regardait sa conscience, n’y voulut pas consentir. Elle témoigna même quelque dépit de ce que la comédie, qui se représenta le samedi pour la première fois, ne put commencer que tard, parce qu’elle voulait faire ses dévotions le dimanche gras et que, la veille des jours qu’elle voulait communier, elle avait accoutumé de se retirer à meilleure heure, pour se lever le lendemain plus matin. Elle ne voulut pas tout à fait perdre ce plaisir, pour obliger celui qui le donnait; mais ne voulant pas aussi manquer à ce qu’elle croyait être de son devoir, elle quitta la comédie à moitié, et se retira pour prier Dieu, pour se coucher et souper à l’heure qu’il convenait, pour ne rien troubler de l’ordre de sa vie. Le cardinal Mazarin en témoigna quelque déplaisir; et, quoique ce ne fût qu’une bagatelle qui avait en soi un fondement assez sérieux et assez grand pour obliger la Reine à faire plus qu’elle ne fit, c’est-à-dire à ne la point voir du tout, elle fut néanmoins estimée d’avoir agi contre les sentiments de son ministre; et, comme il témoigna d’en être fâché, cette petite amertume fut une grande douceur pour un grand nombre d’hommes. Les langues et les oreilles inutiles en furent occupées quelques jours, et les plus graves en sentirent des moments de joie qui leur furent délectables.
J’ai peine à croire que la mauvaise humeur persistante de Mme de Motteville contre Mazarin n’ait pas altéré sa clairvoyance, et que la reine ait agi en cette occasion contre le sentiment, et même sans l’assentiment du cardinal. Cette pieuse attitude n’était pas seulement affaire de conscience, mais acte de prudence politique. Les spectacles italiens soulevaient des tempêtes dans le clergé de Paris. Depuis l’arrivée de Leonora et surtout de Melani, la Reine était devenue beaucoup plus passionnée de musique et de théâtre que Mazarin même n’eût voulu. Les représentations alternaient avec les concerts; et, en 1647, la Reine, qui jusque-là se cachait pour entendre la comédie, à cause de son deuil, y alla publiquement tous les soirs[109]. Les ennemis de Mazarin ne manquèrent pas de crier au scandale; ils poussèrent en avant un prêtre, le curé de Saint-Germain. Celui-ci se plaignit fort haut. La Reine inquiète consulta des évêques qui la rassurèrent. Le curé de Saint-Germain ne se tint pas pour battu. Il alla trouver sept docteurs en Sorbonne, et leur fit signer «que la comédie ne pouvait être fréquentée sans péché par les chrétiens, et que les princes devaient chasser les comédiens de leurs États[110]». La Reine riposta, en faisant répondre par dix ou douze autres docteurs en Sorbonne que la comédie était bonne et licite aux princes.
«Monsieur le Cardinal» (et ce passage d’un ennemi acharné nous fait voir sa physionomie silencieuse et rusée)[111] «Monsieur le Cardinal, que cette affaire regardoit en quelque façon par le plaisir qu’il prenoit à la Comédie italienne principalement, jugea à propos de ne rien dire, sachant qu’il avoit assez de complaisants à la cour et de gens de passe-temps qui soutiendroient son intérêt en cette rencontre[112].»—Mais, ajoute Goulas, «il connut que la dévotion n’étoit pas pour luy et ne pouvoit digérer ce jeu continuel, cette attache aux saletés du théâtre et la pratique des plus méchants et débordés de la cour qu’il appeloit dans ses plaisirs et qu’il avoit continuellement chez lui».
Ainsi, il se faisait à Paris, au moment de l’Orfeo, une levée de boucliers contre le théâtre italien, au nom d’un puritanisme plus ou moins hypocrite; et le cardinal observait, dans la querelle, la plus grande réserve. Au contraire, la Reine tenait tête aux dévots, et, malgré quelques accès de scrupules, ne renonçait à rien de ses plaisirs. Elle était fort imprudente dans ses relations avec les comédiennes et les comédiens italiens. Leonora ne la quittait point, et Melani se plaignait avec fatuité qu’elle ne pût se passer de lui. Elle l’emmenait avec elle en voyage, à Amiens; bien que son congé fût terminé et qu’on l’attendît à Florence, elle ne pouvait se décider à le laisser partir; elle écrivait à Mattias de Médicis des lettres gauches, pour qu’il lui permît de garder quelque temps encore le séduisant castrat[113]. Elle finit par s’attirer une verte leçon de son hôtesse, l’orgueilleuse princesse de Palestrina, dona Anna Colonna Barberina[114]. L’une des comédiennes italiennes qui chantèrent dans l’Orfeo, «ayant eu réputation de vendre sa beauté en Italie, ne laissa pas, dit Goulas, d’estre reçue chez la Reyne, et jusques dans le cabinet. L’on dit qu’un jour, comme la Reyne demanda à la femme du préfet Barberin si elle ne la voyoit pas souvent quand elle étoit à Rome et ne la faisoit pas venir chez elle, chantant si bien et ayant tant d’esprit, cette femme superbe, qui étoit fille du connétable Colonne, ne luy répondit rien d’abord, et, Sa Majesté la pressant, elle échappa et dit: «Si elle y fût venue, je l’aurois fait jeter par les fenestres», ce qui surprit fort la Reyne, et l’obligea de changer de propos, après avoir changé de couleur[115].»
On voit que la Reine ne péchait point par pruderie,—du moins en ce qui concerne la musique[116]. La petite manifestation dévote du 2 mars 1647, à la première représentation d’Orfeo, ne pouvait donc déplaire à Mazarin, que les imprudences de la souveraine avaient mis plus d’une fois dans l’embarras.
Le même désir d’apaiser l’opposition puritaine a certainement inspiré la fin de l’article de Renaudot, dans sa Gazette. Après avoir fait un grand éloge de la musique et du poème, le journaliste termine ainsi: