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INTRODUCTION
DE LA PLACE DE LA MUSIQUE
DANS L’HISTOIRE GÉNÉRALE
ОглавлениеLa musique commence seulement à prendre dans l’histoire générale la place qui lui est due. Chose étrange qu’on ait pu prétendre à donner un aperçu de l’évolution de l’esprit humain, en négligeant une de ses plus profondes expressions. Mais ne savons-nous pas combien les autres arts, mieux favorisés pourtant, plus accessibles à l’intelligence française, ont eu de peine à acquérir droit de cité dans l’histoire générale? Et y a-t-il si longtemps que celle-ci s’est ouverte à l’histoire de la littérature, des sciences, de la philosophie, de toute la pensée humaine? Cependant la vie politique d’une nation n’est que l’aspect le plus superficiel de son être. Pour connaître sa vie intérieure, source de son action, il faut pénétrer jusqu’à l’âme par la littérature, la philosophie, les arts, où se sont reflétés les idées, les passions, les raves de tout un peuple.
On sait quelles ressources la littérature offre à l’histoire, de quelle aide, par exemple, la poésie cornélienne et la philosophie cartésienne peuvent être pour comprendre les générations françaises des traités de Westphalie, ou combien la Révolution de 89 resterait lettre morte si l’on n’était familiarisé avec la pensée des Encyclopédistes et des salons du XVIIIe siècle.
On s’est rendu compte aussi des précieux renseignements que fournissent les arts plastiques pour la connaissance d’une époque: c’est sa physionomie même, ce sont les types, les gestes, les costumes, les modes, tout le visage de la vie journalière qui ressuscite. Et que d’indications pour l’histoire! Tout se tient: toute révolution politique a son contre-coup dans une révolution artistique, et la vie d’une nation est un organisme où tout est lié, les phénomènes économiques et les phénomènes artistiques. Des ressemblances et des différences de monuments gothiques ont permis à un Viollet-le-Duc de retrouver les grandes voies de commerce du XIIe siècle. L’étude d’une partie d’architecture, du clocher, par exemple, a pu montrer les progrès de la royauté de France, la pensée de l’Île-de-France imposant aux écoles provinciales, depuis Philippe Auguste, son type de construction. Mais le grand service historique des arts, c’est de nous mettre en contact avec le cœur d’une époque, de nous faire toucher le fond de sa sensibilité. En apparence, littérature et philosophie renseignent avec plus de clarté, réduisant en formules nettes et précises les caractères d’un temps. Mais elles y introduisent une simplification factice, elles en donnent une idée raidie et appauvrie. L’art se modèle sur la vie; Et ce qui ajoute à son prix, c’est que son domaine est infiniment plus étendu que celui de la littérature. Nous avons dix siècles d’art en France, et nous nous contentons le plus souvent, pour juger de l’esprit français, de quatre siècles de littérature. De plus, notre art du moyen âge, par exemple, nous introduit dans la vie des provinces, sur laquelle notre littérature classique ne nous dit presque rien. Peu de pays sont faits d’éléments plus disparates que le nôtre. Races, traditions, milieux sont différents, et parfois opposés: Italiens, Espagnols, Allemands, Suisses, Anglais, Flamands, etc. Une forte unité politique a fondu tous ces éléments, a établi une moyenne, un équilibre entré les civilisations qui se heurtaient chez nous. Mais si cette unité est marquée dans notre littérature, les nuances multiples qui composent notre personnalité y sont bien atténuées. L’art nous donne une image beaucoup plus riche du génie français. C’est une sorte non de grisaille monochrome, mais de verrière de cathédrale, où toutes les couleurs du ciel et de la terre s’harmonisent. Ce n’est pas là une simple image. Je songe aux rosaces gothiques, produit de l’art français, de l’art purement français de Champagne et d’Île-de-France, et je pense: voici le peuple dont on dit que la caractéristique est la raison et non l’imagination, le bon sens et non la fantaisie, le dessin et non le coloris! Et ce peuple a créé ces roses d’Orient mystiques!
Ainsi la connaissance des arts élargit et anime l’idée que l’on se fait d’un peuple, d’après sa seule littérature.
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Combien cette idée sera encore enrichie, si, pour la compléter, nous recourons à la musique!
La musique déroute ceux qui ne la sentent point; sa matière semble insaisissable: elle échappe au raisonnement, elle paraît sans contact avec la réalité. Quels secours l’histoire pourrait-elle donc tirer de ce qui paraît hors de l’espace, hors de l’histoire?
Mais d’abord il n’est pas exact que la musique ait un caractère aussi abstrait; elle a des rapports constants avec la littérature, avec le théâtre, avec la vie d’un temps. Ainsi, il n’échappera à personne que l’histoire de l’Opéra éclaire l’histoire des mœurs et de la vie mondaine. Toute forme de musique est liée à une forme de la société, et la fait mieux comprendre.—D’autre part, en beaucoup de cas, l’histoire de la musique est en relations étroites avec celle des autres arts[1]. Il arrive sans cesse que les arts influent les uns sur les autres, qu’il se pénètrent mutuellement, ou que, par un effet de leur évolution naturelle, ils en arrivent, pour ainsi dire, à se prolonger hors de leurs limites, dans celles de l’art voisin. Tantôt c’est la musique qui se fait peinture. Tantôt c’est la peinture qui se fait musique. «La bonne peinture est une musique, une mélodie[2],» dit Michel-Ange, à un moment où la peinture cède en effet le pas à la musique, où la musique italienne se dégage, pourrait-on dire, de la décadence même des autres arts. Les barrières entre les arts ne sont pas à beaucoup près aussi hermétiquement closes que le prétendent les théoriciens; constamment ils débordent l’un sur l’autre. Un art se continue et s’achève dans un autre art: c’est le même besoin de l’esprit qui, après avoir rempli jusqu’à la faire éclater la forme d’un art, cherche et trouve dans un autre son expression complète. Ainsi la connaissance de l’histoire de la musique est souvent nécessaire à l’histoire des arts plastiques.
Mais à la prendre dans son essence même, son plus grand intérêt n’est-il pas de nous livrer l’expression toute pure de l’âme, les secrets de la vie intérieure, tout un monde de passions, qui longuement s’amassent et fermentent dans le cœur, avant de surgir au grand jour? Souvent, grâce à sa profondeur et à sa spontanéité, la musique est le premier indice de tendances qui plus tard se traduisent en paroles, puis en faits. La Symphonie héroïque devance de plus de dix ans le réveil de la nation germanique. Les Meistersinger et Siegfried chantent, dix ans avant, le triomphe impérial de l’Allemagne.
Il y a même certains cas où la musique est le seul témoin de toute une vie intérieure, dont rien ne se traduit au dehors.—Que nous apprend l’histoire politique sur l’Italie et l’Allemagne au XVIIe siècle?—Une suite d’intrigues de cour, de défaites militaires, de ruines accumulées, de mariages princiers, de fêtes et de misères. Et alors, comment nous expliquer la miraculeuse résurrection de ces deux peuples, au XVIIIe et au XIXe siècles?—L’œuvre de leurs musiciens nous le fait entrevoir; elle montre, en Allemagne, les trésors de foi et d’énergie qui s’accumulent en silence, des caractères simples et héroïques, l’admirable Heinrich Schütz, qui pendant la guerre de Trente Ans, au milieu des pires désastres qui aient jamais dévasté une patrie, continue paisiblement à chanter sa foi robuste, grandiose, inébranlable; autour de lui, Jean-Christophe Bach, Jean-Michaël Bach, ancêtres du grand Bach, qui semblent porter en eux le tranquille pressentiment du génie qui sortira d’eux; Pachelbel, Kuhnau, Buxtehude, Zachow, Erlebach,—grandes âmes enfermées toute leur vie dans le cercle étroit d’une petite ville de province, connues d’une poignée d’hommes, sans ambition, sans espoir de se survivre, chantant pour elles seules et pour leur Dieu, et qui, parmi toutes les tristesses domestiques et publiques, amassent lentement, opiniâtrement, des réserves de force et de santé morale, bâtissent pierre à pierre la grandeur future de l’Allemagne.—En Italie, c’est, à la même époque, un bouillonnement de musique; elle ruisselle sur l’Europe entière; elle asservit la France, l’Allemagne, l’Autriche, l’Angleterre, montrant quelle était encore au XVIIe siècle la suprématie du génie italien; et, sous cette exubérance fastueuse et déréglée de création musicale, une suite de génies profonds et concentrés, comme Monteverde à Mantoue, Carissimi à Rome, Provenzale à Naples, attestent l’austère grandeur d’âme et la pureté de cœur qui pouvaient se conserver parmi la frivolité et le dévergondage des cours italiennes.
Voici un exemple plus frappant encore:—Il est peu probable que l’humanité passe jamais par une époque plus terrible que la fin du vieux monde: la décomposition de l’Empire Romain et les grandes Invasions. Cependant, sous cet amas de décombres fumants, la pure flamme de l’art continuait à brûler. La passion de la musique rapprocha les vainqueurs barbares et les vaincus gallo-romains. Les abominables Césars de la décadence et les rois visigoths de Toulouse étaient également fous de concerts. Les maisons romaines et les camps à demi sauvages résonnaient du son des instruments[3]. Clovis faisait venir des musiciens de Constantinople.—Ce ne serait rien encore d’aimer l’art; ce qui est bien plus remarquable, c’est que cette époque a créé un art nouveau. De ce bouleversement de l’humanité est sorti un art aussi parfait, aussi pur, que les créations les plus accomplies des âges heureux: c’est le chant grégorien, qui, d’après M. Gevaert, débuta au IVe siècle par le chant de l’Alleluia, «cri de victoire du christianisme après deux siècles et demi de persécutions», et dont les chefs-d’œuvre semblent de l’a fin du VIe siècle, entre 540 et 600, c’est-à-dire entre les invasions des Goths et les invasions des Lombards, «à une époque que notre imagination se représente comme une suite ininterrompue de guerres, de massacres, de destructions, pestes, famines, cataclysmes tels que saint Grégoire y voit les symptômes de la décrépitude du monde et les signes avant-coureurs du Jugement dernier.» Cependant, tout respire, dans ces chants, la paix et l’espoir en l’avenir. Une simplicité pastorale, une sérénité grave et lumineuse des lignes, comme dans un bas-relief grec; une poésie libre, pénétrée de nature; une suavité de cœur infiniment touchante: voilà cet art sorti de la barbarie, et où rien n’est barbare: «témoin parlant de l’état d’âme de ceux qui vécurent au milieu de tant de formidables événements»,—Et l’on ne peut dire que ce soit là un art de cloître et de couvent, enfermé dans un monde restreint. C’était un art populaire, qui régna dans tout l’ancien monde romain. De Rome, il passa en Angleterre, en Allemagne, en France. Jamais art ne fut plus représentatif d’un temps. Sous le règne des Carolingiens qui fut son âge d’or, les princes se passionnaient pour lui; Charlemagne et Louis le Pieux passaient des journées à chanter ou à entendre ces chants, à s’absorber en eux. Charles le Chauve, malgré les troubles de son règne, entretenait une correspondance musicale et composait de la musique en collaboration avec les moines du couvent de Saint-Gall, centre musical du monde au IXe siècle. Rien d’émouvant comme ce recueillement d’art, cette floraison souriante de musique, malgré tout, en dépit de tout, au travers des convulsions sociales.
Ainsi, la musique nous montre ici la continuité de la vie sous la mort apparente, l’éternel renouveau sous la ruine du monde. Comment donc pourrait-on écrire l’histoire de ces époques, si l’on négligeait quelques-uns de leurs caractères essentiels? Comment les comprendra-t-on, si l’on méconnaît leur vraie force intime?—Et qui sait si cette erreur initiale ne conduit pas à fausser non seulement l’aspect d’un moment de l’histoire, mais de l’histoire tout entière? Qui sait si ces mots de Renaissance et de Décadence, que nous appliquons à certaines périodes du monde, ne proviennent pas, comme dans l’exemple précédent, de ce que nous bornons notre vue à un seul aspect des choses? Un art peut décliner; mais l’Art meurt-il jamais? Il se métamorphose, il s’adapte aux circonstances. Il est bien évident que dans un peuple ruiné, déchiré par la guerre ou par les révolutions, la force créatrice pourra difficilement s’exprimer par l’architecture: l’architecture veut de l’argent; et elle veut le besoin de nouvelles constructions, le bien-être, la confiance dans l’avenir. On peut même dire que les arts plastiques en général ont besoin, pour se développer pleinement, du luxe et des loisirs, d’une classe raffinée, d’un certain équilibre de civilisation. Mais quand les conditions matérielles se font plus dures, quand la vie devient âpre, pauvre, harcelée de soucis, quand il lui est interdit de s’épanouir au dehors, elle se replie sur elle-même, et son besoin éternel de bonheur lui fait trouver d’autres voies artistiques; la beauté se transforme, elle prend un caractère plus intérieur, elle se réfugie dans les arts profonds: la poésie, la musique. Elle ne meurt pas. Je crois bien sincèrement qu’elle ne meurt jamais. Il n’y a ni mort, ni renaissance de l’humanité. La lumière ne cesse pas de brûler; seulement elle se déplace, elle va d’un art à l’autre, comme d’un peuple à l’autre. Si vous n’en étudiez qu’un, vous serez naturellement amené à trouver, dans l’histoire, des interruptions, des syncopes où le cœur cesse de battre. Au lieu que si vous avez une vue d’ensemble de tous les arts, vous sentirez couler l’éternité de la vie.—Voilà pourquoi je crois qu’à la base de toute histoire générale, il faut une sorte d’histoire comparée de toutes les formes d’art; l’oubli d’une seule d’entre elles risque de rendre erroné tout le reste du tableau. L’histoire doit avoir pour objet l’unité vivante de l’esprit humain. Elle doit donc maintenir la cohésion de toutes ses pensées.
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Essayons d’esquisser la place de la musique dans la suite de l’histoire.—Cette place est infiniment plus considérable qu’on ne le dit d’ordinaire. La musique remonte aux lointains de la civilisation. A ceux qui la font dater d’hier, il faut rappeler Aristoxène de Tarente, faisant commencer la décadence de la musique à Sophocle, et Platon, qui, d’un goût plus pur, trouvait que depuis le VIIe siècle et les mélodies d’Olympe, on n’avait plus rien fait de bon. De siècle en siècle, on a répété que la musique avait atteint son apogée, et qu’il ne lui restait plus qu’à décliner. Il n’y a pas d’époques qui n’aient été musicales. Il n’y a pas de peuples civilisés qui n’aient été musiciens, à quelque moment de leur histoire, même ceux que nous sommes habitués à considérer comme le moins doués pour la musique: l’Angleterre, par exemple, qui fut un grand peuple musicien jusqu’à la révolution de 1688.
Y a-t-il des circonstances historiques plus favorables que d’autres au développement de la musique?—Il semblerait naturel, à certains égards, que la floraison musicale coïncidât avec la décadence des autres arts, voire avec les malheurs d’un pays. Les exemples que nous avons cités de l’époque des Invasions, et du XVIIe siècle italien ou allemand, tendraient à le faire croire. Et il paraîtrait assez logique, à première vue, qu’il en fût ainsi, puisque la musique est une méditation individuelle, qui ne demande, pour exister, rien de plus qu’une âme et qu’une voix. Un malheureux, entouré de misères et de ruines, en prison, séparé du reste du monde, peut créer un chef-d’œuvre musical ou poétique.
Mais ce n’est pourtant là qu’une des formes de la musique. La musique, qui est un art intime, peut être aussi un art social; elle peut être fille du recueillement et de la douleur; mais elle peut l’être aussi de la joie et de la frivolité même. Elle se plie aux caractères de tous les peuples et de tous les temps; et quand on connaît son histoire et les formes diverses qu’elle a prises à travers les siècles, on ne s’étonne plus de la contradiction qui règne dans les définitions qu’ont données d’elle les esthéticiens. Celui-ci l’appelle une architecture en mouvement, celui-là une psychologie poétique. L’un y voit un art tout plastique et formel; l’autre, un art de pure expression morale. Pour tel théoricien, la mélodie est l’essence de la musique; pour tel autre, c’est l’harmonie.—Et, en vérité, tout cela est vrai, et ils ont tous raison. L’histoire conduit en somme, non pas à douter de tout,—il s’en faut de beaucoup,—mais à croire partiellement à tout, à ramener les théories générales à des jugements qui sont vrais pour un groupe de faits et une heure de l’histoire, à des fragments de la vérité. Et il est parfaitement vrai, il est également vrai de nommer la musique de tous ces noms qu’on lui prête; elle est architecture de sons en certains siècles d’architecture et chez les peuples architectes, si je puis dire, comme les Franco-Flamands du XVe et du XVIe siècles. Elle est dessin, ligne, mélodie, beauté plastique, chez les peuples qui ont le sens et le culte de la forme, chez les peuples peintres et sculpteurs, comme les Italiens. Elle est poésie intime, effusions lyriques, méditation philosophique, chez les peuples poètes et philosophes, comme les Allemands. Elle s’adapte à toutes les conditions de la société. Elle est un art de cour galante et poétique, sous François I{er} et Charles IX;—un art de foi et de combat, avec la Réforme;—un art d’apparat et d’orgueil princier, sous Louis XIV;—un art de salon, pendant le XIIIe siècle;—elle devient, aux approches de la Révolution, l’expression lyrique de personnalités révolutionnaires;—elle sera la voix des sociétés démocratiques de l’avenir, comme elle fut celle des sociétés aristocratiques du passé. Nulle formule ne l’enferme, C’est le chant des siècles et la fleur de l’histoire; elle pousse sur la douleur comme sur la joie de l’humanité.
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On sait la place immense de la musique dans les civilisations antiques. Elle est attestée par les philosophes grecs, par le rôle qu’on lui assignait dans l’éducation, par ses rapports étroits avec les autres arts, les sciences, la littérature, surtout avec le drame. Hymnes chantés et dansés par tout un peuple, dithyrambes dionysiaques, tragédies et comédies toutes baignées de musique,—la musique enveloppe toutes les formes littéraires, elle est partout, elle s’étend du commencement à la fin de l’histoire grecque. C’est un monde qui n’a cessé d’évoluer, et dont le développement n’offre pas moins de variétés de formes et de styles que notre musique moderne. Peu à peu, la musique pure, la musique instrumentale, prit une place presque démesurée dans la vie sociale de tout le monde hellénique. Elle eut tout son éclat à la cour des empereurs romains. Nombre d’entre eux: Néron, Titus, Hadrien, Caracalla, Helagabal, Alexandre Sévère, Gordien III, Carin, Numérien, étaient des musiciens passionnés, voire compositeurs et virtuoses remarquables.
Le christianisme naissant employa à son service cette puissance de la musique; il s’en servit pour conquérir les cœurs. Saint Ambroise «fascina, dit-il, le peuple par le charme mélodique de ses hymnes»; et l’on a vu que, de tout l’héritage artistique du monde romain, la musique est le seul art qui non seulement se conserva intact, à l’époque des Invasions, mais qui refleurit plus vigoureux.—Dans les siècles qui suivirent, à l’époque romane et gothique, la musique garda sa place éminente. Saint Thomas d’Aquin disait «qu’elle occupait le premier rang parmi les sept arts libéraux, et qu’elle était la plus noble des sciences humaines». Partout on l’enseignait. A Chartres, du XIe au XIVe siècle, fleurit une grande école de musique, théorique et pratique. A l’université de Toulouse, il y avait une chaire de musique, au XIIIe siècle. A Paris, centre du monde musical, au XIIIe et au XIVe siècles, on relève, sur la liste des professeurs de l’Université, les noms des plus fameux théoriciens de la musique d’alors. La musique faisait partie du quadrivium, avec l’arithmétique, la géométrie et l’astronomie. Car elle était alors œuvre de science et de raison, ou elle prétendait l’être. Un mot de Jérôme de Moravie, à la fin du XIIIe siècle, montre assez en quoi l’esthétique de ce temps différait de la nôtre. «Le principal empêchement pour faire de belles notes est la tristesse du cœur.» Qu’en eût pensé notre Beethoven? Et qu’est-ce à dire, sinon que pour les artistes d’alors le sentiment individuel semblait un empêchement plutôt qu’un stimulant pour l’art? Car la musique était, pour eux, un art impersonnel, demandant avant tout le calme d’une raison bien ordonnée. Jamais elle ne fut plus puissante qu’en ce temps où elle fut le plus scolastique. En dehors de la tyrannique autorité de Pythagore transmise au moyen âge par Boèce, il y avait bien des causes à cet intellectualisme musical: des causes morales, tenant à l’esprit d’un temps qui fut en réalité beaucoup plus rationaliste que mystique et plus raisonneur que lyrique;—des causes sociales, tenant à l’association habituelle des pensées et des forces, qui maintenait la pensée de chacun, si originale fût-elle, dans la gaine de la pensée de tous, comme dans ces Motets, où des chants différents, sur des paroles différentes, étaient tant bien que mal liés ensemble en un même faisceau;—des causes techniques enfin, tenant au grand travail matériel qu’il fallait accomplir pour débrouiller la masse informe de la polyphonie moderne que l’on façonnait alors, pour modeler la statue, avant d’y faire entrer la vie et la pensée.—A cet art scolastique s’oppose, de bonne heure, l’art exquis de la poésie chevaleresque, avec son lyrisme amoureux, sa vie ardente et raffinée, son clair sentiment populaire.
Dès le début du XIVe siècle, un souffle venu de Provence, un premier souffle avant-coureur de la Renaissance se fait sentir en Italie. Déjà l’aurore point chez les compositeurs Florentins de Madrigaux, de Cascie (Chasses), et de Ballate, du temps de Dante, de Pétrarque et de Giotto. De Florence et de Paris, l’art nouveau, ars nova, se propage en Europe, et produit, au commencement du XVe siècle, cette moisson de riche musique vocale accompagnée, que l’on redécouvre à peine de nos jours. L’esprit de liberté, venu de la musique profane, pénètre l’art d’église. Et c’est, à la fin du XVe siècle, une splendeur de musique, égale à celle des autres arts de cet âge bienheureux. La littérature musicale de la Renaissance est d’une richesse sans analogue, peut-être, dans l’histoire. La suprématie flamande, si marquée en peinture, s’affirma plus encore en musique. Les contrepointistes flamands débordèrent sur l’Europe; ils furent les maîtres de musique de tous les autres peuples. Français et Flamands dominèrent en Allemagne, en Italie, à Rome. Leurs œuvres sont de magnifiques architectures de sons, aux lignes et aux rythmes touffus, d’une abondante beauté, d’abord plus formelle qu’expressive. Mais, depuis la seconde moitié du XVe siècle, l’individualisme, qui s’était fait sentir dans les autres arts, se réveille partout en musique; le sentiment personnel s’affranchit; on revient à la nature. Glarean écrit de Josquin: «Personne n’a mieux rendu en musique les passions de l’âme» (affectas animi in cantu). Et Vincenzo Galilei appelle Palestrina «ce grand imitateur de la nature» (quel grand imitatore della natura[4]).
L’imitation de la nature, l’expression des passions, voilà ce qui caractérisait, aux yeux des contemporains, la Renaissance musicale du XVIe siècle; tel leur paraissait être le trait distinctif de cet art. Il ne nous frappe plus autant: car, depuis lors, cette tendance de la musique à la vérité morale n’a cessé de se poursuivre et de se perfectionner. Mais ce qui nous saisit d’admiration dans l’art de cette époque, c’est la beauté de la forme, qui jamais n’a été surpassée, ni peut-être même égalée, qu’en certaines pages de Haendel ou de Mozart. Age de pure beauté: partout elle fleurissait, mêlée à toutes les formes de la vie sociale, unie à tous les arts; jamais la poésie et la musique ne furent plus intimement mariées qu’au temps de Charles IX; alors Dorat, Jodelle et Belleau la chantaient; Ronsard, qui l’appelait la «sœur puisnée de la poésie», disait que «sans la musique la poésie était presque sans grâce, comme la musique sans la mélodie des vers inanimée et sans vie»; Baïf fondait une Académie de poésie et musique, et, travaillant à créer en France une langue faite pour être chantée, en donnait les modèles dans ses vers mesurés à la manière des Grecs et des Latins: trésor dont les poètes et les musiciens d’aujourd’hui ne soupçonnent pas encore la hardiesse féconde. Jamais la France ne fut aussi profondément musicienne: la musique n’était pas l’apanage d’une classe, mais de toute la nation: noblesse, élite intellectuelle, bourgeoisie, peuple, église catholique, églises protestantes. La même surabondance de sève musicale se fit sentir dans l’Angleterre d’Henry VIII et d’Élisabeth, dans l’Allemagne de Luther, dans la Genève de Calvin, dans la Rome de Léon X. La musique fut le dernier rameau de la Renaissance, le plus large peut-être; il couvrit toute l’Europe.
L’expression de plus en plus exacte des sentiments, en musique, après s’être essayée pendant tout le XVIe siècle dans une suite de madrigaux pittoresques et descriptifs, aboutit, en Italie, à la création de la tragédie musicale. L’influence de l’antiquité intervint dans la naissance de l’opéra, comme dans la formation et le développement des autres arts italiens. L’opéra, dans la pensée de ses fondateurs, était une résurrection de la tragédie antique: c’était donc un genre littéraire, autant que musical; et, en fait, même après que furent tombés dans l’oubli les principes dramatiques des premiers maîtres Florentins, même après que la musique eut brisé à son profit les liens qui l’attachaient à la poésie, l’opéra continua d’exercer une influence, qu’on n’a peut-être pas encore assez mise en lumière, sur l’esprit du théâtre, surtout à partir de la fin du XVIIe siècle. On aurait tort de négliger, comme un phénomène insignifiant, le triomphe de l’opéra dans toute l’Europe, et les enthousiasmes morbides qu’il suscita. On peut dire que sans lui on ne connaîtrait pas la moitié de l’esprit artistique du siècle; on n’en verrait que l’aspect rationnel. Nulle part on ne touche mieux qu’en lui le fond de sensualité du temps, son imagination voluptueuse, son matérialisme sentimental, et, somme toute, si j’ose le dire, les assises branlantes sur lesquelles reposaient la raison, la volonté, le sérieux de la société française du grand siècle. Pendant ce temps, au contraire, dans la musique allemande, l’esprit de la Réforme poussait des racines solides et profondes. La musique anglaise brille et s’éteint, après l’expulsion des Stuarts et la victoire de l’esprit puritain. La pensée de l’Italie s’endort, à la fin du siècle, dans le culte de la forme admirable et vide.
Au XVIIIe siècle, la musique Italienne continue de refléter la facilité et la douceur et le néant de vivre. En Allemagne, les sources d’harmonies intérieures, accumulées depuis un siècle, commencent à se répandre en ces fleuves puissants: Haendel et J. S. Bach. La France travaille à fonder le théâtre musical, ébauché par les Florentins et par Lully, le grand art tragique, à l’image du drame grec. Paris est le laboratoire où s’associent et rivalisent les efforts des plus grands musiciens dramatiques de l’Europe, Français, Italiens, Allemands et Belges, afin de créer le style de la tragédie et de la comédie lyrique. Toute la société française prend part avec passion à ces luttes fécondes, qui frayèrent la voie aux révolutionnaires musicaux du XIXe siècle. Le meilleur du génie de l’Allemagne et de l’Italie au XVIIIe siècle est peut-être dans leurs musiciens. La France, plus abondante dans les autres arts qu’en musique, atteint pourtant, je crois, plus haut, en celle-ci: car je ne vois pas, parmi les beaux peintres et les sculpteurs du règne de Louis XV, un génie comparable à celui de Rameau. Rameau fut bien plus qu’un successeur de Lully: il fonda l’art musical et dramatique français, à la fois sur la science harmonique qu’il créa, et sur l’observation de la nature. Enfin, tout le théâtre français du XVIIIe siècle, tout le théâtre de toute l’Europe, s’effacent devant les œuvres de Gluck, qui ne sont pas seulement des chefs-d’œuvre de la musique, mais, à mon sens, les chefs-d’œuvre de la tragédie française au XVIIIe siècle.
A la fin du siècle, la musique exprime le réveil de l’individualisme révolutionnaire qui a remué le monde. Le prodigieux accroissement de son pouvoir d’expression, grâce aux recherches des maîtres français et allemands et au développement soudain de la musique symphonique[5], mettait à sa disposition un instrument d’une richesse sans égale, et qui de plus était encore presque neuf. En trente ans, la symphonie d’orchestre et la musique de chambre produisirent leurs chefs-d’œuvre. L’ancien monde qui mourait y trouva son dernier portrait, le plus accompli peut-être, avec Haydn et Mozart. Et voici la Révolution, qui, après s’être essayée chez les musiciens français de la Convention: Gossec, Méhul, Lesueur et Cherubini, a sa voix la plus héroïque en Beethoven: Beethoven, le plus grand poète de la Révolution et de l’Empire, celui qui a le plus passionnément exprimé toutes les tempêtes des temps napoléoniens, les angoisses, les troubles, les ardeurs guerrières, les emportements enivrés de l’âme libre.
Enfin ruissellent ces flots de poésie romantique, les chants de Weber, de Schubert, de Chopin, de Mendelssohn, de Schumann, de Berlioz, ces grands lyriques de la musique, poètes des rêveries adolescentes d’un âge nouveau qui semble s’éveiller à la lumière, et qu’agite une fièvre inconnue. L’ancienne Italie, paresseuse et voluptueuse, fait entendre son dernier chant avec Rossini et Bellini; la nouvelle Italie, l’âpre et bruyant Piémont, fait son apparition avec Verdi, chantre des luttes du Risorgimento. L’Allemagne, en gestation d’un empire depuis deux siècles, trouve avec la victoire le génie qui l’incarne, l’immense personnalité de Wagner, le héraut retentissant qui célèbre l’empire militaire et mystique, le maître despotique et dangereux qui conduit le romantisme indompté de Beethoven et de Berlioz, la tragédie du siècle, aux pieds de la Croix, au mysticisme de Parsifal. Le courant mystique se propage après lui par toute l’Europe, avec César Franck et ses disciples, avec les maîtres italiens et belges de l’oratorio, avec le retour à l’antique, à l’art palestrinien et à Bach. Et tandis qu’une partie de la musique contemporaine emploie l’instrument merveilleux, perfectionné par les génies du XIXe siècle, à peindre l’âme subtile d’une société affinée jusqu’à la décadence, un mouvement populaire commence à s’ébaucher, cherchant à rafraîchir l’art à la source des mélodies populaires, à traduire en musique les sentiments populaires,—de Bizet à Moussorgsky, pour ne pas nommer les plus récents. Mouvement timide encore et un peu incertain, mais que nous verrons grandir, j’espère, avec le monde qu’il exprime.
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Que l’on veuille bien excuser cette esquisse un peu grossière. J’ai essayé seulement de donner l’aspect panoramique de cette vaste histoire, en montrant combien la musique est toujours intimement mêlée au reste de la vie sociale.
Le spectacle de cette éternelle floraison de la musique est un bienfait moral. C’est un repos au milieu de l’agitation universelle. L’histoire politique et sociale est une lutte sans fin, une poussée de l’humanité vers un progrès constamment remis en question, arrêté à chaque pas, reconquis pouce à pouce, avec un acharnement effroyable. Mais de l’histoire artistique se dégage un caractère de plénitude et de paix. Le progrès n’existe pas ici. Si loin que nous regardions derrière nous, la perfection a déjà été atteinte; et bien absurde celui qui croirait que les efforts des siècles ont pu approcher l’homme d’une ligne plus près de la beauté, depuis saint Grégoire et Palestrina! Il n’y a là rien de triste ni d’humiliant pour l’esprit: au contraire. L’art est le rêve de l’humanité, un rêve de lumière, de liberté, de force sereine. Ce rêve ne s’interrompt jamais; et nous n’avons nulle crainte pour l’avenir. Notre inquiétude ou notre orgueil voudraient souvent nous persuader que nous sommes parvenus au faîte de l’art et à la veille du déclin. C’est ainsi depuis le commencement des temps. Dans tous les siècles, on a gémi: «Tout est dit, et l’on vient trop tard.»—Tout est dit, peut-être. Mais tout est encore à dire. L’art est inépuisable, comme la vie. Rien ne le fait mieux sentir que cette musique intarissable, cet océan de musique qui remplit les siècles.