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III
LUIGI ROSSI AVANT SON ARRIVÉE EN FRANCE

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Table des matières

Qui était ce Luigi Rossi, alors si célèbre, aujourd’hui si inconnu? On ne trouve pas son nom dans les dictionnaires de musique; ou les renseignements qu’ils donnent sur lui sont insignifiants et inexacts. Ni Mme de Motteville, ni Guy Joly, ni Goulas, ni Montglat, ni Lefèvre d’Ormesson n’en parlent dans leurs notes sur la représentation du Palais-Royal, qui les avait pourtant frappés. La Gazette de Renaudot ne mentionne même pas son nom dans sa longue description officielle de l’Orfeo. Le père Menestrier suit cet exemple. Aussi ne sait-on bientôt plus à qui attribuer l’Orfeo. Ludovic Celler (L. Leclercq) et Clément disent: à Monteverde;—Fournel: à l’abbé Perrin;—Arteaga, Ivanovitch et d’autres: à Aurelio Aureli;—Francesco Caffi et Hugo Riemann, dans l’édition de 1887 de son dictionnaire: à Gius. Zarlino, du XVIe siècle, ou à un musicien qui avait pris son nom;—Humbert, dans la traduction française du même dictionnaire de Riemann, parue en 1899, l’attribue encore à Peri.

Cependant le nom de Luigi avait été, dans la France du XVIIe siècle, représentatif de toute une époque de la musique italienne, et de la plus parfaite, celle que Sébastien de Brossard appelle dans son Catalogue[85] «le moyen aage» (c’est-à-dire l’âge moyen, qui va de 1640 à 1680 ou 1690), et où il donne à Luigi le premier rang parmi les Italiens. Lecerf de la Viéville de Fresneuse parle souvent de lui dans sa Comparaison de la musique italienne et de la musique française[86] et résume la grande musique italienne en son nom, celui de Carissimi, et celui de Lully. Bacilly, qui fut un de ceux, d’après Lecerf, qui firent le plus pour perfectionner le chant français, n’a que deux noms à la bouche: Antoine Boësset et «l’illustre Luigi»[87]. Mais la source de leurs renseignements à tous semble Saint-Evremond, qui eut toujours une prédilection pour Luigi,—sans doute parce que Luigi lui rappelait ses années de jeunesse à la cour de France, avant l’exil;—il l’appelle sans hésiter «le premier homme de l’univers en son art[88]». Il est visible que c’est à Saint-Evremond que Lecerf emprunte, en particulier, tout ce qu’il dit des rapports de Luigi avec les musiciens français[89].

Luigi Rossi était né à Naples vers la fin du XVIe siècle. Il était frère de Carlo Rossi, négociant et banquier très riche et de goûts distingués, jouant à Rome le rôle de protecteur des artistes, comme, un siècle plus tôt, le grand banquier Chigi, patron de Raphaël. Carlo Rossi se mêlait lui-même de littérature et de musique, et il passait à Rome pour le meilleur joueur de harpe après son frère Luigi. Tous deux se firent naturaliser citoyens romains.

Il y avait à Rome, au temps des Barberini, une petite colonie napolitaine dont l’âme était Salvator Rosa. Carlo Rossi fut son ami le plus intime jusqu’à sa mort, après laquelle il lui éleva un monument. Luigi fréquentait aussi la maison de la via del Babbuino, où il put rencontrer les plus illustres artistes d’Italie: Carissimi, Ferrari, Cesti, peut-être Cavalli, comme lui familiers du logis[90]. Salvator était musicien[91]; il composait, et surtout collaborait avec ses amis musiciens. Burney prétend avoir vu de lui un livre d’airs et de cantates poétiques, que Rossi, Carissimi et d’autres avaient mises en musique. Peut-être trouve-t-on un reflet des pensées de ce cénacle musical dans les Satires de Salvator. Il y attaque avec violence la corruption des artistes, les mœurs infâmes des chanteurs, l’engouement du monde romain pour cette canaglia, et surtout l’abaissement de l’art religieux, le chant mondain à l’église, «le miserere qui devient une chaconne, ce style de farce et de comédie, avec des gigues et des sarabandes[92]...»—Carissimi réagissait alors contre ce style, au Collège germanique, où il était installé depuis 1630 environ. Quant à Luigi, bien qu’il eût écrit en 1640 (d’après lady Morgan), un opéra spirituale: Giuseppe figlio di Giacobbe[93], dont le titre fait songer aux Histoires Sacrées de Carissimi, et diverses cantates religieuses,—une entre autres sur le Stabat Mater,—il se spécialisait dans la musique mondaine. Ses canzonette, dont Pietro della Valle loue la nouveauté de style, dans une lettre du 15 janvier 1640, l’avaient rendu populaire. Il les interprétait sans doute lui-même: car Atto Melani fait l’éloge de sa virtuosité, en 1644, et il associe son nom à celui d’un chanteur italien qui sera précisément un des principaux acteurs d’Orfeo: Marc Antonio Pasqualini[94]. Mais la gloire de Luigi est surtout attachée à un genre musical, qui eut une fortune immense, et qu’il contribua à fonder: la Cantate.

L’histoire des origines de la Cantate n’a pas encore été écrite[95]; et pourtant, c’est un chapitre capital de l’histoire de la musique au XVIIe siècle. La Cantate, la scena di caméra, était née du besoin qu’avaient tous les musiciens italiens d’alors de dramatiser jusqu’aux formes de la musique de concert. Elle était par essence la musique dramatique de chambre. Elle était donc sortie tout naturellement des Madrigaux de la fin du XVIe siècle, qui avaient souvent le caractère de monologues dramatiques, ou de scènes dialoguées. La cantate s’était peu à peu séparée du madrigal par l’introduction, dans ces pièces vocales à plusieurs parties, de chants soli, depuis les premiers essais des Florentins, créateurs de l’opéra. La vogue de l’opéra devait avoir sa répercussion sur elle, en l’amenant à développer de plus en plus le chant solo aux dépens du chant polyphonique, jusqu’à finir par éliminer presque entièrement celui-ci. Mais elle n’allait pas tarder à se venger, en réagissant à son tour sur l’opéra.

Burney prétend que le premier qui employa le mot Cantata fut Benedetto Ferrari, de Reggio, dans ses Musiche varie a voce sola, lib. II (1637), où il y a en effet une Cantata spirituale. Mais ce nom existait avant. On le trouve par exemple dans un volume d’airs de Francesco Manelli, de Tivoli, intitulé: Musiche varie a una due e tre voci, cioè Cantate, Arie, Canzonette et Ciaccone, etc. (1636)[96]. Manelli est le musicien romain qui vint à Venise avec Benedetto Ferrari, et y apporta l’opéra[97].—Manelli et Ferrari: ces deux noms sont caractéristiques. Les fondateurs romains de l’opéra à Venise ont donc été, à ce qu’il semble, des premiers fondateurs de la cantate, c’est-à-dire de l’opéra en chambre[98].

Le patriarche de l’opéra, Monteverde, avait été là encore un précurseur. S’il n’employa pas, je crois, le terme de Cantate, il écrivit du moins de vraies cantates, des scènes de musique dramatique pour concert, comme son célèbre Combat de Tancrède et de Clorinde, publié dans les Madrigali guerrieri ed amorosi de 1638[99], mais chanté dès 1624, dans le palais de Girolamo Mozzenigo, à Venise, «en présence de toute la noblesse, qui en fut si émue, dit Monteverde lui-même, qu’elle en versa des pleurs». Ce ne fut pas le seul essai tenté par Monteverde dans ce genre, où son génie subtil, raffiné, aristocratique, devait se plaire, peut-être davantage qu’au genre plus large et moins nuancé du théâtre. Il est à remarquer, en effet, que, tandis qu’il ne publia pas son opéra d’Arianna, il publia séparément le lamento d’Arianna, avec «due lettere amorose in genere rappresentativo» (1623, Venise). On peut se demander s’il n’avait pas plus de plaisir à entendre certaines de ses scènes dramatiques au concert qu’au théâtre.

Avec Monteverde, nous trouvons, parmi les créateurs de la scène dramatique de chambre, certains des maîtres les plus célèbres de l’opéra romain: comme les deux frères Mazzocchi, Vergilio et surtout Domenico Mazzocchi, qui mit en musique des scènes de Tasso et de Virgile[100]. D’une façon générale, il semble que la Cantate ait été la création propre des maîtres de l’opéra romain et vénitien, à l’exception peut-être de Cavalli, trop homme de théâtre, d’un style trop large et d’un génie trop populaire pour être très attiré par ce genre de concert, qui se développa considérablement après 1640, et qu’illustrent les noms de Carissimi[101] et de Luigi Rossi.

Rien de plus naturel que les musiciens de l’opéra aient cherché à transporter au concert leur nouveau style dramatique. Mais rien de plus dangereux pour leur art. Qu’étaient ces concerts? Des réunions aristocratiques, des salons, c’est-à-dire les endroits du monde les moins faits pour l’expression libre et vraie des passions. Si frivole que soit le public de théâtre, si préoccupé qu’il soit de parader, de lorgner, de flirter et de bavarder, la mise en scène et l’action représentée maintiennent dans l’opéra un certain souci de vérité et de vie dramatique. Mais des œuvres écrites pour des soirées mondaines, pour des chanteurs à la mode, des fragments détachés de scènes musicales, exécutées au milieu des conversations et des petites intrigues de salons, sont fatalement condamnées à perdre tout sérieux de sentiment et à refléter l’aimable banalité, qui se dégage de la société des gens d’esprit. Bien pis: il y a un lyrisme fade qui fleurit là, une sorte d’idéalisme correct et distingué, sans accent, sans vérité, ayant même peur au fond de la vérité, et qui n’a pas plus de rapports avec l’idéalisme vrai que la dévotion avec la piété intime. Cet idéalisme galant et bien élevé fera le fond de l’inspiration des poètes et des musiciens de la Cantate. Les personnalités s’effacent; on s’habitue à se contenter d’une vérité d’à peu près, d’une convention musico-dramatique, aussi fausse que celle des déclamations poétiques de salon, les plus fausses de toutes: car elles sont le plus déplacées (si elles étaient vraies dans un tel milieu, elles seraient un manque de goût). En revanche, ce public de salon est très apte à juger de la beauté de la forme, de l’élégance d’expression, du bon goût, d’une certaine perfection modérée.

Aussi, la plupart des Cantates, qui se vident, de plus en plus, de tout contenu expressif, atteignent rapidement à une grande beauté plastique. Le musicien pouvait d’autant plus facilement la réaliser dans cette forme d’art, qu’il n’y était pas gêné, comme dans l’opéra, par la tyrannie de la situation dramatique, et qu’il lui était loisible d’équilibrer à son gré sa composition. La Cantate s’organisa donc très vite, d’une façon classique.

D’abord, cette beauté et cet équilibre ne sont pas incompatibles avec la liberté et la vérité dramatique. Ainsi, dans la belle Cantate Gelosia de Luigi Rossi, qui est de 1646[102]. Ici, l’on est encore tout près du modèle: l’opéra; et la Cantate n’a pas établi sa réputation, elle est timide, elle s’essaie encore. Mais déjà, on peut prévoir que la régularité de construction, à laquelle elle vise, fera bientôt tort au sentiment[103]. Certes, un Luigi Rossi, un Carissimi ont été de grands constructeurs; ils ont bâti de beaux types d’airs, de suites d’airs et de récitatifs, de scènes chantées. Ils ont créé un style clair, simple, logique, d’une élégance incomparable. Mais ce sont trop souvent de belles phrases toutes faites; et l’école de bien dire est trop souvent une école de ne rien dire, de dire des riens. Il vaudrait mieux apprendre à dire vrai, à dire ce qu’on sent, exactement. Qu’est-ce qu’un style préexistant à une pensée? C’est une prison. Tant pis pour ceux qui s’y trouvent à l’aise! Cela prouve qu’ils ne sont plus faits pour respirer l’air de la liberté.

La victoire de la Cantate, genre faux, où la forme compte plus que le fond,—victoire de la scène chantée, indépendamment de tout drame, de toute action, et bientôt de tout sens,—victoire d’un style de salon,—a compromis définitivement l’avenir de l’opéra italien, dans le même moment où sa suprématie s’étendait, sur l’Europe. Et naturellement, s’il en a été ainsi, ce fut parce qu’il n’y avait plus en Italie de personnalité assez robuste et assez primesautière pour se débarrasser d’un tel joug,—parce que les artistes italiens étaient devenus trop «civilisés», trop domestiqués. Tout se tient. Et ce qu’il importe de marquer ici, c’est que les maîtres de la forme musicale, au milieu du XVIIe siècle, les Carissimi et les Luigi Rossi, ont été les premiers artisans de la décadence italienne, comme tous ceux qui substituent à un idéal de vérité un idéal de beauté pure, indifférente à la vie. Comment le type dramatico-musical de Rossi et de Carissimi fut porté dans l’opéra, et répandu à travers l’Europe, par Cesti et les Bononcini, c’est ce que je tâcherai de montrer quelque jour.

Luigi Rossi, Carissimi, Cesti: de ces trois noms date l’orientation nouvelle de l’art. «Les trois plus éclatantes gloires de la musique», les appellera Giac. Ant. Perti, en 1688»[104],—sacrifiant ainsi aux trois grands maîtres de la cantate et de l’opéra de concert les Monteverde et les Cavalli, les génies libres, les génies de plein-air.

Tel était, avant son arrivée en France, le rôle artistique de ce Luigi, qui allait être chez nous le fondateur de l’opéra.

On ne connaît guère de lui qu’un opéra avant l’Orfeo: Il Palazzo incantato, overo la Guerriere amante, joué à Rome en 1642[105]. Le poème en était extrait de l’Orlando furioso. Il n’y avait pas moins d’une cinquantaine de scènes et de vingt-trois personnages; mais on avait recours aux expédients: chaque acteur tenait deux rôles. On reconnaît là déjà le type des opéras vénitiens, qui devaient, pour satisfaire la curiosité d’un public superficiel, offrir beaucoup de soli, beaucoup d’airs de concert, et des épisodes variés. L’Orfeo appartiendra aussi à ce genre d’œuvres émiettées en une multitude de scènes, sans unité, sans logique, faites bien plus pour le plaisir des yeux et de l’oreille que de l’esprit. L’auteur du poème du Palazzo incantato était Mgr Ruspigliosi. Si l’on se rappelle qu’il était le librettiste aristocratique par excellence, l’ami des Barberini; si l’on remarque de plus que les deux rôles principaux de la pièce: Angelica et Atlante, étaient tenus par Loreto Vittori, le prince du chant romain, l’auteur de la Galatea de 1639, on a là une nouvelle preuve de la vogue dont jouissait alors Luigi, auprès des Barberini et du monde romain qui gravitait autour d’eux. Il était le musicien à la mode.

La petite société de la via del Babbuino subit le contrecoup de la révolution de palais qui fit tomber les Barberini. En 1647, Salvator Rosa dut s’enfuir de Rome, et passa à Florence, où l’appelait depuis quelque temps le prince Mattias de Médici, le patron d’Atto Melani. La même année, Luigi Rossi était à Paris avec les Barberini, et dirigeait les répétitions de son Orfeo, «qu’il avait écrit tout exprès pour représenter au carnaval»[106].

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