Читать книгу Musiciens d'autrefois - Romain Rolland - Страница 7
ОглавлениеOr que Mai est de retour, mes révérés seigneurs, de. belles roses et de fleurs gracieuses sont revêtus la colline et le pré.
Cette cantilène est répétée pour les strophes suivantes; mais les chanteurs ont coutume d’y introduire des passages de bravoure, qui en modifient un peu la monotonie. Ce genre d’air se reproduisait de Mai en Mai, d’une façon si traditionnelle qu’on voit souvent marqué sur le texte de ces pièces campagnardes: Da cantarsi sull’aria del Maggio (A chanter sur l’air du Mai).
Il ne faut pas oublier qu’il s’agit ici de la forme la moins raffinée du drame, et que la Sacra Rappresentazione avait un caractère bien autrement artistique, puisque les meilleurs poètes et musiciens de Florence y travaillaient. Mais le principe de l’application de la musique aux paroles devait être le même, au moins au XVesiècle. Certaines parties de la pièce, d’un caractère traditionnel—Prologues (Annunziazioni), Épilogues (Licenze), prières, etc.,—étaient sans doute chantées sur une cantilène spéciale. De plus, on intercalait dans la Sacra Rappresentazione des morceaux de caractères variés: soit des pages de liturgie régulière ou populaire (des Te Deum ou des Laudi), soit des chansons profanes et de la musique de danse, comme l’indiquent certains libretti: «Tel morceau doit être chanté comme les Vaghe montanine de Sacchetti.» Tel autre est marqué: «bel canto». Ici, «Pilate répond en chantant alla imperiale[14]». Là, «Abraham tout joyeux dit une Stanza a ballo». Il y avait des chants à deux et à trois voix. Le spectacle était précédé d’un prélude instrumental, qui suivait le prologue chanté. On avait donc un petit orchestre; et nous voyons mentionnés ça et là, des violons, des violes et des luths.
Ce n’est pas tout: les entr’actes de la Sacra Rappresentazione étaient remplis par des Intermèdes très développés: ils représentaient parfois des joutes, des chasses, des combats à pied et à cheval, et le ballet y prenait déjà autant d’importance qu’il devait en avoir plus tard dans le grand opéra. Toutes les formes de danses: avant tout, la Moresca, la danse favorite des XVe et XVIe siècles italiens, saltarelle ou gigue, vive à trois temps, dont on trouve encore un exemple à la fin de l’Orfeo de Monteverde; le Mattaccino, qui se dansait avec des sonnailles aux pieds et des épées nues,—(elle fut encore employée dans l’Orfeo de Luigi Rossi),—la Saltarelle, la Gaillarde, l’Impériale, la Pavane, la Sicilienne, la Romaine, la Vénitienne, la Florentine, la Bergamasque, la Chiaranzana, la Chianchiara, le Passamezzo. On y chantait aussi des laudi, des canzoni, des chansons à boire, des chœurs (chœurs de chasseurs, dans S. Margherita et S. Uliva). Ces chants étaient tantôt écrits pour un virtuose solo, tantôt à plusieurs voix. Il y avait donc, en germe, dans ces Intermèdes, une autre forme de l’opéra: à côté du drame lyrique, l’opéra-ballet, qui se développa plus tard aux dépens du premier. Dès la Sacra Rappresentazione, les Intermèdes débordent sur le reste de l’œuvre, et y prennent une place disproportionnée.
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Autre trait de ressemblance avec l’Opéra: les machines, les Ingegni teatrali, comme on disait alors. Les plus grands artistes de la Renaissance ne dédaignèrent pas de travailler à leur perfectionnement: Brunelleschi à Florence, Léonard de Vinci à Milan.
Brunelleschi et Cecca en inventèrent d’abord pour les cortèges de la Saint-Jean. Certaines de ces machines, les Nuvole (les Nues), que décrit Vasari, faisaient l’admiration et l’effroi des spectateurs. Elles servaient aux apparitions d’anges et de saints, que l’on voyait planer à des hauteurs vertigineuses.—Puis Brunelleschi appliqua des procédés analogues aux Sacre Rappresentazioni; et voici, d’après un récit de Vasari, comment il avait réalisé le Paradis dans une Rappresentazione dell’Annunziata, donnée à l’intérieur de l’église S. Felice in Piazza, de Florence[15]. Dans la voûte de l’église, un ciel, plein de figures vivantes, tournait; une infinité de lumières luisaient et scintillaient. Douze petits angelots, ailés, aux cheveux d’or, se prenaient par la main, et dansaient, suspendus. Au-dessus de leurs têtes, trois guirlandes de lumières, d’en bas, paraissaient des étoiles. Un eût dit qu’ils marchaient sur des nuages. Huit enfants groupés autour d’un socle lumineux descendirent ensuite de la voûte. Sur le socle était debout un petit ange d’une quinzaine d’années, solidement attaché par un mécanisme de fer invisible et assez souple pour lui laisser la liberté de ses mouvements. La machine une fois descendue sur la scène, l’ange alla saluer la Vierge et fit l’Annonciation. Puis il remonta au ciel, au milieu de ses compagnons qui chantaient, tandis que les anges du ciel dansaient dans l’air une ronde[16]. On voyait aussi Dieu le Père, entouré de nuées d’anges, suspendus dans l’espace. Brunelleschi avait fabriqué des portes pour ouvrir et pour fermer le ciel. On les manœuvrait, en tirant des câbles, et elles faisaient le bruit du tonnerre. Une fois fermées, elles servaient de plancher, sur lequel les divins personnages faisaient leur toilette. C’étaient les coulisses des anges.
Ce paradis de l’église S. Felice fut le modèle des Ingegni teatrali du XVe siècle florentin. Cecca ajouta encore aux inventions de Brunelleschi. A l’église S. Maria del Carmine, où l’on avait plus d’espace, on construisit deux firmaments pour une Ascensione del Signore: l’un où le Christ était emporté par une nuée d’anges, l’autre où dix cieux tournaient avec les étoiles, et d’«infinies lumières et de très douces musiques»: si bien qu’«on croyait voir vraiment le Paradis».
Quelle devait être la beauté de ces spectacles, et combien supérieurs à tous les opéras, on l’imagine aisément. La sainteté du cadre et son immensité y ajoutait un mystère poétique, que rien ne peut remplacer. Ce n’était pas un jeu, c’était une action véritable, à laquelle le public était directement mêlé. Point de scène: tout était scène.
Parfois le feu descendait d’en haut, pour se poser sur la tête des apôtres, ou pour détruire les infidèles. Ce n’était pas sans danger. S. Spirito fut incendié en 1471, dans un de ces spectacles; et ce fut bien pis en 1556, à Arezzo. M. d’Ancona raconte que pendant une représentation de Nabuccodonosor, le feu prit au Paradis, et le Père Éternel fut brûlé.—Cette machinerie jouait un rôle capital dans les Sacre Rappresentazioni. Nulle pièce sans apothéoses, sans montées au ciel, sans écroulements, d’édifices frappés de la foudre, et autres fantasmagories, comme dans nos féeries modernes.
Ajoutez à cela un magasin d’accessoires fantastiques, une ménagerie dramatique à rendre jaloux Wagner, avec ses béliers, ses dragons, ses crapauds, ses oiseaux, ses femmes-poissons qui chantent, et tout cet immense conte de fées, sublime et un peu bébête, qu’est la Tétralogie du Nibelung. La Légende Dorée était bien autrement abondante en inventions fantastiques que l’Edda. Le dragon de Siegfried était déjà un personnage familier aux spectateurs des Sacre Rappresentazioni. Dans S. Margherita, dans Costantino, dans S. Giorgio, des monstres jettent du feu par les naseaux, et dévorent des enfants et des troupeaux. On voit aussi des lions, des léopards, des loups, des ours et des serpents, sans parler du cerf au crucifix de saint Eustache. M. d’Ancona parle avec attendrissement des deux excellents lions de S. Onofrio, qui, après la mort du saint, creusent sa fosse, puis prennent le corps de leur maître, l’un par les pieds, l’autre par la tête, et l’enterrent respectueusement. Il semble qu’on voie jouer la scène par les comédiens du Songe d’une nuit d’été.
Réunissons ces différents traits: mélopée syllabique continue, importance de la machinerie, mélange de tragédie et de féerie, intermèdes et ballets introduits sans raison, voilà bien des analogies avec le grand Opéra. Ce qui semble manquer ici, c’est une déclamation musicale proprement dramatique, un récitatif moulé sur la phrase parlée,—encore qu’il soit difficile d’assurer, en l’absence complète des documents, que quelque compositeur n’ait pas eu l’idée de l’essayer. Il n’y aurait à cela rien d’improbable, quand on pense que certains de ces musiciens étaient des plus renommés de l’époque, comme Alfonso della Viola, à Ferrare. En tout cas, il n’y a point de doute que la Sacra Rappresenlazione du XVe siècle ne soit plus près de l’opéra que de la tragédie, ou du drame. Elle ne diffère pas beaucoup plus de l’opéra de la fin du XVIe siècle que la peinture des préraphaélites florentins ne diffère de celle de l’école des Carrache[17].
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Et ce sont bien des peintures préraphaélites, que certains de ces spectacles. Qui sait même si ceux-ci n’ont pas inspiré celles-là? M. Émile Mâle a montré l’influence de nos Mystères sur l’art de la fin du XIVe et du commencement du XVe siècle français[18]. Il est bien probable qu’une même influence a été exercée par les Rappresentazioni toscanes sur l’œuvre des peintres florentins. Telles indications scéniques, comme celles d’Abram ed Isac, que cite M. d’Ancona, évoquent à l’esprit les fresques de Botticelli et de Ghirlandajo à la Sixtine. «Abraham va s’asseoir en un lieu un peu élevé, Sara auprès de lui; à leurs pieds, à droite, Isaac; à gauche, un peu plus de côté, Ismaël et Agar. A l’extrémité de la scène, à droite, l’autel où Abraham ira faire oraison. A gauche, une montagne, sur laquelle est un bois, avec un grand arbre, au pied duquel surgira une source, quand le temps sera venu.»—C’est un paysage double ou triple, qui manque d’unité, et qui pourtant a un charme musical, une simplicité harmonieuse et sereine.
Mais l’esprit de l’époque va changer, et, avec lui, musique, poésie, peinture, architecture, théâtre,—tous les arts à la fois.