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II
LES COMÉDIES LATINES
ET LES REPRÉSENTATIONS A L’ANTIQUE
ОглавлениеLe grand principe du changement universel de l’art, au commencement du XVIe siècle, fut l’antiquité triomphante, la victoire de l’humanisme. Cette victoire, qui se manifestait en architecture et en sculpture par l’étude et l’imitation des statues et des monuments romains, se traduisit au théâtre, non seulement par des tragédies italiennes à l’antique, comme la Sofonisba de Giorgio Trissino de Vicence, qui parut en 1515, et qui est loin d’être une œuvre médiocre, ou comme l’Oreste de Giovanni Rucellai, mais par un très grand nombre de représentations en langue latine. Cet esprit antique a révolutionné l’art; il importe de le bien comprendre. On a presque entièrement perdu aujourd’hui le sens de ce grand mouvement; on le juge à tort avec nos idées de collège, comme une érudition glacée. Il se peut qu’il ait fait beaucoup de mal, qu’il ait détruit nombre de choses intéressantes. Mais il n’avait certainement rien de mort, ni de conventionnel, au temps de la Renaissance.
Jamais il n’aurait eu cette puissance, cette popularité, cette durée, et cette universalité, s’il n’avait été qu’un pur mouvement archéologique. Il ne faudrait pas croire que ces représentations latines fussent des spectacles exceptionnels pour des publics restreints de pédants et de snobs. A Rome, à Urbin, à Mantoue, à Venise, à Ferrare, elles furent constamment répétées, de 1480 jusque vers 1540, et dans de très grands théâtres. A Ferrare surtout, qui fut le foyer de cet art,—à Ferrare, qui joua un si grand rôle dans l’histoire de la pensée, de la poésie, de la musique, et du théâtre italien, puisqu’elle fut la ville de Boiardo, de l’Arioste, de Tasso, de Savonarole, de Frescobaldi, le centre des spectacles latins, le berceau des pastorales en musique,—à Ferrare, en une seule année, en une seule semaine, pour les fêtes de 1502, en l’honneur du mariage de Lucrèce Borgia avec le fils d’Hercule d’Este, on joua jusqu’à cinq comédies de Plaute, dans un théâtre qui contenait plus de cinq mille spectateurs; et il ne se passait pas d’année que ces fameuses représentations latines n’attirassent les princes et l’élite de l’Italie.
D’où pouvait venir une telle passion? Elle serait inexplicable par le seul engouement de la mode. La mode peut imposer un succès, un an, deux ans, cinq ans; elle ne peut empêcher qu’on s’ennuie, ni qu’on finisse par le montrer, si la contrainte se prolonge, comme ce fut le cas, pendant cinquante ou soixante ans. Or, loin de diminuer, le goût pour l’art antique ne fit qu’augmenter. Il faut donc qu’il y ait de ce phénomène des raisons plus profondes.
Et en effet: si paradoxal qu’il semble, cette résurrection de l’antique était une réaction de l’esprit moderne contre l’esprit arriéré des artistes gothiques et des Sacre Rappresentazioni. Il ne s’agit pas de juger ici de la valeur absolue de ces deux esprits et de ces deux arts. Il est possible que l’esprit ancien fût supérieur au nouveau; mais il avait contre lui, en tous cas, d’être ancien, et de ne plus répondre aux besoins de l’époque. Les Sacre Rappresentazioni étaient un spectacle archaïque, au temps des Médicis; et personne ne pouvait plus les prendre au sérieux, surtout parmi les classes aristocratiques, parmi les artistes, qui dirigeaient le mouvement. Quand on ressuscita la comédie de Plaute et de Térence,—M. d’Ancona le montre bien,—ce fut un soulagement: ces courtisans, ces érudits, ces princes, cette société spirituelle et corrompue se reconnut dans les portraits si vrais et si vivants des vieux Romains: ces pères bernés par leurs fils, ces domestiques voleurs, ces maîtresses voraces, ces parasites flagorneurs étaient modernes. Le Christ, les apôtres, les saints, les Martyrs, les Vierges ne l’étaient plus. Pour chanter ces héroïsmes chrétiens et pour sembler y croire, il fallait mentir. Pour sentir la vérité des comédies antiques, et pour s’en divertir, il suffisait d’en connaître la langue. L’esprit était celui du temps. Ce fut un engouement universel, parce qu’il répondait à un besoin de tous.
Cette réaction contre le passé, qui s’exerce toujours avec le plus de violence contre l’époque la plus rapprochée de nous,—on ne hait rien tant, en art, que la génération précédente,—cette réaction s’affiche clairement dans les professions de foi anticléricales, qui soulignent certaines de ces représentations. Une des premières, celle des Menecmi, récitée à Florence, le 12 mai 1488, par les élèves de grammaire de Paolo Comparini, en présence de Laurent de Médicis, de Politien, et de la cour, était précédée d’un prologue en latin, où Comparini chargeait à fond de train contre les ennemis de l’humanisme; et les périphrases par lesquelles il les désigne n’ont rien d’obscur, ni de douteux: ce sont les prêtres, ou, plus exactement, les moines:
Cucullati, lignipedes, cineti funibus, Superciliosum, incurvicervicum pecus: Qui quod ab aliis habitu et cultu dissentiunt, tristesque vulta vendunt sanctimonias, Censuram sibi quamdam et tyrannidem occupant, Pavidamque plebem territant minaciis.
(«Ces encapuchonnés, aux sandales de bois, avec leurs cordes autour des reins, cette racaille sournoise et louche, qui, parce qu’ils ont des manières et une tenue différentes de celles des autres, parce qu’ils vendent des indulgences d’un air renfrogné, s’arrogent de faire les censeurs et les tyrans, et terrifient de leurs menaces la populace couarde.»)
C’était une déclaration de guerre; et, si tous ne la proclamèrent pas aussi franchement que Comparini, elle était dans la pensée de presque tous: la résurrection de l’antique était un réveil de l’esprit laïque. La haute église d’alors, qui n’était guère religieuse, s’y associait pleinement. On sait avec quelle énergie Léon X manifestait son aversion pour les moines. Et un autre fait curieux, que l’on n’a pas assez mis en lumière, c’est la part qu’en certains pays les Juifs eurent à la restauration du théâtre antique. A Mantoue spécialement, où la colonie juive était nombreuse, il y eut à diverses reprises, au XVIe siècle, des représentations latines données par les Juifs. Le duc et la cour, y assistaient; et Bernardo Tasso, le père de Torquato, dirigea certains de ces spectacles.
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Personne n’eut plus de part à ce changement d’orientation dans l’esprit du théâtre que Laurent de Médicis. C’était un homme souple, adroit à saisir le faible de chacun, et qui ne négligeait aucun des petits moyens pour réussir. Deux siècles plus tard, Mazarin, qui fut un politique de sa trempe, cherchait à tenir les Français occupés avec les divertissements; et l’opéra italien joue un rôle important dans sa politique intérieure, avant la Fronde. J’ai tâché de le montrer ailleurs, en étudiant Luigi Rossi[19]’. Laurent de Médicis n’agit pas autrement. Savonarole l’accusait, non sans raison, «d’occuper la populace en spectacles et en fêtes, afin qu’elle pensât à son plaisir, et non à son tyran». Il savait toute la puissance du théâtre et de la musique sur la société de son temps, et il n’eut garde de la négliger. Il avait cette supériorité sur Mazarin, qu’il était non seulement un dilettante, mais un grand artiste; il ne se contenta pas d’agir indirectement sur l’art; il donna des modèles nouveaux, il ouvrit des voies nouvelles.
Il était poète et musicien: il écrivit des danses, dont quelques-unes se sont probablement conservées, d’une façon anonyme, dans certains recueils de l’époque. Il transforma les canti carnascialeschi, les chants de carnaval, que l’on chantait, masqué, sur des rythmes de danses. Ils étaient, jusque-là, moulés sur des airs traditionnels. Laurent voulut varier la mélodie, les paroles et les inventions. Il écrivit des canzoni de différents pieds, et les fit mettre en musique sur des airs nouveaux. Un des plus célèbres chants de ce genre fut une canzone à trois voix, de Arrigo Tedesco, maître de la chapelle San Giovanni[20], pour des masques qui représentaient des vendeurs de berriquocoli et de confortini (des marchands de pains d’épices et de nonnettes)[21].
Laurent de Médicis apporta le même esprit novateur dans les Sacre Rappresentazioni. Il commença par introduire dans les cortèges de la Saint-Jean les sujets et les héros païens: les Triomphes de César, de Pompée, d’Octave, de Trajan. Les chars religieux disparurent bientôt. Puis Laurent travailla, avec l’aide de ses poètes, à laïciser les Rappresentazioni. Lui-même écrivit, en 1489, un San Giovanni e Paulo, où jouait son fils Julien, et où il exprimait, sous le nom de Constantin, son dégoût du pouvoir, et l’intention qu’il avait alors d’abdiquer. Cette belle pièce, remplie de tirades éloquentes sur les devoirs du prince, est une vraie tragédie classique à la Corneille, un Cinna, qui serait écrit par un Louis XIV[22].
C’est dans ce courant d’idées que Politien, ami de Laurent, écrivit son Orfeo, qui marque le passage de la tragédie religieuse florentine à la tragédie pastorale à l’antique. L’Orfeo, sous la forme primitive où il fut joué à Mantoue en 1474, est encore façonné sur le modèle des Sacre Rappresentazioni. La pièce entière se passe dans le même décor à scènes juxtaposées, à la façon des anciens mystères. Mais, plus tard, Politien la divisa en cinq actes, et lui donna une forme plus rapprochée de l’antique. Cette transition de la Sacra Rappresentazione à la tragédie antique, se montre aussi dans le Cephalo de Nicoló da Correggio (Ferrare, 1486) et dans le Timone de Boiardi (Ferrare, 1492).
Puis les spectacles antiques ressuscitent, de toutes parts: à Rome, sous Sixte IV, Alexandre VI et Léon X; à Venise, où l’aristocratie s’enthousiasme pour ces fêtes; surtout à Ferrare, grâce à Hercule Ier d’Este. Passionné pour l’antiquité, ce prince éleva un superbe théâtre de cinq mille places, dont l’Arioste dirigea la construction; et il entretint une troupe de comédiens fameux, qu’il ne dédaignait pas d’accompagner à travers l’Italie, pour les faire connaître des autres cours.
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Dans quelle mesure la musique était-elle associée à ces représentations?
Au Vatican, en mars 1518, on donna les Suppositi de l’Arioste. «A chaque acte, il y eut un intermède de musique avec les fifres, cornemuses, deux cornets, des violes, des luths, et le petit orgue aux sons variés. Il y avait en même temps une flûte et une voix qui plurent beaucoup. On entendit aussi un concert de voix... Le dernier intermède fut la Moresca (danse), qui figurait la fable de Gorgone[23].» Les décors étaient de Raphaël.
A Urbin, entre 1503 et 1508, on donna chez le duc Guidubaldo la Calandria de Bibbiena. Une lettre de Balthazar Castiglione décrit ce spectacle fastueux, et montre que la machinerie et les décors n’avaient rien perdu de leur importance, depuis les Sacre Rappresentazioni. De la voûte de verdure du théâtre descendaient des lustres, enguirlandés de roses. «Le premier intermède fut une Moresque de Jason, qui entra en dansant, très beau, armé à l’antique, avec une épée et un bouclier. De l’autre côté se ruèrent deux taureaux, qui jetaient du feu par la bouche. Jason les mit sous le joug, les fit labourer, sema les dents du dragon; et peu à peu naquirent des hommes, armés à l’antique, qui dansèrent une fière Moresque, et qui se massacrèrent. A la fin, Jason se montra, avec la toison d’or sur les épaules, et dansa excellemment.—Le second intermède représentait le char de Vénus. Elle était assise, nue, une torche à la main. Le char était tiré par deux colombes, chevauchées par deux petits Amours. Derrière, quatre filles dansaient une Moresque, en tenant des torches allumées...
—Le troisième intermède fut le char de Neptune. Il était traîné par deux monstres, moitié chevaux, moitié plumes d’oiseaux et écailles de poissons. Par derrière, huit monstres dansaient un brando.—Le quatrième intermède fut le char de Junon, assise sur une nuée, et traînée par deux paons admirables. Devant, marchaient deux aigles et deux autruches. Derrière, deux oiseaux marins et deux grands perroquets; et tous ensemble dansèrent un brando.—Après la comédie, un petit Amour expliqua le sens des intermèdes. Ensuite, on entendit une musique de quatre violes invisibles, et puis de quatre voix avec les violes, qui chantèrent sur un bel air une stanza qui était une oraison à l’Amour.»
—On voit quelle place l’élément plastique avait prise au théâtre, L’élément dramatique est presque éliminé. C’est l’esprit de l’opéra-ballet avant Lully.
A Ferrare, dans les fêtes de 1509, où l’on joua cinq comédies de Plaute: l’Epidico, Bacchidi, Miles gloriosus, Asinaria et Casina, la musique et la danse ne furent pas négligées: il y avait des chants, des chœurs, des ballets chantés et dansés par des soldats vêtus à l’antique. Les décors et la mise en scène étaient de Pellegrino da Udine, Dosso Dossi, Giovanni da Imola, Fino de Marsigli, Brasone.—Giraldi Cinzio, dans ses Scritti estetici, dit qu’à la fin des actes, une machine surgissait, au milieu de la scène, portant des musiciens magnifiquement costumés; mais, le plus souvent, la musique était jouée derrière la scène.
A Milan, où le goût des représentations fut apporté par la fille du due de Ferrare, Béatrice d’Esté, femme de Ludovic le More, Léonard de Vinci concourut aux spectacles donnés en 1483, en particulier au Paradiso de Bernardo Bellincioni. Il fabriqua le paradis avec les sept planètes qui tournaient. Les planètes étaient représentées par des hommes qui chantaient les louanges de la duchesse.—Dans une autre représentation, à Pavie, les sept arts libéraux, après avoir dit deux stances chacun, chantaient une canzonetta. Puis paraissait Saturne avec les quatre Éléments. Saturne parlait, mais les quatre Éléments chantaient: Cantiam tutti: Viva il Moro e Beatrice!
D’une façon, générale, aucune pièce antique, ou, à l’antique, ne fut jouée au XVIesiècle, en Italie, sans musique. Trissin, qui pourtant n’eût admis dans les tragédies que le chant des chœurs, reconnaît, dans sa sesta divisione della Poetica, que partout on y introduisait des danses et des intermèdes musicaux. Nous savons les noms de quelques-uns des compositeurs: Alfonso della Viola, pour l’Orbecche de Cinzio (1541, Ferrare) Antonio dal Cornetto, pour l’Egle de Cinzio (1545, Ferrare), Claudio Merulo, pour le Troiane de Lodovico Dolce (1566, Venise), Andrea Gabrieli pour l’ Edipo de Giustiniani (1585, Vicence). «En tout temps, écrit G.-B. Doni, qui fut le grand théoricien de l’opéra italien au XVIIesiècle, en tout temps on eut coutume de mêler aux actions dramatiques des sortes de cantilènes, soit sous forme d’intermèdes entre les actes, soit à l’intérieur même des actes, quand le sujet représenté s’y prêtait.»
On voit que si la musique tenait moins de place dans ce genre de spectacle, aristocratique et érudit, que dans les Sacre Rappresentazioni, religieuses et populaires, son rôle y restait pourtant très important. Le texte était parlé; mais il y avait de nombreux morceaux de chant; et surtout les intermèdes s’étaient considérablement développés. Ils favorisaient les progrès du décor, de la machinerie, de la mise en scène. Les plus grands maîtres de l’art italien y travaillaient. Nous avons nommé Léonard à Milan, et Raphaël à Rome. Il faut citer encore: à Florence, Andrea del Sarto (pour la Mandragore, 1525), et Aristote de San Gallo; à Ferrare, Dosso Dossi et Pellegrino d’Udine; à Rome, Baldassare Peruzzi (pour la Calandra de Bibbiena), Franciabigio, Ridolfo Ghirlandajo, Granacci, Tribolo, Sodoma, Franco, Genga, Indaco, Gherardi, Soggi, Lappoli.—Ces intermèdes, dont la magnificence ira toujours en croissant jusqu’à la fin du XVIesiècle, contribueront à former le fastueux opéra-ballet du XVIIesiècle[24].