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RETRAITE DE MOSCOU.

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Table des matières

A peine notre tente était-elle dressée que l’orage éclata. D’abord de larges gouttes de pluie tombèrent, puis des grêlons gros comme des œufs de mésange, puis des tourbillons de neige. En même temps, le vent se refroidit, siffla, âpre et glacé, et la température descendit, j’en suis certaine, à cinq ou six degrés au-dessous de zéro.

Nous étions à l’abri, nous avions un grand feu, l’arbre renversé nous servait de siége. Parmi ces messieurs, il y avait deux hommes d’un esprit remarquable; il y avait donc des positions plus mauvaises encore que la nôtre. On commença par faire contre fortune bon cœur. Quand le rôti manquait chez le poëte Scarron, sa femme racontait une histoire. Nous fîmes comme on faisait chez madame Scarron: nous écoutâmes les histoires de ces messieurs. Mais chez le poëte Scarron, il ne manquait que le rôti, tandis que chez nous tout manquait. Cela alla bien encore tant que la faim ne se fit pas vivement sentir; on causa, on bavarda, on raconta des histoires.

M. Truro, avocat de beaucoup de verve, inventa même un jeu: le jeu des convicts. On nomma sept juges. Le reste de la société fut cité devant le tribunal; chacun avoua ses crimes, et fut condamné à une punition quelconque, toutes en rapport avec la position présente: l’un coucherait dehors exposé à l’orage; l’autre ne souperait pas; l’autre irait faire du bois pour alimenter le feu! Tout cela nous faisait rire, pendant que l’orage nous menaçait d’être terrible. Il n’y eut que moi qui, accusée de la folie d’avoir suivi, étant seule femme, vingt-deux hommes dans leur folle expédition, fus acquittée, en considération du courage que j’avais déployé. Mais j’avoue que si la conscience de mes juges m’acquittait, la mienne me condamnait.

Cependant, jusqu’à minuit tout alla encore. Le jeu du juge fit passer deux heures. Mais alors, le froid redoublant d’intensité, la gaieté, les rires, les plaisanteries s’éteignirent peu à peu. De temps en temps un mot drôle survivait à cette débâcle d’esprit, pétillant tout à coup au milieu du crépuscule de la conversation, comme pétille un sarment de vigne dans un feu aux trois quarts éteint; puis tout se tut, excepté moi qui ne pus retenir un gémissement.

—Qu’avez-vous? me demandèrent à la fois trois ou quatre voix empressées, parmi lesquelles je ne reconnus pas celle de sir Georges.—J’ai tout un côté gelé, je crois. Le fait est que je ne sens plus ni mon bras ni ma jambe gauche.

Ces messieurs, qui étaient groupés les uns contre les autres afin de se réchauffer mutuellement, se levèrent, allèrent ramasser des pierres sous la neige, mirent ces pierres dans le feu pour les chauffer, puis, quand elles furent chaudes, ils me couvrirent de leurs manteaux en enveloppant les pierres chaudes dans leurs redingotes et me calèrent en quelque sorte avec ces poêles improvisés. Sir Georges donna sa redingote comme les autres, et même, je dois le dire, un des premiers. Tout cela n’empêchait pas que je pleurasse de douleur.

Ces messieurs se réunirent autour de moi, essayèrent de me distraire en se remettant à causer. Quant au feu, il n’y fallait compter que comme moyen de cuisson. Le côté que l’on tournait au feu rôtissait, tandis que l’autre gelait. Enfin je m’endormis.

Vers cinq heures du matin, la neige cessa. Il y en avait trois ou quatre pieds de hauteur. Il fut décidé que l’on profiterait de l’embellie, comme on dit en termes de marine. On me réveilla, et, comme je me sentais tout engourdie, on me proposa de m’emmener en litière. Je refusai en disant que la marche me ferait du bien; en effet, c’était le seul moyen de me réchauffer.

Chacun reprit son manteau ou sa redingote et se mit en marche après avoir coupé de longs bâtons pour sonder le chemin. Je voulus marcher comme les autres, mais, malgré moi, mes jambes fléchissaient. Deux de ces messieurs me soutinrent; on me mit à l’extrémité de la file, de manière à ce que le chemin fût déjà frayé par ceux qui me précédaient.

Au premier pas que je fis, ma jambe entra jusqu’au genou dans un trou qui ne consentit à me la rendre qu’en gardant une partie de l’épiderme. Il y avait encore un inconvénient dont ne pouvaient me garantir ceux qui marchaient devant moi: c’est que mes jupes frôlassent les buissons chargés de neige qui bordaient les deux côtés du chemin, et par l’effet de ce contact, ne s’imprégnassent d’humidité.

Au bout d’une heure de marche, j’avais l’air d’une femme de sucre candi: mes vêtements étaient gelés et, au lieu de me tenir chaud, me tenaient froid. Du reste, nos grandes craintes étaient le désert. Comment traverserions-nous, avec trois pieds de neige, ce chaos que nous avions eu tant de peine à traverser à pied sec?

Nous y arrivâmes; mais, à notre grande joie, nous nous aperçûmes que l’affaissement des cailloux avait rendu le chemin plus visible sur la neige qu’il ne l’était sur le sol nu. Restaient les pierres qui roulaient sous nos pieds.

Depuis longtemps mes souliers s’en étaient allés en lambeaux, et je n’avais plus aucune espèce de chaussure. Il en résulta à la fois un mal et un bien. Mes pieds étaient glacés, mais, par cela même, je ne les sentais plus. Le désert fut traversé. C’était notre Bérésina.

Une fois le désert traversé, on se sentit sauvé, et la gaieté reparut. Puis l’instinct de la chasse revint aux chasseurs. On se remit à chercher des pistes: la neige était littéralement brodée de pas de kanguroos. Cela me rappela que j’avais grand’faim. Il était une heure de l’après-midi; nous n’avions pas mangé depuis la veille à quatre heures. Malgré ma haine pour le kanguroo, j’en vins à envier un gigot rôti de ce faux lièvre, dont l’idée me soulevait le cœur la veille au soir. Cela m’expliqua l’anthropophagie de mes bons amis les Nouveaux-Zélandais.

Enfin, à deux heures, nous arrivâmes à la tente qui indiquait notre première halte. On ne nous attendait qu’à six heures, de sorte que rien n’était prêt. Le maître d’hôtel se confondit en excuses. Il n’avait que de la viande froide. Comprenez-vous ce pis-aller pour une femme qui demandait du kanguroo!

Nous nous jetâmes sur la viande froide, que nous dévorâmes à belles dents. Puis, nous commençâmes à nous regarder les uns les autres. La fumée nous avait noircis; nous avions l’air de ramoneurs et de charbonniers. Nous avions trouvé un bon feu tout allumé. On y mit chauffer de l’eau pour se laver la figure, les mains et les pieds. Je me fis des sandales avec des serviettes que je me liai autour des jambes, comme des cothurnes grecs ou des espadrilles catalans; puis nous nous remîmes en route.

Il avait gelé. Dans les descentes trop rapides pour que la neige tînt, il s’était fait un verglas poli et glissant comme un miroir. Ces messieurs tombaient comme de véritables capucins de cartes, tandis que mes cothurnes tenaient le verglas comme si j’eusse été ferrée à glace. Ce fut à moi à rire d’eux. Tout à coup M. de Bellegarde, qui marchait en tête, s’arrêta.

—Halte! dit-il; voilà une piste à laquelle il n’y a pas à se tromper.

Je m’approchai comme les autres: la neige était rayée par une longue spirale.

—Oh! oh! firent ces messieurs, un black snake vient de passer par ici!

A ces mots de black snake, serpent noir, je jetai un cri et secouai mes jupes comme s’il pouvait être caché dans les plis de ma robe. Le black snake est la terreur de la terre de Van Diemen. C’est un reptile noir de trois pieds de long et d’un pouce de diamètre; il a la tête plate, gonflée au-dessous des yeux de deux vésicules de venin qui se répandent dans la plaie par un canal creusé dans les dents mêmes: la pression des mâchoires fait jaillir le venin, qui s’infiltre profondément et se mêle à l’instant même au sang. On ne connaît pas de remède à la morsure de cette atroce bête. Seulement un détail curieux, qui a là-bas consistance de chose prouvée, c’est que, à quelque heure du jour que l’on soit piqué, on ne meurt qu’au coucher du soleil. Mais à ce moment la mort est infaillible: avec le dernier rayon du jour, le dernier rayon de la vie s’en va.

Il n’y a pas d’exemple, dit-on, qu’un indigène ou qu’un Européen, mordu par un black snake, ait vu la journée du lendemain, à moins qu’il n’ait été mordu dans la nuit; alors son agonie est plus longue, mais se termine invariablement au moment précis où le soleil du lendemain disparaît. Nous vîmes plus tard un exemple de ce mortel et prompt effet, produit par la morsure d’un black snake.

Nous étions, mon mari et moi, chez M. Williams Moore d’Hobart-Town, lorsqu’il se fit dans la maison un mouvement inaccoutumé. M. Moore sonna pour savoir la cause de ce bruit; on lui dit que la femme de son jardinier, qui cueillait des haricots verts dans le potager, venait d’être mordue par un black snake.

Nous descendîmes aussitôt: on ramenait la pauvre femme. On avait quelque espoir: elle avait été piquée au talon, et, au cri qu’elle avait jeté, son mari, qui greffait un arbre à dix pas d’elle, était accouru et lui avait à l’instant même, avec sa serpette, enlevé le talon. On envoya chercher le médecin.

Le médecin appliqua sur la blessure des linges trempés dans de l’alcali, et fit boire à la malade de l’eau alcalisée. La femme ne souffrait pas beaucoup. Peu à peu cependant elle tomba dans un engourdissement qui commençait à la blessure et qui remontait lentement jusqu’au cœur.

Une demi-heure avant le coucher du soleil, elle entra dans son agonie, et, au moment où le dernier rayon du jour disparaissait, elle rendait le dernier soupir. Ce qu’il y a d’étrange, c’est qu’il en est exactement du serpent comme de celui qu’il a mordu. Quelque blessure qu’il ait reçue, fût-il coupé par morceaux, ses tronçons vivent et s’agitent jusqu’à ce que le soleil disparaisse. Celui qui avait mordu la jardinière avait eu la colonne vertébrale brisée par le mari de la blessée, puis il l’avait pendu par la queue, en enfonçant un clou dans le mur.

Il y avait eu de la sorte solution de continuité entre les vertèbres, et le poids de la tête et de la partie antérieure du corps avait allongé le black snake de près d’un pied. Eh bien! malgré cette blessure qui eût dû suspendre la vie, la vie persista, et le serpent, comme la femme, vécut jusqu’au soir. Tous deux moururent en même temps.

On comprend qu’avec de telles qualités venimeuses, le black snake soit la terreur des colons. Aussi la mémoire de lady Franklin, femme de sir John Franklin, lequel fut pendant plusieurs années gouverneur de la terre de Van Diemen, est-elle bénie par la seule raison qu’elle donna des primes de dix shellings par chaque tête de serpent noir qu’on lui apportait. Cette prime était payée, non pas sur les fonds du gouvernement, mais sur la cassette particulière de lady Franklin. Sir John Franklin, gouverneur de la terre de Van Diemen, est le même qui s’est perdu depuis dans les glaces du pôle nord.

Revenons à notre serpent. Ces messieurs prétendaient l’avoir vu, mais n’avoir pu le joindre. Par cinq ou six degrés de froid, les serpents ne sont pas bien fringants, et, s’ils l’eussent vu, ma conviction est qu’ils l’eussent facilement atteint. Vers huit heures du soir, nous arrivâmes enfin au pied de la montagne. A cent cinquante pas des premières pentes était située, comme nous l’avons dit, la maison de M. de Grave. Nous le trouvâmes donnant des ordres à cinq ou six hommes armés de flambeaux, qu’il s’apprêtait à envoyer à notre recherche.

Nous ayant vus passer et ne nous voyant pas revenir, il commençait à croire qu’il nous était arrivé quelque malheur; que nous étions gelés, emportés par quelque tourbillon ou tout au moins égarés. Sur huit ou dix caravanes qu’il avait vues monter depuis qu’il habitait sur le chemin du mont Wellington, trois n’étaient jamais redescendues. Sa bonne volonté devenait inutile, mais il exigea que nous entrassions chez lui pour y attendre les voitures qu’il allait nous envoyer chercher à la ville.

Une demi-heure après, les voitures étaient arrivées. A Hobart-Town, chacun se sépara pour rentrer chez soi et changer de vêtements, puis on prit rendez-vous chez moi, à onze heures, pour souper. A onze heures, toute la caravane était réunie dans un bon salon, bien chauffé, bien éclairé, dont les deux portes s’ouvrirent à onze heures et demie pour annoncer que «madame était servie.» Le maître de l’hôtel Gaylor nous avait fait, sur mon ordre, servir un excellent souper dont j’avais laissé le menu à son choix, avec cette seule recommandation:

—Pas de kanguroo!

Nous nous quittâmes à quatre heures du matin. Les nuits se suivent et ne se ressemblent pas. Sir Georges, qui me devait bien quelques compliments comme notre hôte, trouva moyen d’entrer, de souper et de sortir sans m’adresser une parole. Cela ressemblait à une gageure, et je me disais:

—Il faudra que les premiers mots qu’il m’adressera soient bien polis pour me faire oublier une pareille impolitesse!

Journal de Madame Giovanni

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