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LE DOCTEUR BLACKFORT.

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Table des matières

Comme je l’ai dit à propos d’Auckland, la société des îles antipodiques se compose de trois éléments à peu près toujours les mêmes: les employés du gouvernement, le clergé et l’armée.

A Hobart-Town, le gouverneur, sir Eardly Wilmot, recevait beaucoup et menait grand train. Après la sienne, la maison de l’archevêque et celle du premier secrétaire étaient, je ne dirai pas les plus hospitalières, ce n’est pas pour moi de l’hospitalité que cette gêne éternelle introduite dans un salon sous forme d’étiquette, mais les plus élégantes. Après ces deux ou trois maisons venaient celles du contrôleur général et deux ou trois autres encore où je me suis bien gardée d’aller m’ennuyer, ayant été dans celles que j’ai nommées. Je ne parle pas de la société du commerce et des banques.

Il est impossible de se faire une idée de l’ennui que l’on avale à chaque aspiration dans cette aristocratique société affreusement collet-monté. C’est concevable: on parle devant une population de convicts, il s’agit de donner l’exemple; on doit s’ennuyer pour que les autres ne s’amusent pas trop. Il n’y a que des Anglais pour se dévouer ainsi.

Pour moi, tout ce que j’avais vu m’avait fort intéressée; il me semblait ne pas avoir perdu mon temps, j’avais observé; mais je commençais à regretter Auckland, où j’avais mes braves Maoris qui me distrayaient l’esprit, et mes bons anthropophages qui me pinçaient le bras. Je sentais que je me laissais prendre au spleen, et que si mon mari ne m’enlevait pas bien vite à cette atmosphère étouffante, j’allais y laisser mes couleurs, après y avoir laissé ma santé.

L’exécution de trois Bush-Rangers que l’on avait pris, deux ayant le visage noirci, et le troisième tenant un fusil à la main, dévalisant une ferme, acheva de me faire désirer de quitter Hobart-Town. Il y avait quelque chose de trop triste dans tout cela. Le vol avec masque et le vol avec armes constituent pour les évadés de la colonie un délit qui est sans rémission puni de mort. La mort est la pendaison. On comprend que je me privai de ce spectacle, qui probablement ne m’eût pas rendue plus gaie.

Le lendemain, je me trouvais dans une maison où, à propos de la mort de ces trois malheureux, on racontait une histoire assez plaisante arrivée, disait-on, à un docteur Blackfort, ministre protestant. Je la raconte ici; elle servira à prouver que, même dans un gouvernement aussi admirablement administré que l’est celui de Van Diemen Land, il y a, comme partout, des caractères à part qui échappent à la surveillance des chefs, et bien au-dessous des fonctions qui leur sont confiées. En voilà deux ou trois exemples, qui sont du reste peut-être les seules chroniques scandaleuses qu’on puisse recueillir de ce genre. Le gouverneur de l’île de Norfolk, le juge et le docteur.

Les deux interlocuteurs de l’histoire en question étaient, d’un côté le docteur Blackfort, et, de l’autre, le condamné Georges Cramner. Pour que l’anecdocte ait quelque signification pour nos lecteurs, il faut leur dire ce que c’est que le docteur Blackfort. Je dis ce que c’est, car, vu la bonne santé dont jouissait le digne ministre, vu le soin tout particulier qu’il avait de lui, j’espère qu’il vit toujours et continue de faire par ses excentricités les délices d’Hobart-Town, à qui il resterait vraiment trop peu de chose comme gaieté, si Dieu rappelait à lui le digne docteur Blackfort.

Peut-être son nom ne s’écrit-il pas précisément comme je l’écris, mais j’ai mes raisons pour en changer l’orthographe. D’ailleurs les anecdotes que je vais raconter, quoique toutes nouvelles pour la France, je l’espère du moins, sont si connues à Hobart-Town, que si j’ai mal écrit le nom, le premier venu qui lira ces lignes se chargera de faire la rectification. Le docteur Blackfort, on appelle docteur tout ministre de l’Église anglaise, le docteur Blackfort était donc un pasteur protestant d’une soixantaine d’années, gras, court, rose, bien nourri, portant la tête en arrière, le ventre en avant, et trottant menu sur de petites jambes bosselées de gros mollets, tout en tournant ses pouces sur son abdomen.

Sa grande préoccupation et la voie ouverte par Satan, si toutefois le digne docteur Blackfort doit se perdre, sera bien certainement la table. Son maître d’hôtel est le personnage le plus important de la maison, et, comme le laboureur de Pierre Dupont qui aime bien Jeanne, mais qui aimerait mieux que Jeanne mourût que de perdre ses bœufs, il aimerait mieux, bien certainement, perdre ses plus intimes amis que de perdre son maître d’hôtel. Aussi le maître d’hôtel du docteur est-il aussi connu à Hobart-Town que le docteur lui-même.

Demandez plutôt aux ouailles du docteur qui, le dimanche, quand le docteur prêche à Church-Hill, voient, à trois heures précises, se glisser le maître d’hôtel dans l’église. Alors il n’y a qu’un murmure.

—Le dîner du docteur Blackfort est servi; le sermon ne durera pas longtemps maintenant.

Et, en effet, le maître d’hôtel n’a pas besoin d’adresser une seule parole, n’a pas besoin de faire un seul signe à son maître; il n’a besoin que de venir s’accouder pieusement à la chaire. A quelque point de son sermon qu’en soit le docteur, il comprend une chose: c’est que Dieu, qui est éternel, peut attendre sans inconvénient, tandis que le dîner, qui est quotidien, ne saurait pas attendre sans se refroidir. Et, en effet, le docteur s’arrête.

—Mes bons amis, dit-il à ses auditeurs, ni plus ni moins qu’un romancier au bas de son feuilleton, mes bons amis, la fin à dimanche prochain.

Et il descend de sa chaire en cognant son maître d’hôtel du coude, en disant:

—Viens, Tom, viens.

Et il disparaît en trottinant. Tel est un des hommes,particulièrement affectés au service de la prison et chargés de ramener à Dieu les âmes égarées; mais il fait exception.

Or, l’histoire dit qu’il y avait un maître cuisinier, un véritable cordon bleu qui excellait particulièrement à faire la gelée de pieds de veau, qui devait être exécuté. Le maître d’hôtel du docteur Blackfort, qui était un artiste, avait plus d’une fois, du temps où son confrère exerçait dans la ville, essayé d’obtenir de lui son secret; mais le convict, qui, en sa qualité de Breton de la Grande-Bretagne, était doublement entêté, s’était obstinément refusé à le lui donner, et, lorsqu’il avait pris la fuite, avait emporté son secret avec lui.

Le maître d’hôtel avait depuis vécu dans la seule espérance que le fugitif serait repris, et qu’une si précieuse recette ne serait pas perdue. Les désirs du maître d’hôtel seraient réalisés comme on voit: le Bush-Ranger était entré dans une ferme, le visage couvert d’un masque, avait été condamné à mort, et c’était, chance inouïe! le docteur Blackfort qui devait l’assister à sa dernière heure.

Aussi, au moment où celui-ci, près de partir pour la prison, recommandait à son maître d’hôtel de lui tenir son dîner prêt pour quatre heures précises:

—Vous connaissez l’homme que vous allez assister, révérend docteur? demanda le maître d’hôtel.—Non, répondit celui-ci avec une indifférence qui prouvait que le rang n’était rien à ses yeux.—Comment! vous ne savez pas même son nom?—Son nom n’est pas un péché, il me semble.—Non, mais c’est une illustration.—Comment s’appelle-t-il donc?—John Cramner, rien que cela.—John Cramner!... Attends donc, attends donc, fit le docteur.—Monsieur le docteur ne se rappelle pas cet excellent cuisinier?...—Si fait! qui faisait si bien la gelée de pieds de veau?—Justement.—Et qui n’a jamais voulu te donner sa recette?—Jamais.—Attends, attends, dit le docteur, je vais mener le drôle par un petit chemin où il n’y aura pas de pierres.—Ah! Monsieur, fit le maître d’hôtel en secouant la tête, ce n’est pas cela que je ferais, moi.—Et que ferais-tu donc?—J’essayerais de le prendre par la douceur.—Et d’avoir sa recette, n’est-ce pas?—Vous y êtes, Monsieur.—Sois tranquille, Tom; il me la donnera ou il dira pourquoi.

Et le docteur était parti, se disant à lui-même:

—Docteur Blackfort, tu n’es qu’un niais, ou tu auras la recette de la gelée aux pieds de veau.

Il était arrivé à la prison et avait été introduit dans le cachot du criminel. Alors avait commencé une exhortation à la mort dont ceux-là seuls qui ont connu le docteur Blackfort et qui l’ont entendu prêcher peuvent se faire une idée. C’était une longue série de ces sentences banales sur le repentir humain et la miséricorde divine, comme en tiennent toutes prêtes pour les occasions de ce genre ces orateurs à l’esprit vulgaire, au cœur endurci par l’habitude, débitées les yeux demi-fermés, avec un tremblement de tête tout particulier au digne homme, avec un renflement de voix à chaque commencement de phrase, et se terminant toujours par ces mêmes paroles débitées du même ton que le reste du discours.

—Mon cher frère, faites-moi la grâce maintenant de me donner avant de mourir votre recette pour faire la gelée aux pieds de veau.

La première fois que le condamné entendit ces paroles, il crut avoir mal entendu. Il se retourna vers le docteur.

—Plaît-il, mon révérend? demanda-t-il.—Mon cher frère, reprit le docteur Blackfort, je ne crois point faire une indiscrétion en vous priant de me donner, avant de mourir, votre recette pour faire de la gelée de pieds de veau.—Est-ce pour me préparer à mourir ou pour me demander cette recette que le gouvernement vous envoie près de moi, mon révérend? demanda le condamné.—Certainement, c’est pour vous préparer à mourir, mon frère, répondit le pasteur.—Eh bien! alors, faites votre devoir de ministre, j’écoute.—Je vous dirai donc, mon très-cher frère en Dieu, reprit le docteur en refermant béatement les yeux, en rebranlant sa tête et en retournant ses deux pouces l’un autour de l’autre, je vous dirai donc que je suis venu pour vous administrer les dernières consolations de l’Église. J’espère, continua-t-il en renflant sa voix qui allait s’abaissant graduellement jusqu’à un renflement nouveau, j’espère que je vous trouve tout disposé à considérer l’étendue de la faute que vous avez commise envers Dieu et la société. Mais pourquoi donc répugnez-vous tant, mon cher frère, à me donner votre recette pour faire de la gelée de pieds de veau? Remarquez bien que, quand vous ne serez plus, vous vous repentirez de m’avoir refusé, mais il sera trop tard.

Puis, du même ton, le docteur Blackfort reprit:

—Votre faute est grande, mon très-cher frère, mais il est écrit: «J’aime mieux le pécheur qui se repent que le juste qui n’a jamais péché.» Pourvu que vous vous repentiez, mon très-cher frère, vous êtes donc dans une meilleure position que le juste, puisque vous avez le crime qu’il n’a pas, et qu’il ne tient qu’à vous de joindre à ce crime le repentir qu’il ne peut avoir, lui, car de quoi se repentirait-il, puisqu’il n’a pas failli? Vous êtes donc, mon très-cher frère, dans les meilleures conditions de salut. Voilà pourquoi, moi qui vous pousse dans cette voie, moi qui m’engage à vous y maintenir, voilà pourquoi je me crois en droit de vous demander, comme récompense de la peine que je me donne pour votre salut, cette recette qui ne peut plus vous servir, puisque, dans trois jours, vous serez dans le ciel.

L’exhortation dura trois jours. Pendant trois jours, toutes les périodes du docteur se terminèrent par cette prière, dite sur tous les tons de la séduction et de la câlinerie. Mais, soit simple entêtement, soit qu’il eût juré à celui dont il le tenait de mourir avec le secret de la fameuse recette, John Cramner se refusa constamment à satisfaire les désirs du docteur, au grand désappointement de Tom, qui tous les jours, à quatre heures, attendait son maître sur le perron, et, du plus loin qu’il le voyait, lui criait:

—Eh bien! Monsieur, avez-vous la recette?—Non, répondait le docteur avec un soupir, mais, par la grâce de Dieu, je l’aurai, Tom.

Et Tom poussait un soupir à son tour, et le docteur se mettait à table, touchait chaque mets du bout des dents, en disant:

—Ah! tout cela, Tom, tout cela ne vaut pas la fameuse gelée aux pieds de veau; mais j’espère qu’au dernier moment il me la dira.—Dieu vous entende, Monsieur! répondait Tom.

Et le repas s’achevait tristement comme il avait commencé. Et, en effet, arrivé sur l’échafaud, la sentence lue, le pauvre John ayant la corde au cou, le docteur tenta un dernier effort. Mais, cette fois, le patient l’interrompit.

—Monsieur le shérif, dit-il, faites-moi la grâce d’éloigner de moi monsieur le docteur Blackfort, qui m’empêche de penser à mon salut. Cette fois, le docteur vit qu’il n’y avait plus d’espérance, et se retira la tête basse.

—Eh bien! Monsieur? cria Tom à son maître du plus loin qu’il l’aperçut.—Ah! le malheureux! répondit le docteur Blackfort, Dieu lui pardonne! mais il est mort dans l’impénitence finale.

La position que le docteur occupait près des condamnés était cause qu’on le consultait en général sur toutes les améliorations à introduire dans les prisons où ils étaient renfermés, et même dans les détails du supplice. Or, l’ancien échafaud étant trop étroit, un nouvel échafaud plus large avait été construit.

On invita un jour le docteur Blackfort à visiter cette œuvre d’art. Le docteur monta sur l’échafaud avec la dextérité de l’habitude, mesura, en géomètre, la place réservée à chaque patient, et son travail fini:

—Ils seront CONFORTABLEMENT PENDUS à huit, dit-il; mais à neuf ils seront gênés.

Journal de Madame Giovanni

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