Читать книгу Journal de Madame Giovanni - Alexandre Dumas - Страница 5

LES MAORIS.

Оглавление

Table des matières

Un bateau anglais vint nous prendre, nous et notre bagage, et nous conduisit à terre, où nous attendaient des portefaix anglais; il est défendu aux naturels du pays de transporter les voyageurs des bâtiments au rivage, et de porter leurs effets du rivage à leur domicile. Si le premier aspect de l’île est attristant et morne, rien de plus pittoresque en revanche, au fur et à mesure qu’on s’en approche, que la plage d’Auckland, capitale de Ika-Namavi, île nord de la Nouvelle-Zélande, séparée de Tavaï-Pounamou, île sud, par le détroit de Cook.

Des centaines de pirogues, creusées dans des troncs d’arbres, ayant depuis quinze pieds jusqu’à cinquante pieds de long, montées, les petites par un, deux, trois, quatre et cinq rameurs, les grandes par vingt et même vingt-cinq hommes, assis tous sur une seule ligne et un à un, se croisent en tous sens, venant approvisionner la ville, tandis que d’autres, dont le voyage est fait déjà et qui se reposent, sont rangées le long de la plage comme des chevaux à un râtelier. Quelquefois, fruits et légumes sont dans la même pirogue que les rameurs; mais plus souvent une pirogue chargée d’hommes traîne deux, trois, quatre et même cinq pirogues chargées de marchandises, venant l’une après l’autre comme de grands poissons qui nageraient en suivant le même sillage, la tête, le dos et la queue hors de l’eau, traînés par un gigantesque mille pattes.

Tous ces fruits, tous ces légumes sont déposés par lots sur la plage. Un homme ou une femme les garde et les vend. Le marché est permanent; seulement le samedi il y a marché extraordinaire.

Les Maoris, inutile de dire que c’est le nom des naturels du pays, que l’on appelle aussi Kanaks, les Maoris vendent du maïs, des patates douces, des citrouilles, des oignons que l’on mange crus et dans lesquels ils mordent comme dans des pommes; du pain de fougère, nommé manna, des chiens, des cochons, des poissons de toute espèce, des huîtres excellentes, qui tiennent le milieu entre l’huître d’Ostende et notre huître ordinaire, et qui se vendent six ou huit sous les quatorze douzaines; des haricots verts, des petits pois, une espèce de groseille sauvage encore plus aigre que la nôtre, et de petites prunes jaunes avec lesquelles on fait des confitures dans le genre de notre marmelade de mirabelles.

Au milieu de tout cela s’élèvent des cabanes de bric-à-brac, où l’on vend des arcs, des flèches, des bonnets de plumes, des colliers et des bracelets de coquillages, des casse-tête et des petits marteaux avec lesquels on assomme les chiens et les cochons, les seuls mammifères qui, avec le rat à poche, existent dans le pays; encore le rat à poche est-il le seul indigène, les chiens et les cochons ayant été apportés par les Européens.

Au contraire, le marché aux oiseaux, confondu avec le marché aux chiens et aux cochons et le marché aux légumes, est assez varié; on y vend le merveilleux chanteur nocturne que les naturels appellent le toui, et les naturalistes français le philidon à cravate; des oiseaux moqueurs, des pies de mer, des perruches, etc., etc.

Le costume de ces vendeurs et de ces vendeuses est des plus pittoresques. D’abord la principale pièce en est la couverture ou paillasson, espèce de manteau fabriqué avec le lin indigène, et qui a la couleur de la paille. De ce manteau, le bras droit sort tout nu. Quand le manteau s’écarte, il laisse voir un effilé long d’un pied noué autour de la ceinture. Les femmes portent le même costume; seulement, les plus riches roulent en spirale l’effilé jusqu’au bas du corps, ce qui leur fait une jupe à volants. La tête est nue d’habitude; ses ornements sont des grands trous aux oreilles, dans lesquels on passe, d’un côté la pipe, de l’autre du tabac en carotte. Les femmes mettent dans leurs cheveux leur bourse, et en général les objets que nos femmes à nous mettent dans leurs poches.

En posant le pied sur le rivage, je crus m’apercevoir que toutes les femmes allaitaient un enfant, le tenant tendrement serré contre leur poitrine. Je pensai que le marché aux légumes, aux fruits, aux oiseaux et aux huîtres était aussi le marché aux nourrices; je fus curieuse de savoir ce que c’était qu’un enfant maori.

Je levai le paillasson de la femme qui se trouvait le plus près de moi: elle allaitait un chien. Je levai le paillasson de la seconde: elle allaitait un cochon! Sur cinquante nourrices, il n’y en avait pas quatre qui allaitassent de vrais enfants; toutes donnaient le sein à un cochon ou à un chien. La raison de cette étrange coutume, qui me dégoûta à tout jamais de la chair de ces deux animaux, c’est qu’en enlevant leurs petits aux truies et aux chiennes, les Maoris croient presser une autre portée, et par conséquent doubler leur marchandise. Ces femmes, au lieu de se fâcher de mon indiscrétion, souriaient à mon approche et se disaient les unes aux autres:

—Oui-oui, oui-oui.

Je demandai l’explication de ces deux syllabes courant sur toute la ligne à mon approche et causant une curiosité et une sympathie visibles. Cela voulait dire que j’étais Française. Ces naturels, fort observateurs, ont remarqué que les Français répondent oui, et même oui, oui, à tout propos; ils nous ont donné le nom de la syllabe que nous affectionnons le plus. Oui-oui, voulait donc dire que j’étais Française. Je ne sais quel air parisien avait dénoncé ma nationalité. Quant au sourire, cette marque sympathique est le résultat du sentiment que nous inspirons aux Nouveaux-Zélandais; ils nous aiment autant qu’ils détestent les Anglais, qui leur font la guerre.

Les deux femmes dont je soulevai le manteau, outre le singulier ornement de leurs oreilles, portaient un bracelet fait en forme de rond de serviette: c’est un coquillage que les mères passent aux bras de leurs enfants quand ils sont petits; le bras grossit, le coquillage reste le même, et les chairs finissent par former un bourrelet autour de cette compression, qui doit leur être fort douloureuse. Les pieds et les jambes sont nus.

Pendant cette courte visite que je fis au marché, ayant le cou et les bras nus, mon châle étant retombé, un Maori s’approcha de moi, et à son tour, les yeux brillants et en riant, me prit le bras entre le pouce et l’index et prononça distinctement le mot makaï, qui parut obtenir l’assentiment général. Cet homme semblait être une espèce de chef; il avait, outre son manteau et son effilé, un vieux chapeau d’uniforme, un col de chemise et des éperons à ses pieds nus. Il parlait à une sorte d’aide de camp, qui avait une manche d’habit européen allant du coude au poignet.

Je revins vers la société et je vis nos porteurs qui riaient du compliment qui m’avait été fait. Je demandai ce que signifiait makaï.

—Très-bon, me répondit-on.—Comment peuvent-ils savoir si je suis bonne ou méchante.—Bonne ou mauvaise serait plus juste, me dit le négociant anglais.—Comment cela?—Oui, le compliment que vous a fait l’homme au chapeau, au col de chemise et aux éperons, s’applique au physique et non au moral.—Ah! je comprends: il veut dire que je suis belle.—Ce n’est pas encore cela.—Que dit-il donc?—Que vous êtes jeune, que vous êtes tendre, et que vous devez être excellente à manger.—Comment, à manger?—Mais, sans doute, les Maoris sont anthropophages.

J’avoue qu’il me passa un certain frissonnement dans les veines, et que je ne fis plus aucune difficulté à ce que l’on se rendît à l’hôtel. L’hôtel était à cent pas, et avait pour enseigne: A la Reine Victoria. Il donnait sur le port. Je me hâtai d’ouvrir ma fenêtre. J’avoue que la vue de ce marché, de ces pirogues, de ces hommes, de ces femmes, me ravit. J’oubliai le terrible makaï, et me mis à sauter comme une enfant.

J’étais donc débarrassée des bibis, des robes à la vierge, de toutes les modes d’Europe. Je ne voulus pas même vérifier les malles et faire le compte de mes colis personnels; je laissai ce soin à mon mari. Puis, mourant d’envie de courir la ville, je lui fis la proposition de m’accompagner; mais comme il refusait, sous prétexte de déjeuner avant de partir, je sortis sans lui. Ce fut la première de mes pérégrinations solitaires; on verra que ce ne fut pas la dernière.

J’allai au hasard. Les rues étaient pleines de Maoris, hommes et femmes. Ces femmes portaient sur des espèces d’éventaires des pipes, du tabac, des fruits, criant leurs marchandises en mauvais anglais, mais le plus souvent en nouveau-zélandais. Le nouveau-zélandais est une langue organisée, ayant ses règles et sa grammaire. Un journal, le Nouveau-Zélandais, se publie à Auckland, en zélandais. A force de marcher droit devant moi, je me trouvai dans le jardin du Gouvernement. Ce jardin est ravissant; quant au palais, je me sers du mot consacré, il était tout simplement bâti avec du bois et des briques.

Il y avait toute une population de Maoris logeant sous des tentes. Cette population était bien autrement intéressante que celle qui logeait dans les maisons, qui est à peu près la même partout. J’entrai sous plusieurs de ces tentes. C’était d’autant plus commode que ceux qui les habitent ne font aucune attention à vous. Ils continuent de vaquer à leurs occupations, soit qu’ils tissent leurs paillassons, soit qu’ils mangent, soit qu’ils allaitent leurs cochons ou leurs chiens. Ces animaux grouillent dans la maison et en paraissent les véritables maîtres. J’entrais, je m’asseyais, je regardais; on me reconnaissait pour Française; on disait en souriant l’éternel oui-oui, et l’on ne s’occupait plus de moi. Le repas de ceux qui mangeaient consistait en maïs au lait, en citrouille bouillie et en poisson salé.

Je me trouvai sans savoir comment dans la rue de la Reine, Queen-Street, la grande rue d’Auckland. Elle est ce qu’est le boulevard de Gand à Paris, la via large à Florence, la rue de Tolède à Naples: le rendez-vous de la population élégante. Je ne parle ici, bien entendu, que de la population indigène.

Les coquettes maories sont là, faisant galerie, avec leurs cheveux noirs comme du jais, parfaitement peignées, vêtues d’un grand fourreau de soie écossaise à couleurs vives, sans ceinture et sans jupons; les pieds et les jambes sont nus. Elles sont, les unes adossées en espalier à la muraille, gazouillant dans leur douce langue, riant et montrant leurs dents blanches comme des perles; les autres, assises avec un groupe d’hommes, fumant à la même pipe, chacune tirant de la pipe trois ou quatre bouffées, puis passant la pipe à la voisine ou à son voisin avec un geste plein de courtoisie.

Je rentrai à deux heures; ces messieurs étaient sortis; j’ouvris ma fenêtre et me donnai de nouveau le spectacle si animé du port. Trois heures s’écoulèrent comme une minute, tant chaque objet qui m’apparaissait était nouveau pour moi. Ces messieurs ne rentrèrent que pour la table d’hôte. On parla de ce que l’on venait de voir et de ce que l’on voulait me montrer. J’avais tout vu.

Le soir, je m’échappai de nouveau. Il était neuf heures. L’aspect de la ville avait complétement changé. Plus de chaud soleil, plus de rires sonores, plus de fumées amicales, plus de dents blanches, plus de robes de soie aux couleurs éclatantes, mais des figures sombres, menaçantes, muettes, des fantômes glissant le long des murailles sans que leurs pieds nus produisissent aucun bruit sur le sol. A part ces fantômes, des rues désertes, éclairées seulement par les boutiques européennes semées de place en place, et, entre autres, par les magasins de modes, garnis de modèles étranges, bizarres, fantastiques, tels qu’il en faut pour satisfaire les caprices des femmes maories, et faits exprès chez nous dans ce but. On dirait des magasins de costumes pour le carnaval.

Je repris bien vite le chemin de l’hôtel. Une ruelle abrégeait le chemin, je m’engageai dans la ruelle. Un homme se détacha de la muraille, et, comme celui du port, me pinça le bras et l’épaule, en disant: Makaï. Cela me rappela ces gourmands à la poche vide qui s’arrêtent devant Chevet, tournent du bout des doigts les dindes truffées, et portent leurs doigts parfumés à leurs narines en disant: Fameux! J’étais aux Maoris d’Auckland ce que la dinde truffée est aux gourmands de Paris. Je rentrai un peu effarouchée.

Je trouvai ces messieurs prenant le thé et causant de la sévérité des lois de la colonie. Ils avaient été obligés de déclarer leurs armes, pistolets, fusils, poignards, couteaux, et jusqu’aux canifs. Toute arme non déclarée est confisquée. Défense absolue d’en vendre aucune sans prévenir la police. Quiconque vend un simple couteau à un Maori, est passible d’une forte amende. Comme on le voit, toutes les précautions sont prises pour que les indigènes ne s’arment point: c’est probablement pour cela qu’ils sont si bien armés.

Nous étions arrivés un vendredi. Le lendemain, jour de marché extraordinaire, je fus réveillée par l’effroyable bruit qui se faisait sur la plage. Je courus à ma fenêtre. Je dominais une véritable fourmilière. Il y a à Auckland, ce jour-là, cinq ou six mille natifs qui ne viennent que le samedi. Hommes et femmes se saluaient en se frottant le bout du nez l’un contre l’autre. Celles à qui la rencontre était agréable ramassaient une écaille d’huître et s’en raclaient le visage. Celles à qui la rencontre était très-agréable, en ramassaient deux et se mettaient le visage en sang. Je passai la journée comme à une loge de spéciale; seulement, jamais spectacle ne m’avait tant amusée.

Le dimanche matin, tout changea. Mes Maoris n’étaient plus reconnaissables, ils avaient les pieds et les mains propres, les cheveux admirablement peignés; ils avaient endossé leurs plus beaux paillassons et leurs plus beaux fourreaux. Les uns allaient au temple, la Bible à la main; les autres à l’église catholique, le Paroissien sous le bras, Bibles et Paroissiens imprimés en nouveau-zélandais. Je suivis mes coreligionnaires à l’église. Ils se conduisaient très-bien, chantant la messe avec des voix très-douces. Mais comment arrangeaient-ils cela? Ils étaient devenus catholiques et étaient restés anthropophages.

Journal de Madame Giovanni

Подняться наверх