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I

Table des matières

DÉPART.

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Après six semaines de séjour à Maurice, après huit jours de mariage avec un négociant vénitien, M. Giovanni, je m’embarquai à Port-Louis sur le trois-mâts le Pétrel, capitaine Bruce. Pendant ces six semaines passées à Maurice, j’avais, en mémoire de Bernardin de Saint-Pierre et de Paul et Virginie, fait un voyage aux Pamplemousses. Là s’étaient bornées mes excursions. Les préparatifs et l’accomplissement de mon mariage m’avaient pris le reste de mon temps.

Le Pétrel, sur lequel nous venions de nous embarquer, était, comme je l’ai dit, un trois-mâts; il jaugeait six cents tonneaux et était chargé de sucre. Nous avions quatorze hommes d’équipage, y compris le capitaine et les mousses. Les passagers, au nombre de cinq, étaient:

Un négociant anglais nommé Douglas; un monsieur Philippe, fort triste d’un amour laissé à Bourbon et d’un mal de mer pris à bord, et un certain abbé L....., dont je ne dirai pas la vocation, mais l’état nous fut dénoncé par sa tonsure. La chronique de Sumatra, de Java, de Batavia et de Maurice disait que le feutre de mousquetaire aurait bien mieux coiffé cet autre Aramis que le tricorne de l’abbé. C’était un fort beau garçon que je ne sais à quel propos mon mari prit du premier coup d’œil en antipathie. Enfin, mon mari et moi.

Mon premier soin, notre départ une fois décidé, avait été d’organiser une excellente cabine; c’était celle du fond, attenante à la chambre du capitaine. J’y fis porter deux fauteuils, installer deux lits, amarrer un piano: j’y réunis une bibliothèque, deux ou trois partitions, les valses et les sonates de Beethoven, les mélodies de Schubert tout ce que je pus ramasser à droite et à gauche de Rossini.

Mon mari, de son côté, fit porter à bord un excellent fusil de Menton, et un assortiment de lignes qui lui eût permis de monter une boutique de pêcheur à la Nouvelle-Zélande. Car j’ai oublié de vous dire que nous allions à la Nouvelle-Zélande. Peut-être me demanderez-vous ce qu’une femme de vingt ans peut aller faire à la Nouvelle-Zélande.

D’abord je croyais vous avoir déjà dit que mon mari était négociant; en tout cas, je vous le répète, et j’ajoute que, quand mon mari n’eût point été attiré vers les antipodes de l’Espagne pour ses affaires, j’y étais attirée, moi, par la curiosité. Nous étions donc, comme je l’ai dit, installés à merveille: aussi était-ce chez nous qu’on se réunissait pour prendre le thé et faire un vingt-et-un le soir. J’étais la seule femme du bord. Je m’en félicitais. Je ne sais pourquoi les femmes ne m’ont jamais beaucoup aimée; je n’ai eu en réalité qu’une liaison amicale de ce genre. Devinez avec qui? Avec la reine Pomaré! Mais la vraie, celle de Taïti. Je n’ai pas l’honneur de connaître son homonyme du bal Mabile.

Disons d’abord l’emploi de mes journées. A quatre heures du matin, je me levais, je montais sur le pont avec un grand peignoir et me faisais jeter trois ou quatre seaux d’eau sur la tête; puis je redescendais, m’habillais aussi légèrement que possible, et, la tête et les bras nus, je remontais sur le pont, où je causais avec les matelots. Par bonheur, je parlais l’anglais presque aussi facilement que le français. Aujourd’hui, c’est le français que je parle presque aussi facilement que l’anglais; seulement mon accent est devenu complétement britannique. J’ai absolument besoin de dire que je suis d’Auteuil pour qu’on ne me fasse pas l’honneur de me prendre pour une sujette de sa majesté la reine Victoria.

Je remontais donc sur le pont, je jetais mes lignes et causais avec les matelots, en attendant qu’une bonite ou une dorade vînt mordre à mon hameçon amorcé d’un morceau de lard ou tout simplement d’un petit ver que mes amis les matelots allaient récolter pour moi dans les parties humides du bâtiment. A huit heures, je m’occupais du déjeuner. J’avais, à cet endroit, reçu des lettres de marque du capitaine pour courir sus au cook anglais, gaillard à la face rouge et rebondie, ne connaissant que le poisson à l’eau et la viande rôtie. J’avais réclamé le département des fricassées de poulets, des omelettes, des crèmes et des pâtisseries.

Le cook avait bien eu envie de se révolter contre cette usurpation de droits, auxquels il tenait d’autant plus qu’il était incapable de les exercer; mais un mot du capitaine lui avait imposé silence, et, sans trop grogner, il avait fini par me laisser toucher à ses casseroles et à ses poêles. Nous avions force poulets, canards et dindons, sept ou huit porcs que nous vîmes disparaître les uns après les autres, sans que le drôle qui les égorgeait eût l’idée une seule fois de nous faire du boudin. Enfin nous avions d’excellentes conserves qui valaient des légumes frais. Nous n’étions donc pas fort à plaindre, comme on voit.

Après le déjeuner, je remontais sur le pont pour surveiller mes lignes en tricotant, en lisant ou en brodant. Puis à trois heures j’allais inspecter le dîner comme j’avais fait du déjeuner: j’y introduisais les entremets, les légumes, les crèmes et les gelées; je faisais le café moi-même; enfin, à cinq heures on annonçait que le dîner était servi. Le soir, on remontait sur le pont pour jouir des heures fraîches; puis à dix heures on descendait prendre le thé, faire de la musique ou jouer le vingt-et-un à un louis la fiche. Je ne jouais pas, mais je faisais, au goût de chacun, du grog pour les joueurs. Le gagnant était chargé du champagne qu’on devait boire le lendemain.

Un beau jour, soit que nous fussions arrivés sous la latitude où ils vivent, soit qu’il y en eût un passage, nous aperçûmes des poissons volants. Je n’en avais pas vu depuis que nous avions passé la ligne. Ce fut une nouvelle occupation pour moi; les poissons volants sont les hannetons de la mer. Le jour, ils étaient assez difficiles à prendre, à part ceux qui venaient d’eux-mêmes se jeter sur le pont; mais le soir la chasse commençait: on établissait une planche de trois pieds de large et de cinq à six pieds de long contre les bordages extérieurs du bâtiment, on posait une lanterne sur cette planche et on attendait.

Le poisson volant, comme une phalène volant à la lumière, venait heurter du museau contre le bordage et tombait étourdi sur la planche; on le ramassait et tout était dit. C’était bien simple, comme vous voyez; plus simple encore que cette fameuse pêche aux truites qui a soulevé contre l’auteur des Impressions de voyage tant de récriminations. Au reste, ils y allaient de si bon cœur, se cognaient si rudement, je parle des poissons volants, que tout en prenant le thé ou en jouant au vingt-et-un, j’entendais le bruit de leur chute. Je montais sur le pont à l’instant même, et j’étais sûre de trouver un de mes matelots enjambant le bordage et allongeant le bras vers le poisson évanoui.

Toutes ces distractions étaient coupées de temps en temps par d’effroyables grains, dont un dura trois jours; mais, dans ces cas-là, capitaine et matelots, il faut leur rendre cette justice, se conduisaient à merveille. Par malheur, le bâtiment était moins bien charpenté que l’équipage; il se fit une espèce de fissure par laquelle l’eau pénétra. Le sucre entra en fermentation, et une odeur insupportable se répandit un beau jour sur le bâtiment.

C’était quelque chose d’âcre, de fétide, de nauséabond, une odeur de bière gâtée. Au bout de deux jours de cette odeur respirée, phénomène que n’avait pu opérer la tempête, j’en avais moi-même perdu l’appétit. On décida de jeter la cargaison à la mer, et l’on se mit à l’œuvre. Joignez à cela une huitième plaie de l’Égypte, des cancrelas par nuées.

Oh! charmante petite maîtresse parisienne, ma compatriote, vous qui vous pâmez à l’aspect d’un grillon, qui vous évanouissez à la vue d’une araignée, que diriez-vous en trouvant dans votre panier à ouvrage, dans votre tasse à thé, dans votre lit, entre les deux verres de votre lunette, dans votre carton à chapeau, partout enfin, ce hideux animal qu’on appelle le cancrelas? Mais il était bien question de cancrelas!

Au fur et à mesure qu’on jetait le sucre à la mer, on s’apercevait que la cale était pleine d’eau. Il fallut sérieusement traiter le navire de cette hydropisie. On y appliqua une pompe, puis deux, puis trois. On commença par pomper quatre heures, huit heures, douze heures sur vingt-quatre; puis on finit par pomper nuit et jour. Cependant on continuait d’avancer. Nous avions traversé le détroit de la Sonde, laissant à notre gauche la Nouvelle-Guinée et à notre droite l’Australie; enfin, nous avions eu connaissance de l’île de Norfolk. Le capitaine nous annonça que dans deux ou trois jours nous verrions la terre de la Nouvelle-Zélande. Pendant ces derniers temps, le travail était devenu une véritable glèbe. Tout le monde pompait, passagers et matelots. J’avais composé une espèce de chant avec lequel j’accompagnais les travailleurs.

Enfin, deux jours après, à deux heures du matin, on cria: Terre! Je m’habillai, je montai sur le pont et j’essayai de percer l’obscurité. Je ne vis rien. Je me recouchai. Vers trois heures, j’entendis le rude frôlement de la chaîne de l’ancre, qu’on laissait tomber. Un instant après, le navire s’arrêta. Au jour, un pilote anglais vint et nous conduisit en rade, où le Pétrel jeta l’ancre à trois quarts de lieue du rivage. J’avoue que le premier aspect du pays ne me sourit pas. Des montagnes, des rochers, un air désert, pas une forêt, pas un jardin, pas un arbre, pas un point de verdure!

—Mon cher ami, dis-je à mon mari, j’espère que vous n’oublierez pas que nous faisons presque un voyage d’agrément.—Ce qui veut dire?—Que nous ne resterons pas longtemps à Auckland, n’est-ce pas?—Le temps que vous voudrez, chère amie!

Nous y restâmes deux ans. Et quand je rentre dans mon entresol garni de la rue Godot-de-Mauroy, je voudrais bien être encore sous le 34°-47° latitude sud, et 164°-178° longitude est. A propos, disons en passant que le chargement de sucre qu’on venait de jeter à la mer nous appartenait. Ce fut le commencement de nos spéculations commerciales.

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