Читать книгу Journal de Madame Giovanni - Alexandre Dumas - Страница 20
ОглавлениеEXCURSION
Au moment de notre retour à Auckland, l’aspect de la ville avait complétement changé. La lutte entre les Anglais et les Maoris prenait de l’activité. Deux corvettes de guerre étaient en station dans le port; enfin, on bâtissait un mur d’enceinte destiné à renfermer la population blanche, au cas où les Maoris seraient les plus forts.
Je tourmentais depuis longtemps mon mari pour faire une excursion dans l’intérieur des terres; celui-ci trouvait le moment assez mal choisi, puisque les Anglais et les Maoris se faisaient une guerre acharnée; mais moi, au contraire, j’insistais, trouvant une nouvelle excitation à ma curiosité dans la complication des événements. Mon mari commença par refuser net, puis il discuta, puis enfin il céda. «Ce que femme veut, dit un proverbe tout français, Dieu le veut.»
J’avais fait, dans mes courses sous les tentes, connaissance avec un chef maori, allié des Anglais. Je lui avais acheté des curiosités et j’étais parvenue, à force de petits cadeaux, à m’assurer son amitié. C’était chez lui, dans son pa, que je comptais aller. Je crois avoir déjà dit que les villages de l’Océanie s’appellent des pas.
J’avais, en outre, pris de M. Forster, curé catholique, quelques leçons élémentaires de langue zélandaise; de sorte que, sans être de force à soutenir une conversation, je pouvais, du moins, faire un certain nombre de questions et comprendre les réponses.
Lorsque notre excursion fut décidée, je profitai de l’absence de M. Giovanni pour faire venir chez moi le mari et la femme.
La femme ne fut pas plus tôt dans ma chambre à coucher que la curiosité s’empara d’elle et qu’elle se mit à toucher à tout. Le mari lui donna une taloche sur la main, et la força de se tenir tranquille; mais c’était pour toucher à tout, à sa place. J’allai chercher une bouteille d’anisette, et leur en donnai à chacun un verre à bordeaux. Ils commencèrent par se maniérer et faire la grimace, probablement parce que le breuvage n’était pas assez fort.
Ils étaient en train de vider la bouteille, lorsque mon mari rentra et me trouva occupée à leur verser à boire. La femme était accroupie; le mari regardait les curiosités; tous deux avaient leurs verres à la main.
—Mais, méchante femme, s’écria-t-il moitié riant, moitié fâché, tu veux donc nous faire payer une amende de cent livres sterling!—Comment cela?—Tu sais bien qu’il y a une amende de cent livres sterling pour quiconque donne un verre d’eau-de-vie ou de rhum à un Maori.—Bon! ce n’est ni de l’eau-de-vie ni du rhum; c’est de l’anisette; nous ne sommes donc pas en contravention.
Mon mari me prit la bouteille des mains, prit les verres des mains du mari et de la femme, et renferma le tout dans une armoire. On commença alors à causer de l’excursion. Mais nous avions grande difficulté à nous comprendre. Par bonheur, le docteur Aubry entra sur ces entrefaites. Il nous servit de truchement. Le chef et la femme étaient prêts à nous conduire dans un pa important. Je crois avoir déjà dit que c’est ainsi que les Maoris appellent leurs villages. Ce fut une nouvelle lutte à soutenir contre la prudence de M. Giovanni; mais, comme toujours, la prudence fut vaincue par la curiosité, et, trois ou quatre jours après, tous les besoins du voyage ayant été prévus, nous partîmes, guidés par le chef et suivis d’un certain nombre de Maoris.
Nous eûmes bientôt gagné la lisière de la forêt, qui commence à un ou deux milles d’Auckland. Arrivés là, nous prîmes un chemin de traverse; mon mari avait son fusil et tirait des oiseaux, tandis que mon chef me faisait remarquer des sources d’eau thermale espacées tout le long de la route. A chaque source il y avait une espèce de camp, des tentes enfermant chacune une famille: père, femme, enfants; puis, autour des tentes, des nuées de cochons, des bandes de poules, des troupeaux de chiens.
Le village où nous nous rendions était situé sur la côte orientale, du côté de la baie des Iles, dans une position charmante, avec la mer en perspective à travers un rideau d’arbres. Un ou deux cris jetés d’une certaine façon donnèrent le signal de notre arrivée, et aussitôt chacun s’élança hors des cases et vint au-devant de nous avec un empressement qui prouvait que le chef avait d’avance prévenu ses sujets de notre arrivée.
La nombreuse famille de notre guide nous faisait tout particulièrement fête. En un instant ces mots, oui-oui, mille fois répétés, coururent d’un bout à l’autre du pa. Sans doute étions-nous aussi impatiemment attendus que l’enfant prodigue, car à notre arrivée on tua pour nous le veau gras sous la forme d’un cochon de lait. En même temps, des Maoris couraient à droite et à gauche pour attraper et tordre le cou à tout animal sur lequel on pouvait mettre la main.
Il y eut un moment un effroyable concert de grognements de cochons, de hurlements de chiens, de gloussements de poules. On eût dit une révolte dans l’arche. Au bout d’un instant, huit ou dix Maoris revinrent, rapportant, qui un cochon, qui deux chiens, qui sept à huit poules.
Au bout d’une heure, nous avions un pilau de poules, une matelotte de chiens, et un cochon à la terre glaise. Tout le monde sait comment se fait le pilau, tout le monde sait comment se fait la matelotte; mais peut-être mes lecteurs seront-ils plus ignorants sur le cochon à la glaise. Voici comment le mets se prépare.
On tue le cochon, on le roule dans la glaise, on le met dans un tour de terre où il cuit; puis, quand il est cuit, on enlève la glaise, qui emporte la peau avec elle, on fend le ventre du cochon, on enlève les intestins, on le roule dans des feuilles, on le sert chaud, on le mange avec du sel et du citron. Mon mari trouva cette manière de cuire le cochon de lait très-supérieure à notre recette d’Europe. Il va sans dire que je n’y goûtai même que du bout des dents. Je me rabattis sur le pilau et des fricassées de citrouilles et de pommes de terres qui n’étaient vraiment pas trop mauvaises.
Après le dîner on commença de s’occuper à nous procurer la meilleure nuit possible; on suspendit sous un hangar nos hamacs de voyage, qui nous avaient suivis sur un cheval; on fit grand feu, et nous nous couchâmes, tout habillés bien entendu. C’était une bien grande folie d’avoir peur, après la manière dont nous avions été reçus; mais je suis ainsi faite: si je sais un danger à affronter, j’y cours comme un homme, plus hardiment, plus imprudemment qu’un homme peut-être; puis, en face du danger, je sens que je suis femme, je me fais de la morale; mais il est trop tard, et je vais jusqu’au bout.
Cette fois, comme toujours, il n’y avait pas à reculer. J’étais dans mon hamac, n’ayant pour toute défense que mon mari, dont le fusil était aux mains des naturels qui l’examinaient avec convoitise, car une pareille arme eût été un trésor inestimable pour celui qui l’eût possédée. Au reste, mon mari me donnait un exemple que j’eusse dû suivre, il dormait les poings fermés. Moi, je faisais semblant de dormir, mais je suivais des yeux tout ce qui se faisait autour de moi. Chaque mouvement me semblait avoir une signification hostile, et Dieu sait s’il se fit des mouvements parmi tous ces insulaires, qui ne dormirent pas un instant de la nuit.
J’ai su je lendemain que cette insomnie universelle avait pour but de nous veiller, et que toute la tribu s’était tenue debout pour nous faire honneur. Quelques instants avant le lever du soleil, je m’endormis; depuis deux heures, j’entendais ce charmant concert d’oiseaux qui, à la Nouvelle-Zélande, précède toujours l’apparition de l’aube. Mon repos fut de courte durée; mon mari, qui avait parfaitement dormi et qui ne doutait pas que j’en eusse fait autant, m’éveilla.
Le chef nous attendait pour nous initier aux mystères des catacombes de sa tribu. Il nous fit faire une centaine de pas, et nous conduisit dans une clairière. Là, il frappa du pied. Nous étions arrivés. Alors il souleva une pierre recouverte de gazon; la pierre, en se soulevant, découvrit l’entrée d’un souterrain. Il nous proposa d’y descendre.
—Bon! dit M. Giovanni, ce n’est pas la peine.—Oh! moi, j’y descends, m’écriai-je, et en effet je sautai sur la première marche d’un escalier en terre qui s’enfonçait profondément.
M. Giovanni, me voyant lancée, me suivit en haussant les épaules. Comme toujours, j’avais commencé par faire à ma tête. Nous descendîmes trente marches, et nous nous trouvâmes dans de vastes catacombes, creusées à quinze ou vingt pieds sous terre. Le village tout entier pouvait s’y engloutir.
Chaque village a son souterrain, pareil à celui que nous visitions: en cas d’invasion, et si la tribu est trop faible pour repousser l’invasion, elle disparaît. A moins de trahison, il est impossible à un Européen de découvrir ces catacombes. Puis, fussent-elles découvertes, comme chacune de ces catacombes a toujours trois ou quatre issues, tandis que l’ennemi tâtonnerait dans l’obscurité, les gens du village regagneraient la lumière, ou fusilleraient les assaillants dans les ténèbres.
Une fois, c’était en 1847, les Anglais résolurent de surprendre un grand nombre de natifs assemblés dans un des pas les plus importants d’Ikanamavi; ils cernèrent le village et y entrèrent, l’épée à la main. Les natifs étaient en prières.
Ceux-ci, après une courte défense, voyant qu’il n’y avait pas moyen de résister, s’échappèrent par leurs catacombes. Mais, serrés de près, les derniers ne purent refermer l’entrée à temps; les Anglais la découvrirent. Vingt-cinq soldats, conduits par un officier, y descendirent; on ne les revit jamais. Ces catastrophes, en général, restent inconnues; les Anglais les taisent, et les Maoris n’ont pas de journaux.
Cette fois, c’était mon mari qui était mal à son aise, et moi, au contraire, qui me trouvais à merveille. Nous remontâmes donc. Dix minutes après nous étions de retour au village. Un chef maori, parent de notre hôte, nous attendait; il venait me prier d’être marraine de l’enfant dont sa femme allait accoucher. Il habitait la baie des Iles.
Il va sans dire que j’acceptai sans hésiter. D’abord, c’était une occasion de faire un nouveau voyage, puis tout le monde n’a pas un filleul ou une filleule à la Nouvelle-Zélande, et j’aime assez avoir ce que tout le monde n’a pas. Nous prîmes donc jour pour nous trouver à la baie des Iles. J’achetai quelques curiosités, et, entre autres, un soufflet dont on jouait comme d’un accordéon, et nous revînmes à Auckland. J’étais enchantée de mon soufflet, qui était admirablement tatoué.