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HOBART-TOWN.

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Vers la fin de novembre, c’est-à-dire dans les plus beaux jours de l’été australien, la Victoria jeta l’ancre en face de Hobart-Town, à la hauteur de Kanguroo-Pointe.

Tout au contraire d’Auckland, où les naturels sont bien plus nombreux que les Européens, ce sont ici les Européens qui non-seulement l’emportent en nombre sur les naturels, mais encore les ont entièrement remplacés.

Il faut voir Hobart-Town pour se faire une idée de la puissance colonisatrice de l’Angleterre. Où végétait en 1806 une tribu de hideux et stupides Alfouroux, s’élève une magnifique cité, une Londres en miniature, avec ses nombreuses voitures, ses chevaux de race, ses femmes élégantes, ses gentilshommes fashionables, et son Derwent, qu’à ses bâtiments à vapeur, qu’à ses navires à voiles on prendrait pour une autre Tamise, si elle ne coulait pas sous un ciel pur et inondé des rayons du soleil.

J’avoue que mon étonnement fut grand en arrivant à l’hôtel Gaylor. Des hôtels charmants, entre deux jardins, avec des balcons et des grilles dorés; deux rues, la rue Macquarie et la rue Murrey, surtout, comme je n’en ai vu nulle part; partout des trottoirs, et dans chaque maison où l’œil peut pénétrer, un air d’aisance, de propreté et de richesse qui réjouit la vue et le cœur. Quelle différence avec le pauvre Auckland!

Mon premier mot, et c’est le mot de tout étranger, fut:

—Où donc sont les prisonniers?

On me fit la réponse du Solitaire:

—Partout et nulle part.

J’insistai.

—Le commissionnaire qui vous a apporté votre bagage ici est un prisonnier; le domestique qui vous sert est un prisonnier; l’homme à qui vous demandez votre chemin dans la rue est un prisonnier; l’agent de police qui examine si vos papiers sont en règle est un prisonnier; moi-même qui ai l’honneur de vous servir, je suis un prisonnier; seulement, comme vous le voyez, nous sommes des prisonniers sans prison.

Ce qu’il y a de merveilleux dans l’organisation de ces colonies pénitentiaires, c’est que cette écume de la société européenne s’est épurée par le classement, à six mille lieues de la mère patrie, d’aptitudes déclassées en Europe par le vice et le crime.

A Van-Diemen, le voleur de grand chemin est devenu gardeur de nuit; la fille perdue est devenue gouvernante d’enfants; le faussaire est devenu caissier; l’assassin lui-même, après l’épuration, est devenu laboureur et fermier; il tuait son prochain à Londres, à Hobart-Town il le nourrit. Il y a l’épaisseur de toute la terre entre la vie passée et la vie présente de tous ces gens-là.

Le gouvernement, qui les punit, les protége en même temps. Chaque nuit, par les précautions qu’il prend contre eux, par la discipline à laquelle il les soumet, il leur rappelle le châtiment. Mais personne n’a le droit de leur rappeler leur crime, et il y a une forte amende pour tout homme libre appelant convict ceux que le gouvernement lui-même appelle les hommes du gouvernement.

Maintenant, quelle est cette merveilleuse organisation qui arrive à des résultats inouïs partout, inespérés, même en Tasmanie? Nous allons essayer d’en donner une idée.

Un bâtiment chargé de déportés arrive. Le gouverneur, ses aides de camp, les premiers magistrats, le contrôleur général, sont obligés de se rendre à bord pour vérifier par leurs yeux l’état sanitaire des passagers. Le capitaine remet le ledger, registre du bord qui constate les causes de la condamnation et la conduite tenue dans la prison et pendant le voyage. Ce ledger, qui témoigne de la conduite passée, va être transcrit sur le livre rouge et témoignera de la conduite à tenir.

Chaque fois qu’il est nécessaire d’avoir des renseignements sur un convict, on consulte le livre de justice, qui, au fur et à mesure que la bonne conduite succède à la mauvaise, va devenir un livre de miséricorde. Les secrétaires lisent le règlement; le gouverneur adresse un discours de circonstance à tous ces malheureux, ayant pour but de les encourager à bien commencer la vie nouvelle. Les déportés l’écoutent tête nue, et quelques-uns en sanglotant, puis le gouverneur, ses aides de camp, les magistrats, toutes les autorités enfin se retirent.

Les déportés restent encore quelque temps à bord; puis, le jour fixé pour qu’ils prennent terre arrive: ils débarquent, et l’on conduit les hommes au penitenciery, situé rue Campbell, et les femmes à la factory de Brickfields, espèce de maison de détention provisoire située hors de la ville. Là, on les garde trois mois. C’est l’approbation ou temps d’épreuve. Hommes ou femmes, s’ils se sont bien conduits, on leur donne la première indulgence, c’est-à-dire la faveur d’être assignés (pris en service) par des personnes libres du pays.

Tout assigné, c’est-à-dire tout déporté, entre en service à neuf guinées de gage. Trois guinées sont prélevées par le gouvernement. Trois guinées sont retenues au prisonnier pour mettre à sa masse. Trois guinées lui sont données directement pour ses dépenses personnelles. Pour les prisonniers, l’assignation est une récompense; pour celui qui obtient la permission d’assigner, c’est une faveur.

D’abord, ce dernier paye neuf guinées au lieu de trente ou quarante qu’il payerait à un domestique libre. C’est en même temps un témoignage de considération que lui donne le gouvernement, puisqu’il le charge de moraliser un être tombé dans la dégradation. Il y a dans cette mission donnée par le gouvernement à un citoyen un brevet d’honnête homme.

Lorsqu’un habitant se présente soit au penitenciery, soit à la factory, avec son assignation qui l’autorise à choisir un domestique, on fait ranger devant lui, si c’est au penitenciery, quinze ou vingt hommes; si c’est à la factory, quinze ou vingt femmes.

Il a dit d’avance ce qu’il voulait, cuisinier, cuisinière, valet de chambre ou femme de chambre. Les quinze ou vingt individus qu’on lui présente sont pris dans la catégorie qu’il indique. Il choisit celui ou celle qui lui convient. Si c’était un homme, et que pour sortir du penitenciery, il ait menti, c’est-à-dire s’il s’est vanté d’être cuisinier ne sachant pas la cuisine, de connaître le service de valet de chambre étant incapable d’être valet de chambre, l’assignataire le reconduit à sa prison et fait sa plainte. Il en de même pour les femmes.

Si c’est un homme, on l’envoie casser des pierres sur la grande route; si c’est une femme, on l’envoie au wash tub, c’est-à-dire au baquet à laver. Ce sont deux punitions plus graves par la conséquence qu’elles entraînent en mettant le déporté en délit de mentir que par la punition elle-même.

Il y a trois grades dans les indulgences: le probationner assigné (nous venons de dire ce que c’est), le tiket of leave, et le conditionnel pardon. Le probationner assigné ne doit jamais sortir après huit heures du soir, ou, s’il sort, il lui faut un passe de son maître constatant qu’il est sorti pour son service.

Le tiket of leave, c’est-à-dire le prisonnier qui jouit de la seconde indulgence qu’il a gagnée par sa bonne conduite, n’est plus engagé par le gouvernement; il peut s’engager lui-même, être rentier s’il a des rentes, avoir des domestiques s’il est assez riche. Mais il ne doit pas être rencontré dans les rues passé dix heures. Au moindre démêlé qu’il a avec le gouvernement, il redevient probationner assigné et recommence tout son temps.

Le conditionnel pardon, c’est-à-dire le prisonnier qui jouit de la troisième indulgence, est tout à fait libre, excepté de quitter la colonie. C’est cette classe qui fait la majeure partie de la population des villes. Voilà donc non-seulement la porte de la réhabilitation, mais la porte de la fortune ouverte.

Il y a à Hobart-Town, au port Philips, à Sidney, tel ancien déporté qui est millionnaire. Mais si les mauvais instincts l’emportent sur les bons, la punition est terrible. Le déporté qui a fui dans les forêts et qui s’est fait bush ranger, coureur de buissons, est condamné, selon les crimes qu’il a commis pendant cette fuite, soit à la déportation, soit à la mort. Si c’est à la déportation, on le conduit à l’île de Norfolk; si c’est à la mort, on le pend dans la cour de la prison. S’il est pendu, tout est dit, nous n’avons plus à nous en occuper. S’il est envoyé à l’île de Norfolk, voyons ce qu’il y fait.

Les deux grandes punitions de l’île de Norfolk, cette déportation de la déportation, sont le silence et la privation de tabac. L’île de Norfolk, que le ciel avait faite pour être un paradis, est devenue, entre les mains des hommes, un des cercles de l’enfer de Dante.

Là, le justicier devient cruel, le magistrat se fait parfois bourreau, mais à l’insu du gouvernement, qui commande beaucoup de sévérité, mais point de cruauté. Plus de code, plus de lois, plus de protection pour le criminel. Le bon plaisir du gouverneur de l’île et du juge, voilà tout. C’est à Sidney seulement que l’on peut juger et condamner un homme de l’île de Norfolk à mort. Mais on peut le frapper du fouet jusqu’à ce que mort s’ensuive.

La quantité de coups de fouet est déterminée par le juge, et l’on cite des exemples d’un certain juge qui a condamné un homme, son semblable, à cinquante coups de fouet pour avoir prononcé un mot, étant condamné au silence; à cent coups de fouet pour avoir été porteur d’un bout de carotte de tabac dans le coin de sa bouche, quand le tabac lui était défendu.

Cet homme, nous pourrions dire son nom, mais c’est inutile; là-bas, tout le monde le connaît. Du reste le gouvernement l’a châtié. C’était un homme d’une figure paterne, et qui, avec sa voix la plus douce, disait au moment de prononcer son jugement:

—God help me to do justice! (Que Dieu m’aide à faire justice!)

Et il ajoutait d’une voix non moins douce:

—Give the poor man one hundred lashes. (Donnez à ce pauvre homme cent coups de fouet.)

On se souvient aussi d’un gouverneur... le misérable!... Dieu lui pardonne!... le premier, dit la chronique, qui fut nommé à Norfolk. Nous avons dit que le ciel avait fait de l’île de Norfolk un paradis. Là poussaient en pleine terre des bois d’orangers et de citronniers. Dans le climat torride, sous ce soleil brûlant, ces orangers et ces citronniers étaient pour les déportés, travaillant en plein midi, une bénédiction de Dieu.

Ce gouverneur fit arracher les orangers et les citronniers depuis le premier jusqu’au dernier; il s’en réserva seulement pour lui un plein jardin; mais on dit que, par une permission de la justice divine, aucun des citronniers du jardin du gouverneur ne porta plus jamais ni fleurs ni fruits. On cite deux exemples des extrémités où ce gouverneur et ce magistrat portèrent certains condamnés.

Un jeune homme de dix-huit ans avait insulté un argousin. L’argousin le conduit devant le juge. Celui-ci écoute l’accusation; puis, selon son habitude, avec sa voix accoutumée et sa formule favorite:

—Que Dieu m’aide à faire justice! dit-il. Donnez à ce pauvre homme cinquante coups de fouet.

On emmena le jeune homme, on le coucha sur la roue et on lui donna cinquante coups de fouet sans qu’il jetât un cri. Puis on le délia. Il se redressa, se retourna vers l’argousin et lui cracha au visage. Ce jeune homme était très-dépravé. L’argousin revint devant le juge et porta sa plainte.

—Dieu m’aide à faire justice! répéta le juge. Que l’on donne à ce pauvre homme cent coups de fouet.

Le jeune homme fut couché de nouveau sur le chevalet et reçut ses cent coups de fouet sans pousser une plainte, sans laisser échapper un gémissement. Seulement, son dos n’était qu’une plaie. Dans certaines parties, la chair était enlevée jusqu’à l’os. On le délia. Il se redressa, se retourna vers l’argousin et lui donna un soufflet. Pour la troisième fois, l’argousin le ramena devant le juge. Le juge poussa un soupir, leva les yeux au ciel, implora l’aide du Seigneur et condamna le jeune homme à cent cinquante coups de fouet. Le patient s’évanouit au cinquantième. Huit jours après, il était mort.

On dit encore que ce que je vais raconter est arrivé. Mais qu’on sache, d’abord, que le gouvernement local n’envoyait à l’île de Norfolk que, généralement, des hommes qui avaient commis de grands crimes; il y eut, cependant, une grande exception à cette règle, puisqu’on y envoya le célèbre et patriotique Irlandais Smith O’brien!! qui avait été exilé à Van Diemen avec ses braves compagnons d’infortune.

La vie devint si insupportable à deux de ces malheureux condamnés, qu’ils firent un pacte par suite duquel l’un tuerait l’autre d’un coup de couteau à la sourdine. Le meurtrier serait conduit à Sidney et pendu. Tous deux, ainsi, seraient débarrassés de l’existence de l’île de Norfolk. Ils tirèrent au sort lequel des deux tuerait l’autre. L’un fut tué; l’autre, envoyé à Sidney, jugé et condamné. Seulement, avant de subir sa peine, il déclara pour quelle cause il mourait.

L’assassin de son compagnon, ce n’était pas lui; les véritables meurtriers, c’étaient le gouverneur et le juge qui avaient, à plusieurs reprises, trop sévèrement puni ces malheureux. On ne fit point attention aux paroles du condamné, et on le pendit. Le moyen avait été trouvé ingénieux. Deux autres déportés l’employèrent à leur tour, et la même déclaration se produisit devant les juges de Sidney. Ils crurent que c’était un moyen de défense adopté par les coupables. Cependant la même cause se représenta de nouveau. Cette fois, les deux contractants avaient formulé leur pacte par écrit: chacun d’eux en avait un double signé de son compagnon, et le meurtrier apportait aux juges son absolution signée par la victime: il fallut bien croire. Un rapport fut fait au gouvernement anglais, et le gouverneur et le juge furent destitués tous deux.

En comparaison avec tout le reste de l’admirable système de la déportation et de la colonisation anglaises, l’île de Norfolk semble ne point apporter de résultats heureux dans l’application pratique de son immense sévérité, et je crois que tout le secret est dans l’exclamation d’un pauvre diable à qui une faute, assez légère pourtant, venait de faire subir le fouet. Les larmes aux yeux, il s’écria: «Maintenant que j’ai subi l’injure du fouet, je ne deviendrai jamais honnête homme, car je me méprise moi-même! je ne suis plus bon qu’à pendre!» Et, effectivement, il fut pendu pour avoir pris la fuite et avoir volé à main armée.

Journal de Madame Giovanni

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