Читать книгу Journal de Madame Giovanni - Alexandre Dumas - Страница 15
ОглавлениеLE PANIER DE CERISES.
Nous avons parlé de la raideur qu’imposait à la société d’Hobart-Town la nécessité de poser éternellement devant les convicts. Nous avons parlé de l’introduction des condamnés dans la famille, et de l’amélioration produite sur leur moralité par les exemples qu’ils y reçoivent.
Un exemple terrible fut donné par M. M***, un des plus estimables négociants de la ville, et donné, comme dit l’Écriture, sur sa propre chair. M. M*** habite près de la cascade, à deux pas de la factory, c’est-à-dire au pénitencier des femmes. Il a là une magnifique maison avec un jardin splendide, où poussent, dans une heureuse exposition, tous les arbres fruitiers d’Europe. Presque seul parmi tous les habitants d’Hobart-Town, M. M*** était arrivé, à force de soins, à élever et à acclimater un cerisier de l’espèce qui rapporte chez nous ce beau fruit qu’on appelle, je ne sais pourquoi, la cerise anglaise.
M. M*** était veuf. La famille se composait de lui, de deux garçons, dont l’aîné, nommé Williams, avait douze ans, le second en avait huit et se nommait Tom, et de trois filles dont l’aînée avait quinze ans. La quatrième personne de la famille était un Irlandais, beau-frère de M. M***.
Toute la domesticité de la maison, domesticité montant à une dizaine de serviteurs, appartenait à la classe des déportés. Le jardinier était tiket of leave, c’est-à-dire que, devenu libre à force de gages donnés de sa bonne conduite, il était volontairement engagé chez M. M***.
On était aux derniers jours du printemps australien, et le cerisier favori de toute la famille, assez dégarni de fruit cette année-là, promettait au moins de racheter le petit nombre par la beauté. Enfin, on avait décidé que le lendemain, après le déjeuner, on ferait la cueillaison.
Après le déjeuner, M. M*** descendit au jardin pour voir les cerises. Pendant la nuit, l’arbre avait été entièrement dépouillé. Il y avait vol. Mais qui pouvait avoir commis le vol? Ce n’étaient pas des étrangers; les chiens enchaînés sous un hangar voisin n’avaient pas aboyé. C’était donc quelqu’un de la maison. M. M*** appela son jardinier.
—Céleri, lui dit-il, regarde le cerisier.—Oui, répondit Céleri, j’ai déjà vu cela ce matin, Monsieur.—Il ne reste pas une cerise.—Pas une, Monsieur....—Mais enfin, dit M. M***, elles ne se sont pas envolées.—Non, Monsieur; on les a prises.—On les a prises! Je m’en doute bien, pardieu! mais qui?
Céleri fit un mouvement des yeux, mais garda le silence.
—Êtes-vous sûr de votre aide, demanda M. M***.—Comme de moi-même, Monsieur....—C’est bien! allez, Céleri, et qu’on prévienne les enfants que je les attends ici.
Les enfants, qui étaient externes, allaient partir pour le collége. Je veux dire les deux garçons, les filles avaient une gouvernante. Ils vinrent tous deux.
—Willy, dit le père, s’adressant au plus âgé des deux, sais-tu qui a volé les cerises?—Non, père, répondit l’enfant.—Et tu n’as de soupçon sur personne?
—Si fait! fit l’enfant; c’est Céleri, le jardinier. Je l’ai vu près de l’arbre ce matin avec un panier!
Le jardinier était là.
—Vous entendez, Céleri, dit M. M*** profondément étonné.—Oui, Monsieur, j’entends, répondit froidement Céleri.—Et que répondez-vous à cette accusation?—Dieu garde monsieur Willy d’être un jour dans les souliers où je suis!—Céleri, s’écria M. M***, voulez-vous dire que mon fils peut être un jour un voleur!—Je ne dis rien, Monsieur, j’adresse une prière au Seigneur.—Vous êtes un insolent, Céleri.—Ce n’est pas avec intention, Monsieur; en disant ce que j’ai dit, je croyais être humble.—C’est bien, vous et votre aide vous resterez aux arrêts jusqu’à ce que l’on soit venu vous chercher du pénitencier; Céleri s’inclina, et lui et son aide furent enfermés par M. M*** dans une chambre dont il mit la clef dans sa poche.—Et maintenant, Willy, dit le père, tu jures que ce n’est pas toi qui as mangé ou volé les cerises?—Non, père, répéta l’enfant, ce n’est pas moi; ce doit être bien certainement Céleri.—Cela suffit; allez au collége, et, si l’on vous gronde pour votre retard, dites que ce n’est pas votre faute, mais la mienne.
Une heure après, Céleri et son aide étaient réintégrés au pénitencier sous l’inculpation de vol. C’était grave: il y allait tout simplement pour ces malheureux de l’île Norfolk, ou de la perte de leur tiket of leave.
Vers midi, M. M*** fut appelé au pénitencier pour affirmer sa déposition. Il s’y rendit très-préoccupé, mais ne doutant pas cependant que son accusation fût juste. A peine avait-il fait cinquante pas dans la rue Campbell, qu’à l’étalage d’une fruitière il vit un panier de magnifiques cerises. M. M*** s’arrêta court. Il croyait reconnaître ses anglaises. Si c’étaient elles en réalité, un moyen bien simple lui était offert de reconnaître le voleur.
Il entra chez la marchande, s’informa du prix des cerises. La marchande en demanda une somme fabuleuse, quelque chose comme deux livres sterling.
—Diable! fit M. M***, c’est bien cher, il me semble.—C’est vrai, Monsieur, mais ce qui est rare n’est jamais cher.—En effet, dit M. M***, je ne connais à Hobart-Town qu’un jardin où l’on ait ces sortes de fruits.—Chez M. M***?—Justement. Mais comment avez-vous ces cerises?—Dame! il est probable qu’il aime mieux les faire vendre que de les manger.—Et par qui les fait-il vendre? par son jardinier?—Non.—Comment, non?—Il les fait vendre par ses enfants.
M. M*** devint pâle comme un mort.
—Par ses enfants! répétait-il, impossible! vous vous trompez.—Je ne me trompe pas: deux charmants petits garçons. J’ai eu leur visite au point du jour.—Et vous êtes sûre que ces deux enfants sont les fils de M. M***?—Ils me l’ont dit, du moins.—Les reconnaîtriez-vous?—Parfaitement.—Eh bien! attendez-moi; je reviens. C’est moi qui suis M. M***.
Et M. M*** s’élança hors du magasin, courut d’une haleine jusqu’au collége, fit appeler ses enfants, les prit chacun par une main, et les conduisit sans leur dire une parole chez la fruitière.
—Les reconnaissez-vous, Madame? dit-il, en poussant les deux enfants dans la boutique.—Sans doute, répondit la marchande.—C’est vous, Willy, qui avez vendu ces cerises à Madame?—Papa....—C’est vous, Willy, qui avez vendu ces cerises à Madame? répéta M. M*** d’une voix terrible.
L’enfant se tut.
—C’est bien! Madame, dit M. M***, les cerises sont à vous, vous pouvez les vendre à qui bon vous semblera, et le prix que vous voudrez.
Puis, reprenant ses deux fils par la main:
—Venez, dit-il.
Et il emmena les enfants chez lui et les enferma dans leur chambre. Puis il envoya chercher immédiatement le jardinier et son aide.
—Mes amis, dit-il, je vous ai soupçonnés à tort. Je vous en fais mes excuses bien sincères.—Oh! Monsieur!
Il leur tendit ses deux mains.
—Pardonnez-moi, dit-il, vous surtout, Céleri; car c’est vous particulièrement que j’ai insulté.—De grand cœur! Monsieur; mais qu’est-il donc arrivé?—Rien. Maintenant, vous allez me rendre un service.—Volontiers, Monsieur.—Vous inviterez non-seulement mes amis, mais les vôtres, Céleri, à se rendre ici demain matin, dans le plus grand nombre possible.—Monsieur....—Vous avez entendu?—Oui.—Eh bien! mettez-vous en course.
Il leur fit de la main signe de s’éloigner. Sur ces entrefaites, le beau-frère arriva.
—Eh bien! demanda-t-il, tu as donc rendu la liberté au jardinier et à son aide?—Oui, répondit M. M***.—Ils étaient innocents, alors?—Ils l’étaient.—Quels sont donc les coupables, en ce cas?—Willy et son frère.—Willy et son frère?—Oui. Seulement, Willy seul a agi avec discernement, Willy seul sera puni.—Tu dis cela, et puis, au moment de punir, je te connais, tu faibliras.
—Pas cette fois. Le beau-frère sourit d’un air de doute.
—D’ailleurs, dit M. M***, tu seras là, frère, et si je faiblis, tu me soutiendras.
Et ayant serré la main de son frère, M. M*** rentra chez lui. Il ne descendit point à quatre heures pour dîner, ni le soir pour prendre son thé. Inquiet, son beau-frère vint écouter à la porte. Il l’entendit qui pleurait à sanglots. Il voulut entrer chez M. M***, mais la porte était fermée en dedans.
—Dieu l’assiste! dit l’Irlandais, car il comprenait qu’elle devait être terrible la résolution qui faisait ainsi sangloter un père.
Le jour vint. Les domestiques avaient exécuté l’ordre qui leur avait été donné. A huit heures du matin, tous les amis de M. M*** et une centaine de convives étaient réunis dans le jardin, autour du cerisier dépouillé. C’était là que le rendez-vous avait été donné. Chacun s’interrogeait et se demandait dans quel but cette réunion.
M. M*** parut. Il était très-pâle. Il salua tout le monde, mais sans rien dire encore. Puis un instant après, on amena les deux enfants. L’aîné marchait le premier, pleurant et effaré, ne sachant point ce qui allait se passer, mais tremblant de tous ses membres. Il n’avait que son pantalon d’été et une chemise.
Son frère suivait tout vêtu: il était évident qu’il devait être simple témoin de ce qui allait se passer. Mais il n’en était pas moins pâle et moins tremblant. Les trois sœurs étaient debout avec leur gouvernante, à l’écart, sous un arbre. Le père avait voulu qu’elles fussent là aussi. Habillées de petites robes de mousseline blanche, avec leurs charmants visages pâles comme la mort, elles avaient l’air de trois statues. Il se faisait parmi tous les assistants un morne silence.
—Messieurs, dit M. M***, j’ai eu l’honneur de vous convoquer pour vous faire assister à l’exécution d’un voleur et d’un faux accusateur. Ce misérable enfant que vous voyez là a failli me faire commettre une injustice irréparable contre deux innocents.
Et il raconta toute l’histoire.
Puis il ajouta:
—J’ai pensé que cela méritait un châtiment dont se souvinssent toute leur vie, et celui qui l’avait reçu et ceux qui l’avaient vu appliquer.
Puis, se tournant vers l’homme qui avait amené les deux enfants:
—Otez la chemise du coupable, et attachez-le à cet arbre, dit-il.
L’homme ôta en tremblant la chemise du petit Willy, et le lia au cerisier. Puis, M. M*** levant les yeux au ciel:
—Dieu me donne la force, dit-il, de faire justice sur mon propre enfant comme je le ferais sur un étranger!
Et tirant alors de dessous sa redingote un fouet à plusieurs lanières, sur le modèle de ceux qui servent à châtier les prisonniers de l’île Norfolk, au milieu des spectateurs frissonnants mais silencieux, il commença l’exécution. Certes, ce père eût préféré subir le supplice que l’infliger. Ses muscles et ses nerfs étaient ceux d’un homme fait à la douleur et pouvant résister et se raidir contre la souffrance, tandis qu’il frappait sur un être faible qui pliait à chaque coup!
Parmi tous ces spectateurs, pas un qui ne fût mouillé de larmes, et cependant pas un bras ne fit un mouvement pour l’arrêter. Chacun comptait les coups par le retentissement que chaque coup avait dans le cœur de tous. Jusqu’au trente-cinquième coup l’enfant cria. Puis il se tut; il s’était évanoui. M. M*** continua de frapper.
L’enfant, dans sa volonté, était condamné à recevoir cinquante coups de fouet. Au quarantième, l’Irlandais s’élança hors du cercle et saisit son beau-frère à bras le corps.
—Assez, dit-il, assez!
M. M*** interrogea des yeux le cercle qui l’environnait.
—Assez! dirent tous les spectateurs.—Ai-je fait mon devoir de juge et de père? demanda M. M***.—Oui, dirent toutes les voix.—Vous rappellerez-vous ce que vous venez de voir?—Toujours.—Eh bien, allez! Et dites ce que j’ai fait à tous ceux que vous rencontrerez.
Les spectateurs défilèrent un à un devant M. M***, le saluant religieusement. Puis, quand le dernier fut sorti:
—Frère, dit-il à l’Irlandais, envoie chercher le chirurgien; le coupable est puni, qu’on soigne l’enfant.
Et il alla se renfermer dans sa chambre. L’enfant est aujourd’hui un des plus honorables citoyens d’Hobart-Town. Il conte lui-même l’anecdote, et, quand on doute de la rigueur du châtiment, il montre lui-même les cicatrices dont son dos est sillonné.