Читать книгу Journal de Madame Giovanni - Alexandre Dumas - Страница 16
ОглавлениеLA BARAQUE ET LA CASCADE.
Nous avons dit que la maison de réclusion des hommes s’appelait le Penitenciery et celle des femmes la Factory. Les noms sous lesquels on les désigne plus particulièrement sont la Baraque et la Cascade.
Disons-en un dernier mot. Il y a deux factories pour les femmes: la factory des assignées et la factory de punition. La factory des assignées, c’est-à-dire la demeure des femmes sorties de service et en situation de rentrer au service, s’appelle le Brickfield, le champ de briques.
L’établissement où les femmes vont subir la peine à laquelle elles sont condamnées s’appelle la Cascade. Là, outre la punition du baquet, que nous avons indiquée, et qui consiste à laver le linge des prisonniers, elles sont chargées de différents travaux. Elles lavent le linge des résidants, moyennant une rétribution que le gouvernement perçoit. Elles font des chapeaux de paille; la paille vient d’Europe. Elles défilent de vieux cordages, dont le chanvre est destiné à filer des cordages neufs. Elles font de la lingerie d’usage et de la lingerie de commande. Le tout au profit du gouvernement. Tout cela sous la surveillance de dames libres payées par le gouvernement.
Chaque dame surveillante a la faculté de choisir la femme de sa classe qui se conduit le mieux, pour en faire ce que l’on appelle en anglais une première main. Chaque branche d’industrie est classée par division et par quartier, et chaque quartier est séparé du quartier voisin, ayant son dortoir particulier et ses cours de récréation à part.
Les femmes portent un uniforme; il consiste dans un bonnet blanc et des jupons bleus, l’été; bruns, l’hiver. Un pasteur protestant et un curé catholique sont attachés à l’établissement. Tous les matins, les femmes, en se levant, vont à la chapelle. Les dimanches, elles suivent tous les offices.
En outre des dames surveillantes qui président aux travaux, il y a les dames institutrices. Celles-ci sont chargées de l’instruction littéraire et morale des déportées. Elles leur apprennent à lire et à écrire, et leur donnent des conseils de conduite. Chaque quartier fournit son contingent quotidien. Chaque individu reçoit son instruction, trois fois par semaine.
Il y a une division de cuisiniers chargés de faire à manger à tout ce monde-là. La nourriture est bonne. Elle se compose: le matin, d’une espèce de bouillie appelée gruel; à deux heures, d’une soupe grasse, de bœuf et de pommes de terre; le soir, de pain et de thé.
Quand une femme a fait son temps de punition, elle est renvoyée au Brickfield et redevient assignable. Si, pendant son temps de punition, elle se conduit mal, elle est retenue à la Cascade pendant tout le temps qui convient à l’autorité. Les dortoirs et les cours de la Cascade sont d’une propreté rigide. Chaque matin, tout est lavé et frotté, pierre contre pierre; on croirait marcher sur du marbre.
Les femmes assignables, c’est-à-dire celles qui habitent le Brickfield, ont aussi un travail à faire, mais de couture seulement. Comme leurs sœurs de la Cascade, elles ont des dames chargées de leur instruction.
Le pénitencier des hommes n’a point de succursale. Au contraire des femmes, dont la punition est d’être renfermées, ils sont envoyés, eux, dans les différentes stations de l’île. Là, ils sont employés par le gouvernement à percer des montagnes, à niveler des routes, à bâtir des maisons. Ils sont divisés par gangs, c’est-à-dire par escouades, et placés sous la surveillance d’un intendant.
A chaque station nouvelle que l’on fonde, on bâtit à l’instant même une chapelle, puis une grande maison avec dortoir, réfectoire, etc., etc.; puis tout marche comme si les choses étaient établies depuis cinquante ans. La conduite de chaque homme est consignée, jour par jour, sur un registre tenu par un surveillant, et le gouvernement ne manque jamais d’encourager la bonne conduite par des indulgences.
C’est au pénitencier que l’on va chercher les domestiques mâles, comme c’est au Brickfield que l’on va chercher les domestiques femelles. Il faut cependant faire une grande différence entre la valeur sociale des hommes et celle des femmes.
Les femmes, à peu d’exception près, sont des courtisanes de Londres de la plus basse espèce. Les hommes appartiennent à toutes les classes de la société anglaise. Il y a des déserteurs, des exilés politiques, des jeunes gens de bonne maison à qui l’emportement de la jeunesse et la fougue des passions avaient fait commettre des fautes.
Ainsi, c’est là qu’ont été envoyés les O’Brien, les O’Meagher, ces martyrs de la nationalité irlandaise. Beaucoup de ces déportés sont précepteurs dans les familles; quelques-uns sont secrétaires des principaux membres du gouvernement.
J’ai dit que, lors de mon arrivée à Hobart-Town, c’était sir Eardly Wilmot qui était gouverneur. Il avait été très-bon pour moi, m’avait admirablement reçue; c’est donc en quelque sorte un devoir que je remplis en consacrant quelques lignes à la mort de ce juste, dont la calomnie a fait un martyr. Je n’ai pas besoin de dire que sir Eardly était un gentleman de vieille race, puisque j’ai dit qu’il s’appelait Wilmot.
Il était venu, en 1844, remplacer le célèbre sir John Franklin. Sa femme, milady Wilmot, était restée en France, où elle surveillait l’éducation de ses filles. Sir Wilmot était arrivé à Hobart-Town avec ses deux fils.
L’aîné, Henri Wilmot, aide de camp de son père, fut, quelque temps après son arrivée à la terre de Van Diemen, envoyé par lui à la Nouvelle-Zélande, pour y faire la guerre des Maoris: il y devint major et nous l’y retrouverons. Le plus jeune resta près de son père.
Sur Eardly Wilmot se trouva donc loin de sa femme et de ses filles, dans la situation d’un célibataire. C’était un gentilhomme de hautes manières; il se crut le droit de mener la vie de garçon, pourvu qu’il remplît strictement ses devoirs de gouverneur. Et, quand nous disons strictement, c’était plus que strictement qu’il les remplissait. Il faisait ce que personne n’avait fait avant lui.
Il montait à cheval, et seul, sans aucune suite, s’en allait visiter soit une station, soit une autre, apparaissant à l’improviste, tantôt à l’heure du travail, tantôt à l’heure des repas. Si c’était à l’heure du travail, il veillait à ce que le travail fût mesuré aux forces de celui qui l’accomplissait. Si c’était à l’heure des repas, il goûtait la soupe, la viande, le pain. Si quelque chose de tout cela était mauvais, le surveillant était immédiatement changé.
Jamais une plainte n’avait été présentée à sir Eardly Wilmot qu’une enquête ne l’eût suivie. Jamais une réclamation juste n’avait été faite qu’elle n’eût été accordée. Il y avait eu, dans les malheureux gouverneurs envoyés aux déportés, des cœurs justes.... Sir Eardly Wilmot était mieux que cela, c’était un cœur compatissant. Mais Eardly Wilmot manquait, dans sa vie publique et privée, de cette hypocrite austérité qui est la première vertu d’un gouverneur.
Sir Eardly Wilmot était de toutes les parties, donnait des fêtes charmantes, faisait de longues cavalcades avec les dames de la ville, sans y voir aucun mal et sans en faire. C’était plus qu’il n’en fallait pour que la cabale des puritains le dénonçât. On fit un rapport contre lui en Angleterre; on l’accusa de débauche et de concussions. Lui, était trop haut placé pour savoir ce qui se passait dans les basses régions de l’intrigue et de la jalousie. Il ignorait toute cette brigue.
Un jour, un de ses secrétaires la découvrit, et parvint à se procurer copie de la dénonciation. Il vint trouver sir Eardly. Le gouverneur était dans sa bibliothèque, lisant debout. Le secrétaire lui raconta ce qui s’était passé; sir Eardly n’en voulait rien croire. Le secrétaire lui montra la dénonciation.
—Lisez-moi cela, Monsieur, dit le gouverneur.
L’accusation était tellement infâme, que le gouverneur eût dû la mépriser. Il n’en eut pas le courage. Il devint pâle comme un mort, laissa tomber son livre et, portant la main à son cœur:
—«In attaking my honour, dit-il, they have broken my heart; they have killed me! (En attaquant ma réputation, ils m’ont brisé le cœur; je suis un homme mort!)
Et cependant il continua de remplir ses devoirs avec le même zèle; mais, dès le même jour, il se sentit atteint mortellement, comme il l’avait dit. Quinze jours après, il s’alita. Puis il alla s’affaiblissant, de cette maladie de langueur que les Anglais désignent sous le nom de cœur brisé.
Pendant ce temps, le gouvernement anglais recevait la dénonciation, nommait sans plus ample informé un nouveau gouverneur, et envoyait le nouveau gouverneur, sir Williams Denison, à Van Diemen.
Il arriva en rade la veille de la mort de sir Eardly Wilmot; mais, en apprenant à bord du bâtiment qui l’amenait que son prédécesseur était à l’agonie, il défendit de tirer le canon ni de faire aucune fête.... Sir Eardly n’était déjà plus dans la maison du gouvernement que l’on avait préparée pour recevoir sir Williams: il était dans un petit cottage où il s’était fait transporter pour laisser la place libre à son successeur.
La première visite de sir Williams, en mettant le pied à terre, fut pour sir Eardly; il trouva celui-ci agonisant. Les deux hommes échangèrent en silence une poignée de main, puis sir Williams quitta sir Eardly en lui disant:
—Soyez avec Dieu!
Le lendemain il y était. La mort de sir Eardly Wilmot fut un deuil pour toute la colonie. Pendant deux jours, au lieu d’une cloche solitaire qui d’habitude pleure les trépassés, toutes les cloches, non-seulement d’Hobart-Town, mais de toutes les villes de la colonie, annoncèrent les funérailles de l’ancien gouverneur.
Tous les navires en rade croisèrent les vergues et retournèrent leurs pavillons en signe de deuil. Toute l’armée, jusqu’au dernier soldat, fut convoquée pour accompagner le corps; tous les convicts demandèrent et obtinrent un congé pour assister à la funèbre solennité. Le deuil fut mené par le nouveau gouverneur, marchant à pied, et suivant immédiatement le catafalque; par le fils de sir Eardly Wilmot; par tous les dignitaires, par toute la magistrature de l’île. Les habitants venaient ensuite. Pendant trois jours, les boutiques et les magasins d’Hobart-Town furent fermés, comme pour un désastre public. Puis une enquête fut faite sur la conduite de sir Eardly Wilmot, absous d’avance par l’opinion publique. L’enquête démontra une chose, c’est-que sir Eardly n’avait commis d’autre faute que de se conduire en trop grand seigneur. C’était la faute du gouvernement anglais et non la sienne.... Pourquoi envoyait-il un Rochester pour commander à un pénitencier de condamnés?