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ОглавлениеSIR GEORGES.
Cependant, comme je ne pouvais passer tout mon temps à regarder par la fenêtre, nous pensâmes, mon mari et moi, à voir un peu ce que dans tous les pays de la terre on appelle le monde.
Le monde était encore à cette époque bien peu de chose à Auckland. Le monde comprenait cinq ou six personnes qui recevaient. C’étaient M. Witikand, le propriétaire des mines de cuivre de Kaoua et l’avocat le plus distingué du pays. Nous avions des lettres pour lui. C’étaient ensuite le docteur Dewis et un négociant irlandais, nommé O’Donnell. Leur société se composait des officiers supérieurs du 99e de ligne et des sommités de l’Église.
Le gouverneur, sir Georges Grey, demeurait à trois lieues d’Auckland, et ne recevait que le samedi; encore ne recevait-il que ses officiers, et tout se bornait à une espèce de thé en habits rouges.
Quant aux mœurs de cette société, elles étaient d’une sévérité exemplaire. Comme chacun se connaissait, comme on n’avait rien à faire que de médire les uns des autres, ces maisons étaient devenues de verre. Il n’y avait pas moyen de pécher à l’ombre, et si une pauvre femme péchait au soleil, c’est qu’elle était d’avance résolue à quitter la colonie, où toutes sortes d’avanies faisaient cortége à sa faute à peine commise. Il résultait de cette sévérité des mœurs générales un grand relâchement dans les mœurs particulières.
Tout homme riche et célibataire avait des maîtresses maories choisies parmi les femmes du pays, qui sont, malgré leur teint cuivré, véritablement belles. Disons même que leur teint cuivré est d’un assez beau ton, que leurs yeux sont de velours, que leur nez est droit, que leurs dents sont magnifiques, et que plus d’une metteuse de corset, comme elles appellent les Européennes, serait jalouse de voir que les Nouvelles-Zélandaises ont si peu besoin de ce produit de notre civilisation.
Le corset était en effet la grande curiosité de nos Maories femelles. Au moment où j’étais prête à mettre le mien, j’avais toujours trois ou quatre femmes qui s’étaient glissées dans ma chambre à coucher pour voir ce spectacle, et qui, invitées probablement par ma femme de chambre à assister à cette solennité, me regardaient accroupies, en gazouillant entre elles et en poussant de grands éclats de rire au fur et à mesure qu’elles voyaient les œillets se rapprocher et la taille s’amincir.
PREMIÈRE RENCONTRE DE MADAME GIOVANNI ET DE SIR GEORGES.
JOURNAL DE MADAME GIOVANNI.J. CLAYE, IMP.
Chaque Européen a sa maîtresse maorie s’il n’est pas marié. Seulement, si bien que soient ces espèces de favorites chez leur maître, aussitôt que ce maître a le dos tourné, elles s’envolent comme une bande d’oiseaux: elles vont, avec leurs beaux fourreaux de soie, faire espalier en bavardant dans Queen-Street, ou s’accroupir et fumer, en riant aux éclats, avec leurs anciens compagnons. La société, comme on voit, n’était donc pas autrement distrayante.
Aussi, mon plus grand plaisir consistait dans mes courses solitaires sous les tentes des Maoris. Jamais mon mari, qui aimait le confortable d’un grand fauteuil et la lecture de ses journaux, n’aurait eu l’idée de m’accompagner ni de s’inquiéter où j’allais. Je n’ai pas de conseils à donner aux maris, mais je leur jure qu’ils auraient tout à gagner en prenant exemple sur M. Giovanni.
Je courais donc la ville du matin au soir, faisant mes collections de curiosités sans avoir grande concurrence. D’ailleurs, là-bas, où l’or est à peine connu, excepté parmi les Européens, tout se fait par échange avec les naturels. Des boucles d’oreille de cuivre, des bagues dorées, des colliers de verroterie et des bobines de fil, voilà les moyens de commerce, et, sur le chapitre de la toilette, la coquetterie des hommes égale presque celle des femmes.
Un jour, je fus tout étonnée de rencontrer, sous une tente maorie, un grand jeune homme blond qui, en m’apercevant, se leva pour me céder son siége avec un geste de parfaite politesse, mais sans m’adresser un seul mot. C’était, à ce que je pus comprendre à travers son silence, un rival en collection. Je le regardais de côté. Les échantillons de l’aristocratie anglaise ou française sont rares à Auckland. Mon concurrent était un homme de vingt-huit à trente ans, mince, grand, distingué, un vrai gentleman, et paraissait riche.
Je sortis la première et passai sous une autre tente. Il fallait qu’il fût arrivé de la veille, je ne l’avais pas encore vu. Le même jour, je le rencontrai sous trois tentes. A chaque rencontre il se leva, me salua, mais resta toujours muet. Je rentrai en me demandant qui pouvait être cet étrange touriste.
Le lendemain, je recommençai ma tournée habituelle. Non-seulement j’aimais à me procurer les fruits de l’industrie de ces bons anthropophages, si charmants avec les Européens à la ville, et qui, s’ils les rencontraient au coin d’un bois, en feraient immédiatement une bouchée, mais encore je m’amusais à les voir travailler avec leurs outils de pierre. On ne saurait imaginer ce que les Nouveaux-Zélandais font de sculpture merveilleuse avec un couteau de silex et une hachette de jade.
Pendant que je regardais travailler un Maori, une ombre parut sur le seuil de la tente: c’était mon Anglais. J’étais en train de marchander je ne sais quel ustensile auquel l’artiste mettait la dernière main, et je venais d’apprendre que cet ustensile appartenait à mon rival inconnu quand celui-ci entra. Il me salua avec sa politesse accoutumée, mais avec le même mutisme que la veille. Je demandai par signe à mon marchand s’il avait un second objet pareil à celui dont il allait se défaire. Il n’en avait pas.
Je lui demandai combien de temps il lui faudrait pour en exécuter un pareil; il me répondit par geste qu’il lui faudrait beaucoup de temps. Je ne pus réprimer cette mauvaise humeur que laisse échapper malgré elle toute femme qui ne peut satisfaire son caprice. J’attendis un instant. Pourquoi attendis-je? Ma foi! disons-le franchement, j’espérais que l’Anglais me dirait ce que ce serait hâté de me dire un Français:
—Madame, si cette bagatelle peut vous être agréable....
J’eusse refusé, bien entendu, mais au moins j’eusse entendu le son de sa voix. Mais point, il resta muet, ne m’offrit rien, et tout au contraire fit signe qu’il attendait que l’ustensile objet de notre commune convoitise fût terminé. Sans doute il voulait être sûr que son casse-tête ne lui échapperait pas. Je me levai et sortis fort contrariée.
L’Anglais me fit un salut plus raide que gracieux, auquel je répondis par un Dieu vous garde! bien sec. Je ne m’apercevais pas que, si sec que fût mon Dieu vous garde! c’était moi qui parlais la première à l’inconnu. Puis il avait encore un grand avantage sur moi, c’est qu’il n’avait qu’à demander au premier Maori venu quelle était la dame oui-oui qui entrait dans sa tente ou qui en sortait, pour être parfaitement renseigné sur mon compte. Au bout de trois jours, j’étais déjà connue de tout le monde, à plus forte raison au bout de trois mois. Ce jour-là, je ne rencontrai mon Anglais qu’une fois. Sans doute il avait attendu longtemps que son casse-tête fût fini.
Le lendemain, je ne sais quelle cause me fit rester à la maison. Je profitai de cela pour mettre mon musée zélandais en ordre, et je vis avec un certain désappointement que je n’avais pas dans ma collection un seul casse-tête qui pût être comparé à celui que l’inconnu m’avait enlevé la veille.
Le jour suivant, je sortis, résolue à en trouver un à tout prix. Le hasard me servit. Le troisième Maori auquel je fis ma demande détacha d’une espèce de trophée un casse-tête si semblable à celui que je désirais, que j’aurais juré que c’était le même. J’étais décidée, pour satisfaire ma jalousie d’amateur, la pire de toutes les jalousies, à donner à mon Maori ce qu’il demanderait de son casse-tête; mais il en demanda une si mince bagatelle que je fus vraiment honteuse, et que je lui donnai le double de son prix. Puis, toute fière, et mon casse-tête à la main, je continuai ma tournée. Sous une tente, je rencontrai mon Anglais. C’était lui que je cherchais. Je lui montrai mon casse-tête d’un air triomphant qui signifiait:
—Vous voyez qu’en cherchant on peut trouver aussi bien que vous.
Il me salua d’un air de parfaite satisfaction, mais, selon son habitude, il resta muet. Pour le coup, c’était trop fort. Je résolus de savoir qui il était. Au bout du compte, ce n’était pas impossible. Il n’y avait qu’un hôtel confortable à Auckland, l’hôtel de la Reine Victoria. Il était probable que mon inconnu l’habitait. Nous l’avions habité, mon mari et moi. Je connaissais donc le maître de la maison; je n’avais qu’à entrer sous le premier prétexte venu, à interroger adroitement l’hôtelier; je finirais bien par me renseigner. La chose fut faite immédiatement comme elle venait d’être résolue. Mon inconnu logeait à l’hôtel Victoria; il était inscrit sous le nom de sir Georges, et voyageait pour son plaisir.
Je continuai de le rencontrer les jours suivants; il continua de me saluer mais je n’en tirai pas autre chose que son salut. Je commençais à croire qu’il était muet.
Sur ces entrefaites, mon mari m’annonça que ses affaires de commerce l’appelaient pour quelques mois à la terre de Van-Diemen, et me demanda si je voulais ou non l’y accompagner, car son intention était de revenir à la Nouvelle-Zélande. Je n’hésitai pas, mue que j’étais par le désir de voir toujours du nouveau, à le suivre dans ce second voyage de mer, qui pourtant devait durer de trente à trente-cinq jours. Mais ce n’était plus qu’une partie de plaisir pour des gens venus comme nous de Paris à Bourbon, et de Bourbon à la Nouvelle-Zélande.
Dans le courant de mars 1845, nous nous embarquâmes à bord de la Victoria, laissant notre maison aux mains de nos Maoris. Mon dernier mot, en quittant la terre et en regardant une dernière fois derrière moi, fut:
—C’est égal, je voudrais bien savoir ce que c’est que ce sir Georges.
La traversée fut plus pénible, plus dangereuse même que nous ne nous y attendions. La Victoria était un tout petit bâtiment jaugeant au plus cent cinquante tonneaux, un véritable baquet, en style de marin, et son chargement se composait de peaux de bœufs fraîchement écorchés et de minerai de cuivre. Or, ces peaux ne tardèrent pas à répandre une odeur fétide dont je me souviens encore avec horreur, et qui nous dégoûtait au point de ne pouvoir manger. D’autre part, le minerai, chargé sans précaution, roulait de tribord à bâbord dès que la mer devenait un peu grosse, et il en résulta que nous courûmes plusieurs fois grand risque de chavirer et de couler.
Enfin, pourtant, après une traversée d’environ six semaines, nous prîmes pied à Hobart-Town, première capitale de la terre de Van-Diemen.