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LE BERGER ET LE LINGOT D’OR.
ОглавлениеJ’ai déjà dit que je commençais à m’ennuyer à Hobart-Town et à désirer du nouveau. Aussi, au bout de deux mois, M. Giovanni m’annonça-t-il que, pour faire droit à mes instances, nous allions partir pour Launceston, et de là pour Port-Philips. J’avoue que la nouvelle me fut agréable, et que le jour du départ, laissé à mon choix, fut fixé au lendemain. Je commençais déjà à avoir cette habitude des voyages qui a fait depuis, de moi, un des compagnons de route, sinon des plus agréables, du moins les plus commodes qu’il y ait au monde.
Nous partîmes par une de ces belles et bonnes malles-postes anglaises qui font leurs quatre lieues à l’heure. Aussi parcourûmes-nous, en dix heures, les cent milles anglais qui séparent Hobart-Town de Launceston, sa rivale. Rien de plus ravissant que le chemin que l’on parcourt; on se croirait en Normandie, tant la route verdoie, et en Angleterre, tant elle est semée de charmants cottages.
Consignons ici que je n’avais pas revu sir Georges depuis notre excursion au mont Wellington, et que nous le laissions à Hobart-Town. Launceston est une contrefaçon de Hobart-Town, placée sur la mer au lieu d’être placée sur le Derwent, et regardant le nord au lieu de regarder le sud. Il en résulte que tout ce que j’ai à dire de Launceston, c’est que je m’y ennuyais beaucoup au bout de quelques jours, et que, comme rien ne nous retenait à Launceston, nous montâmes un beau matin sur le Shamrock, bateau à vapeur desservant les stations de Port-Philips, de Two-Fold-Bay et de Sydney, et nous dîmes adieu à la terre de Van Diemen, après trois mois de séjour.
Port-Philips est situé en Australie, de l’autre côté du détroit de Bancks, juste en face de Launceston. Les grands navires restent à Port-Williams. Un caprice a fait bâtir la ville à Port-Philips, où les petits bâtiments peuvent seuls remonter.
Pour y arriver, on suit les bords d’une rivière; qu’on me pardonne mon ignorance dont j’espère du reste faire un des charmes de ce livre, je ne sais pas le nom de cette rivière; mais ce que je sais, c’est que ses bords ne sont qu’une longue suite d’abattoirs où l’on tue les moutons, de tanneries où l’on prépare leurs peaux, et d’usines où l’on fond leur graisse.
De place en place s’élèvent des montagnes blanches de vingt-cinq, trente, quarante pieds de hauteur: ce sont leurs ossements. Ces tueries, ces tanneries, ces fontes de graisse ou plutôt de suif, ces ossements rangés en pyramides tout le long du rivage, répandent une odeur pestilentielle qui m’avait fait prendre Port-Philips en horreur avant même que j’y fusse arrivée.
On sait l’immense commerce qui se fait en Angleterre des belles laines, des peaux de mouton et des suifs de l’Australie. Je n’ai jamais vu de troupeaux pareils à ceux qui tondent, comme disait Virgile, les collines et les plaines de Port-Philips. Ces grandes prairies, encore solitaires, semblent de vastes mers dont chaque mouton forme une vague. Tous ces troupeaux sont conduits par des émigrants libres, Écossais, Anglais, Irlandais.
La ville, à l’époque où nous la visitâmes, n’était qu’un amas de maisons, mais cet amas allait chaque jour s’augmentant. On sentait une ville à venir sourdre dans les interstices de la ville présente. On devinait la richesse, l’abondance, le luxe futurs dans l’aisance qu’on voyait rayonner partout. Mais comme tout cela n’était que médiocrement intéressant pour nous, peut-être n’eussions-nous séjourné que vingt-quatre heures à Port-Philips, si nous n’eussions été retenus par la curiosité qu’excitait un fait qui venait de se produire.
Quelques jours avant notre arrivée, un des gardiens de ces immenses troupeaux que nous avons dit s’était présenté chez M. B***, un des principaux orfèvres de la ville. L’industriel vit bien que l’homme qui venait d’entrer dans son magasin n’avait pas la mine d’un acheteur.
—Que désirez-vous? lui demanda-t-il.
L’irlandais (c’était un Irlandais) tira de sa poche un mauvais mouchoir tout en loques, déroula le mouchoir, et de son pli tira un objet brillant de la grosseur d’un pain d’une livre.
—Tenez, monsieur le bijoutier, dit-il, je voudrais savoir ce que c’est que cela?
B*** regarda le lingot incrusté de pierres, le tourna, le retourna en tous sens.
—Où as-tu trouvé cela? lui demanda-t-il.—Là-bas, en gardant mes moutons. J’ai vu que cela brillait au soleil, et je me suis dit: La première fois que j’irai à la ville, il faut que je montre cela à un joaillier. Je suis venu à la ville, on m’a donné votre adresse, et voilà. Ça a-t-il une valeur quelconque?
Le bijoutier toucha le lingot. C’était de l’or vierge.
—Eh bien, demanda le berger?—Cela a une valeur, en effet, répondit le bijoutier, mais pas si grande que tu crois.—Enfin, cela vaut toujours quelque chose?—Oui.—Combien cela vaut-il?—Combien en veux-tu?—Comment voulez-vous que je vous le dise, moi? C’est à vous de me dire, en conscience, combien vous pouvez m’acheter cela.—Tiens, dit le bijoutier, voici quatre livres sterling.—Oh! vous ajouterez bien quelque monnaie pour m’acheter des souliers, des chaussettes, et une ou deux vieilles chemises.—Non, attendu que je vous ai donné en conscience le prix de votre lingot. Mais, tenez, après tout, je vous donnerai ce que vous demandez.
Et, appelant sa femme, il lui dit de faire un paquet, parmi ses hardes à lui, des objets que demandait le berger, et de lui donner ce paquet. Puis, pendant que sa femme roulait dans une serviette souliers, chaussettes et chemises:
—Et y a-t-il beaucoup de cailloux dans le genre de celui-là, à l’endroit où paissent tes moutons?—Je ne sais pas, répondit le berger. J’ai buté sur celui-là, je l’ai ramassé et vous l’ai apporté. Voilà tout.—Eh bien, si tu en trouves d’autres, apporte-les encore.—Oh! sûr que j’en trouverai.—Et tu me les apporteras?—Certainement! Je vous dois la préférence.
Madame B*** rentrait avec le paquet. L’Irlandais remercia le bijoutier et sortit, convaincu qu’il était dupé. Il ne se trompait pas; le lingot pesait quatre livres d’or pur, sans compter les pierres, et, étant de l’or vierge, était de l’or au premier titre.
Le soir du jour où la chose était arrivée, tout Port-Philips connaissait l’anecdote. Alors, et à l’instant même, le génie de la spéculation avait secoué ses ailes sur la ville. On s’empara du berger; on le séquestra, et l’on organisa une société en commandite pour l’exploitation des mines de Port-Philips. Alors les directeurs de la société s’abouchèrent avec l’Irlandais.
Il s’agissait d’obtenir du berger qu’il conduisît les spéculateurs à l’endroit où avait été trouvé le lingot. Le berger secoua la tête et refusa net, d’abord; mais, à force de promesses et de menaces, on vainquit sa résistance.
—Eh bien, soit! dit-il, je vous conduirai.
A partir de ce moment, le berger fut mis dans une chambre, bien nourri, bien soigné, mais gardé à vue. On organisa toute une caravane, avec pelles, pioches, tombereaux, chevaux, moulins à passer la terre, etc., etc. Enfin, on partit, le berger en tête.
La caravane se composait de tous les actionnaires qui avaient voulu assister eux-mêmes aux premiers travaux, et de presque toute la population de la ville, qui venait à la remorque, plus ou moins bien équipée pour le voyage. Il y en avait qui partaient sans provisions, se fiant à ce qu’ils pourraient trouver. C’était une vraie fièvre universelle, sous un soleil qui les rôtissait tous. Nous vîmes passer la caravane. Elle se composait de deux mille personnes.
—Ma foi! dit mon mari, j’ai envie de suivre tous ces gens-là, et de voir, non pas la mine qu’ils trouveront, mais celle qu’ils feront, si le berger est un menteur.—Va, répondis-je.
Et mon mari partit. Comme le voyage n’avait rien de bien intéressant pour une femme, je le laissai aller seul. Au bout de quatre jours seulement, j’eus des nouvelles de l’expédition par une avant-garde de gens désappointés. Le berger avait, pendant deux jours, promené la caravane par un soleil de trente-cinq degrés; puis, arrivé à une montagne toute de roche, il avait frappé du pied la terre, les mains dans ses poches, en sifflant et en disant:
—C’est ici que je l’ai trouvé.
Et aussitôt chacun s’était mis à fouiller, à bêcher, à piocher, jetant son cri de joie à chaque espérance, son soupir de douleur à chaque désappointement. Le lendemain, on chercha le berger pour lui faire de nouvelles questions, pour lui demander si c’était bien là l’endroit où il avait trouvé le lingot qui causait tout ce remue-ménage. Le berger avait disparu. Le berger avait été enlevé par un spéculateur. Un capitaliste avait dit au berger:
—Vous êtes bien bon de vous contenter d’un dixième dans les dividendes de la société. Venez avec moi à Sidney; nous achèterons tout ce qui sera nécessaire à ce travail: nous reviendrons par l’intérieur des terres; de Sidney à Port-Philips, par terre, il y a six cents milles anglais; pour que personne ne nous reconnaisse, nous nous mettrons nous-mêmes à faire les mineurs, et nous partagerons tout par moitié. Jusque-là ne vous inquiétez de rien. La proposition avait été acceptée. De là, disparition du berger.
Personne ne sut rien de cet engagement; moi seule fut mise dans la confidence, le spéculateur étant un ami de mon mari. Finissons-en tout de suite avec l’histoire du berger. Le spéculateur le cacha à fond de cale du Shamrock et paya huit guinées au capitaine afin qu’il passât par-dessus les formalités d’usage pour la réception des passagers à bord.
Arrivé à Sidney, le spéculateur tint toutes ses promesses, nourrissant, soignant, caressant sa poule aux œufs d’or. Là, on fit les achats nécessaires: une voiture, un chariot, tous les instruments de travail, des armes; le tout montant à une somme de quinze cents livres sterling.
On engagea quatre hommes, à qui l’on promit, outre deux couronnes par jour, un tant pour cent pour les bénéfices. On traça l’itinéraire que l’on devait suivre dans l’intérieur des terres, et l’on arrêta le jour du départ. Seulement, au moment de partir, le berger était encore une fois disparu. On l’appela, on le chercha, on le fit chercher: tout fut inutile; jamais on ne le revit. Sa disparition est restée un mystère.
Seulement l’éveil avait été donné; des ingénieurs furent envoyés, qui firent des recherches à des périodes assez distantes les unes des autres, et enfin, au bout de trois ou quatre années, les mines d’or furent trouvées. Elles sont aujourd’hui en pleine exploitation. Je puis dire encore, en passant, que le spéculateur qui mena le berger à Sidney, moitié en riant de l’aventure, moitié sérieux à la pensée de ses résultats, était tout bonnement mon mari!
Je quittai Port-Philips, non plus sur le Shamrock, mais sur une mauvaise goëlette qui profitait des passagers en retard, et glanait derrière le bateau à vapeur. Nous arrivâmes à Two-Foot-Bay.
La goëlette faisait station pendant vingt-quatre heures. Comme il n’y avait rien à voir à Two-Foot-Bay, et que je m’en plaignais, le maître de l’hôtel où j’étais descendue me proposa de me faire voir le fils d’un des principaux chefs de l’intérieur de l’Australie, qui était venu pour faire amitié avec un chef plus rapproché des bords de la mer.
Ce jeune homme était campé avec ses compagnons à une heure et demie à peu près de la ville. Il va sans dire que j’acceptai. J’étais, comme toujours, la seule femme de l’expédition. Nous laissâmes tomber la chaleur, et nous nous mîmes en route vers deux heures de l’après-midi.
Le chemin longeait la baie, qui a la forme d’un immense fer à cheval: la route était charmante. La seule chose qui fît tache dans le paysage, c’étaient ces hideux insulaires éparpillés sur le rivage, se livrant à la pêche, ou recueillant des coquillages et des polypes que la marée déposait sur le sable. La race des indigènes de l’Australie et celle de la terre de Van Diemen, quoique différentes d’origine, à ce que l’on prétend, sont les plus abominables races humaines que j’aie jamais vues. Front déprimé, ventre gros, jambes grêles, ils n’ont pas même les qualités du singe, qui serait certainement humilié que les savants en fissent l’anneau intermédiaire entre lui et ces hommes. Quelle différence avec mes charmantes Maories en fourreau de soie de Ikanamawi.
Au bout d’une heure de marche à peu près, nous nous trouvâmes sur la lisière d’une grande forêt au feuillage sombre. De place en place, comme on voit chez nous des coulées de bêtes fauves dans les taillis, on voyait des chemins de la largeur et de la hauteur d’un homme; ce sont les coulées des indigènes qui viennent à la pêche dans la baie. Nous prîmes un de ces chemins, et nous nous enfonçâmes dans la forêt.
Nous marchâmes une demi-heure environ, puis nous nous trouvâmes proche d’une grande clairière; au milieu de cette clairière s’élevaient sept ou huit tentes, et une de ces tentes était remarquable à sa couronne de roseaux. C’était celle du jeune chef. Dès qu’il nous aperçut, il se leva et vint à nous. A chacun de ses côtés marchait un vieillard.
Ce fut moi qui, en ma qualité de femme, reçus son premier compliment. Il est à remarquer que les races sauvages ne manquent jamais à cette politesse naturelle que l’on ne trouve pas toujours dans les races civilisées. Puis il nous invita à entrer dans sa tente. C’était comme les autres une espèce de ruche gigantesque recouverte en feuilles de bananier. La sienne, comme nous l’avons dit, ne se distinguait des autres qu’en ce qu’elle était un peu plus grande et ornée à son sommet d’une couronne d’herbes de marais ressemblant à nos roseaux.
Notre maître d’hôtel nous expliqua que les deux vieillards qui accompagnaient le jeune prince étaient des conseillers du roi son père; ils avaient charge de ne jamais le quitter, et de veiller nuit et jour sur lui. En effet, une natte était étendue à terre; au centre de la natte, la place où avait l’habitude de s’asseoir le jeune homme était marquée. A droite et à gauche étaient marquées les places des deux conseillers.
Ils s’amusaient à tresser, avec de l’herbe des champs, des guirlandes dont ils couronnaient le jeune prince. La fleur de cette herbe ressemblait beaucoup à notre marguerite, et faisait très-bien sur les cheveux du jeune homme, noirs comme l’aile d’un corbeau. Il avait dix-huit ans, et semblait un dieu indien, vu en opposition avec ces abominables Alfourous que nous rencontrions à chaque pas.
Je lui donnai, ainsi qu’à ses deux conseillers, quelques pièces d’argent anglais. Ils acceptèrent avec joie ce cadeau, dont ils sont très-amoureux, et, en signe de reconnaissance, ils les mirent d’abord dans leur bouche; puis, prince et conseillers réunirent leurs pièces, appelèrent un indigène à qui ils dirent quelques mots dans leur langue. L’indigène nous représentait le bijoutier de la cour, à qui l’on donnait l’ordre de percer les pièces pour que l’on pût les porter en colliers ou en boucles d’oreilles.
Au bout d’une demi-heure employée à satisfaire notre curiosité, nous manifestâmes au prince le désir de prendre congé de lui. Mais, afin de nous faire les honneurs de la forêt, il insista pour nous reconduire, et, en effet, nous reconduisit jusqu’à la lisière.
Là, comme s’il eût reçu défense de se hasarder en pays civilisé, les deux vieillards, qui marchaient toujours à ses côtés, l’arrêtèrent chacun par un bras. Nous prîmes congé de lui et lui de nous. Ce fut mon initiateur à la vie sauvage.
Le lendemain nous repartîmes. De loin, nous vîmes se dessiner, derrière Sidney, cette chaîne de montagnes, à laquelle leur couleur a fait donner le nom de montagnes Bleues. Rien de ravissant comme l’entrée de Sidney. Ceux qui ont vu les deux ports disent que celui de Rio-Janeiro seul peut lui être comparé; mais, en général, on donne la préférence à celui de Sidney.
A gauche, en entrant, on a le jardin public, connu sous le nom du Domains; à droite, des villas charmantes, ou plutôt des palais en pierre magnifiques. Au fur et à mesure qu’on avance, on découvre les mille détails pittoresques des splendides amphithéâtres que fait l’horizon de Sidney. Quoique nous montassions une simple petite corvette à voiles, nous eûmes la fatuité de débarquer au quai des bateaux à vapeur.
Nous logeâmes au grand hôtel royal de Georges-Street, celui où est la salle de concerts. Je n’oublierai jamais l’aspect de cet hôtel gigantesque, avec ses balcons de bambous à chaque étage. Du balcon de notre chambre, nous dominions toute cette magnifique rue, qui a trois milles de longueur.
Nous étions arrivés à une heure de l’après-midi; à trois heures, heure à laquelle le beau monde de Sidney se fait voir en magnifiques équipages, nous fîmes commander une voiture, et je m’occupai de m’habiller. Comme à Auckland, comme à Hobart-Town, comme à Port-Philips, la société est toujours la même: les employés du gouvernement, le clergé, l’armée.
A la promenade et au spectacle, force est à l’aristocratie d’admettre le mélange des castes. Il y avait à la promenade tel millionnaire à quatre chevaux, qui était un ancien convict. Le pavé du roi Georges appartient à tout le monde. Mais, dans les salons, c’est bien autre chose; aussi la société n’est-elle pas plus amusante ou plus intéressante à Sidney qu’à Port-Philips, qu’à Hobart-Town et à Auckland. Tout y est convenable, proper; cette expression renferme tout. Mais, en échange, quelle merveilleuse richesse de nature!
La promenade longe la mer; elle s’appelle la route Macquarie, et a été tracée par la femme du gouverneur de ce nom. Elle conduit aux jardins publics, appelés, comme je l’ai dit, le Domains, et à d’immenses allées d’arbres à travers le dôme desquels le soleil eût vainement essayé de se faire jour: jardins féeriques qui semblent éclos sous le pinceau d’un décorateur.
L’un des jardins, il y en a deux, longe le bord de la mer; l’autre s’enfonce dans l’intérieur. Figurez-vous des bambous gigantesques, des pins de Norfolk, qui peuvent abriter trois cents personnes; des citronniers, des cocotiers, des dattiers, des bananiers, et, à l’ombre de tous ces arbres des tropiques, une fleur qui me fit pousser un cri de joie, comme à Rousseau la pervenche, ma fleur favorite, que je n’avais pas revue depuis que j’avais quitté la France: la violette!.. mais pas une... des milliers de violettes!...
Je les regardai dédaigneusement. C’est singulier ce que me fit éprouver la vue de ces violettes demeurant à cinq mille lieues de leur pays, et condamnées à mourir là!... J’ai rapporté en France ces mêmes violettes séchées dans les feuillets d’un livre, côte à côte avec des marguerites cueillies sur la tombe de La Pérouse, à Botany-Bay. En revenant, nous ordonnâmes au cocher de toucher au consulat de France. Nous avions une lettre pour le consul, M. Pharamond. Nous remîmes à sa porte cette lettre et nos cartes.
Le lendemain, comme nous prenions le thé, on nous annonça mon compatriote, je dis mon compatriote, car mon mari, je crois l’avoir déjà dit, est Italien, d’origine grecque. Il venait non-seulement nous rendre notre visite, mais se mettre à notre disposition. Il avait pris des billets pour un concert, et offrait de nous y conduire. Je regrettais mes violettes; mais M. Pharamond m’assura que nous serions libres à temps encore pour aller faire une promenade au jardin.
J’écoutais un duo de Bellini, assez médiocrement chanté par un Pollion alsacien et une Norma provençale, ce qui me permettait de penser à mille autres choses qu’à Bellini, lorsque mon mari me poussa vivement le coude.
—Hein! lui dis-je en revenant des Antipodes, c’est-à-dire de la France.
—Attends un instant pour regarder à notre droite, mais dans un instant regarde.
Je suivis la recommandation; puis, au bout de cinq secondes, je tournai la tête. J’aperçus sir Georges! Lui et le gentleman avec lequel il assistait au spectacle avaient déjà été présentés à M. Pharamond. Ils étaient arrivés à Sidney depuis cinq ou six jours.
—Eh bien! me demanda mon mari?—Eh bien! répondis-je, j’espère que je saurai enfin à Sidney la couleur de ses paroles, et qu’il me fera l’honneur de me dire quelque chose, ne fût-ce que: Bonjour, Madame!—Il est trop amoureux de toi, me dit mon mari en riant.—Oh! la bonne folie, répondis-je.
Et je tournai la tête d’un autre côté. Je ne pus m’empêcher, je l’avoue, de regarder de temps en temps de son côté, mais pas une fois, du moins tandis que mes yeux étaient fixés sur lui, pas une fois il ne regarda du mien. A trois heures, le concert finit: M. Pharamond avait un engagement qui l’empêchait de nous accompagner; mais il voulut absolument mettre sa voiture à notre disposition.
Nous acceptâmes. Seulement, arrivés aux jardins, nous renvoyâmes la voiture. Je suis assez bonne marcheuse, je voulais voir tout à mon aise le paysage; il fut convenu que nous reviendrions à pied. Ce fut le même enchantement que la veille; les violettes semblaient avoir poussé par milliers pour me faire fête. J’en cueillis un énorme bouquet. Puis des grottes pleines de fraîcheur au bord de la mer, des ruisseaux frangés de myosotis qui semblaient, de loin, un semis de turquoises; enfin toutes les fleurs qu’on aime à côté des fleurs que l’on admire.
A cinq heures, nous reprîmes le chemin de la maison par le bord de la mer, moi m’amusant, comme la marée montait, à sauter de roc en roc et à défier les vagues comme elles approchaient. La distance était plus grande qu’il ne m’avait semblé; l’air, au lieu de se rafraîchir, s’échauffait à l’approche du soir. Instinctivement, je dis à mon mari de hâter le pas. A peine avions-nous fait dix pas dans Georges-Street, que nous entendîmes sonner une espèce de cloche d’alarme, puis nous vîmes les voitures se précipiter au grand galop, les piétons s’enfuir à toutes jambes, les boutiques se fermer à grand bruit; je crus à une révolution.
—Que va-t-il donc se passer? demandai-je à un monsieur qui courait après son chapeau qu’un coup de vent venait d’emporter.—It is going to blow a brickfield, me répondit-il en continuant d’allonger le bras vers son feutre, qui semblait animé de la rage de lui échapper.
Je regardai M. Giovanni.
—Il va souffler un brickfield, lui demandai-je; comprends-tu ce que cela veut dire?—Non, ma foi! mais puisque les autres courent, courons. Et nous courûmes.
Une femme passa près de nous, entraînant sa fille en poussant des cris comme si l’ennemi venait d’entrer par une brèche.
—Madame, au nom du ciel! lui demandai-je, mais qu’y a-t-il donc?—It is going a brickfield, répondit-elle en faisant le signe de la croix; ce qui m’indiquait qu’elle était catholique, mais ce qui ne me disait pas ce que c’était qu’un brickfield.
El tous les fuyards de crier, comme on crie au feu:
—Brickfield! brickfield! brickfield!
Il paraît que la maladie est contagieuse, car nous nous mîmes à courir comme les autres vers notre hôtel, en criant:
—Brickfield! brickfield!
Nous fûmes bientôt renseignés. Un vent chaud, comme s’il sortait de la bouche d’un four, nous souffla au visage, accompagné d’un picotement dont nous ne nous fussions pas rendu compte si nous n’avions pas vu l’atmosphère se teindre d’une couleur rougeâtre, et si nous n’eussions pas senti que nous respirions avec l’air une poussière de brique.
Nous comprîmes alors que le brickfield était le simoun de Sidney. En un instant, la redingote, le gilet blanc, les cheveux et la figure de mon mari furent couleur de brique.
—Mon Dieu! m’écriai-je, est-ce que je deviens aussi laide que toi?—Oh! par exemple, me répondit-il, tu peux dire adieu à ta robe et à ton chapeau.
Et, en effet, ma robe, de gris perle qu’elle était, s’était, en un instant, faite couleur de rouille; quant à mon chapeau, je ne pouvais le voir, puisque j’en étais coiffée, mais j’eus cette satisfaction en arrivant. Nous arrivâmes éperdus à l’hôtel; nous étions rouges des pieds à la tête. La poussière de brique avait pénétré partout où l’air avait pu pénétrer.
—Des bains! des bains! nous écriâmes-nous en tombant sur le sofa de notre chambre.
En me déshabillant pour me plonger dans ma baignoire, je dis adieu pour jamais à ma pauvre robe gris perle et à mon pauvre chapeau blanc. O chers lecteurs, et vous surtout, chères lectrices, Dieu vous préserve du brickfield!