Читать книгу Choix des plaidoyers et mémoires de M. Dupin aîné - André Marie Jean Jacques Dupin - Страница 10
ОглавлениеTROISIÈME REQUÊTE A LA CHAMBRE DES PAIRS POUR M. LE MARÉCHAL NEY.
MESSIEURS,
J’ai déjà eu l’honneur de vous présenter deux requêtes () dont l’objet était de démontrer la nécessité d’une loi, soit pour indiquer la procédure à suivre devant la chambre des pairs, soit pour consacrer, dans la forme constitutionnelle, les modifications sans lesquelles la procédure établie pour les autres cours ne pourrait pas s’accorder avec l’organisation de la cour des pairs.
J’ai présenté les motifs qui rendaient cette marche indispensable, non-seulement dans mon intérêt particulier, mais encore dans celui de tous les pairs qui, comme moi et après moi, seraient exposés aux hasards d’une accusation capitale.
Je ne sais quelle sera l’issue de mes réclamations: j’ignore ce qui se fait et ce qui se fera ultérieurement pour ou contre moi; mais, dans cette incertitude, je ne dois pas négliger de mettre sous les yeux de la chambre les inconvéniens qui résulteraient, pour la justice et pour ma sûreté, de l’emploi des formes expéditives auxquelles, par le fait, il semble que je sois réduit.
En effet, et alors même qu’il demeurerait pour certain que la procédure rapide des cours spéciales est bien celle qui convienne, et au caractère élevé de la chambre des pairs, et à la gravité de l’accusation dont je suis l’objet; au moins est-il vrai que, renfermé dans le cercle déjà si étroit de cette procédure, j’aurais droit de prétendre qu’aucune des garanties qu’elle offre ne peut m’être enlevée.
Or, s’il est vrai, comme l’annoncent quelques journaux qui semblent mieux informés que moi, que la chambre des pairs ait déjà prononcé ma mise en accusation, je demande pourquoi cet arrêt ne m’a pas encore été notifié conformément à l’article 567 du code d’instruction criminelle? Je demande encore si cet arrêt a été adressé à la cour de cassation, aux termes de l’article 568? Je demande si celle cour a statué ou se dispose à statuer, aux termes de l’article 590, sur les nullités qui, d’après l’article 299, peuvent se trouver dans l’arrêt de renvoi? Ou enfin, si toutes ces formes ont été négligées par la raison qu’il ne convient pas que la chambre des pairs reconnaisse de juridiction supérieure à la sienne propre, je demande où est la loi qui a décidé, en ce qui me concerne, que je serais privé du bénéfice que les articles précités assurent à l’accusé le plus vulgaire?
On ne peut pas, à huis clos, en mon absence, à mon insu, décider irrévocablement contre moi des questions dont la solution peut influer puissamment sur la décision de mon procès.
On ne pourra pas m’opposer comme inattaquables, des actes qui n’auront pas subi les épreuves prescrites par la loi, ni me déclarer non-recevable à critiquer des procédures dont je ne puis pas relever les irrégularités avant que d’en avoir obtenu lecture, copie ou communication.
Si le mode de proposer ces nullités a cessé d’être tel qu’il est réglé par le code d’instruction criminelle, il a dû être remplacé par un autre mode; mais il n’a pas pu disparaître de la procédure: il tient essentiellement à ma défense; je n’ai pas pu, je ne puis pas en être privé ; et je regarde tous mes droits comme réservés à cet égard, me paraissant impossible que mes accusateurs, seuls et sans avoir éprouvé le choc d’aucune contradiction, aient pu prendre sur moi des avantages qu’il me soit désormais interdit de leur disputer.
Ce que j’ai dit jusqu’ici des dispositions du code d’instruction criminelle sur l’arrêt de mise en accusation, sur la proposition des nullités, et sur le mode de les faire juger, s’applique à d’autres objets non moins importans.
Je suis accusé du crime de haute trahison; tel est le titre de l’accusation: mais le sort de cette accusation est subordonné à la défense que j’y opposerai. Or, d’après l’article 299 du code précité, j’ai, par exemple, le droit d’articuler et de soutenir que le fait qui m’est imputé n’est pas qualifié crime par la loi, et je prouverai qu’en effet le code pénal (même à la sect. II du chap. Ier du liv. 3) ne renferme aucun article dont les termes me puissent être appliqués. Cette discussion tient essentiellement à ma défense: j’agiterai la question devant la cour de cassation, si l’on observe les articles 568, 569 et 570; je l’agiterai devant la chambre des pairs, s’il est décidé que ces articles doivent subir une modification. Mais toujours est-il que le droit d’élever cette question m’appartient éminemment, et qu’on ne peut rien statuer sur cette question, sans qu’au préalable j’aie été entendu.
Pareillement, ce n’est ni selon les règles et les principes suivis dans les tribunaux militaires, ni selon les règles et les principes usités dans les cours spéciales, que je dois être jugé au fond.
La procédure des cours spéciales, même en admettant qu’elle peut accidentellement devenir celle de la cour des pairs, ne préjuge rien au fond, ni sur le caractère du délit, ni sur la manière dont les pairs devront former leur opinion.
La qualité de maréchal de France, la circonstance que je commandais une division militaire, ne peut pas non plus entraîner la conséquence que je dois être jugé militairement.
Le crime dont je suis accusé n’est ni un délit purement militaire, ni un délit de la classe ordinaire, c’est un délit complexe qualifié par la charte crime de haute trahison.
L’accusation de ce crime doit être jugée par la cour des pairs comme cour des vairs; c’est-à-dire avec la solennité, avec l’élévation qui appartiennent à une cour composée d’hommes d’État, dont la conscience, comme juges, ne peut être émue que par le sentiment intime et toujours profond du véritable intérêt de l’État.
Sans ces considérations d’un ordre supérieur, la charte n’eût pas réservé aux pairs de France la connaissance exclusive des accusations mentionnées aux articles 33 et 34: elle en eût laissé la connaissance aux juges ordinaires.
Mais on a senti que des juges ordinaires ne verraient, ne traiteraient, ne jugeraient l’accusation que d’une manière ordinaire; tandis que les pairs, placés par la charte dans une région plus élevée, verraient la chose de plus loin, parce qu’ils la verraient de plus haut.
C’est cette hauteur de vues, cette élévation de sentimens, qui doivent présider à la décision de mon procès. Les pairs ne me jugeront ni comme feraient des militaires assemblés pour juger une sentinelle endormie, ou un soldat déserteur; ni comme des juges spéciaux qui auraient à statuer sur le sort d’un contrebandier; ils me jugeront comme des hommes d’état, qui ont traversé une longue et terrible révolution, qui ont vu tant de formes de gouvernemens se succéder d’une manière aussi rapide qu’imprévue; qui, comme moi peut-être, ont connu cette incertitude, cette anxiété, ce bouleversement d’esprit et d’âme qu’éprouve le meilleur citoyen, lorsqu’il voit ses compatriotes divisés par les factions, et prêts à déchirer eux-mêmes le sein de la patrie.
Ils apprécieront ma situation au 14 mars: et si quelques-uns sont assez sûrs d’eux-mêmes pour croire qu’à ma place ils eussent résisté à l’orage; d’autres, tout en me blâmant d’y avoir cédé, seront assez indulgens pour penser que mon cœur n’admit jamais la pensée du crime.
J’insiste d’autant plus pour que la chambre des pairs conserve à sa juridiction le caractère de noblesse et d’indépendance qui la distingue de toutes les autres juridictions, que le crime dont je suis accusé devait, suivant l’article 33 de la charte, être défini par une loi qui n’a pas encore été portée.
En effet, on ne peut pas dire que cet article se réfère aux lois précédemment portées: ces mots qui seront définis par la loi, indiquent évidemment une loi à faire et non une loi déjà faite.
Or, si cette loi qui devait définir les crimes énoncés en l’article 33, n’a pas encore été portée, et que cependant mes accusateurs persistent à me faire juger par des lois auxquelles cet article n’a pas prétendu se référer, dans des formes qui n’ont pas été instituées pour la chambre des pairs, qui, en plusieurs points même, répugnent à son organisation, et qui, par cette raison, ont paru exiger des modifications que je puis appeler arbitraires, puisqu’elles n’ont pas été réglées par la loi; je n’ai donc d’espoir et de ressource que dans la grande latitude qui doit être laissée, soit à ma défense, soit au jugement que MM. les pairs en porteront en leur âme et conscience.
Dans ces circonstances, et par ces considérations, je conclus à ce qu’il plaise à messieurs les pairs me donner acte de ce que je persiste dans les conclusions par moi précédemment prises, et de ce que subsidiairement, et dans le cas seulement où il n’y serait pas fait droit; je me réserve 1° le droit de réclamer contre tous arrêts de mise en accusation, ou autres qui ont été ou qui pourraient être rendus en mon absence; 2° de proposer tous moyens de nullité contre la procédure tenue ou à tenir contre moi; 3° de prouver que le fait qui m’est imputé n’est pas qualifié crime par la loi; 4° que la chambre des pairs ne doit juger ni comme cour spéciale, ni comme tribunal militaire, mais bien comme chambre des pairs; 5° que je ne puis pas être jugé par des lois auxquelles la charte ne s’est pas référée, ni selon des règlemens qui n’ont pas le caractère législatif; — 6° enfin je me réserve toutes mes exceptions, fins de non recevoir et défenses généralement quelconques, tant en la forme qu’au fonds.
Paris, ce 17 novembre 1815.
Signe, NEY.