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§ II.

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Table des matières

Suivant la Charte, le maréchal Ney ne peut être jugé que par la Chambre des Pairs.

La plus solennelle de toutes nos lois, la plus respectable, celle qui détermine tous les pouvoirs et règle tous les droits, cette Charte immortelle que nous devons à la sagesse et à l’équité du Roi, porte, article 34, «aucun pair ne peut être arrêté que de

«l’autorité de la chambre, et jugé que par elle en

«matière criminelle.»

Or, le maréchal Ney a été créé pair par Sa Majesté. Il a accepté cette dignité ; il en a exercé les fonctions; il en réclame les prérogatives.

On lui oppose qu’il y a renoncé ; il soutient que telle n’a jamais été son intention.

Il faut donc examiner:

1° S’il existe de sa part une renonciation aux droits de la pairie;

2° Quels seraient les effets de cette renonciation.

On fait résulter la renonciation, de ce que le maréchal Ney, ayant accepté des fonctions incompatibles avec la dignité de pair, cela suppose et entraine la démission de cette dignité : on le considère, en conséquence, comme démissionnaire de fait de la pairie de France.

Il est vrai que le maréchal Ney, après avoir été créé pair par le Roi, a eu le malheur d’être nommé pair par l’usurpateur. Mais parce qu’il a été nommé deux fois pair, en résulte-t-il qu’il ait cessé de l’être tout-à-fait? Peut-on dire qu’il ait réuni en sa personne deux qualités incompatibles?

Sans doute, dans notre esprit comme dans notre cœur, rien ne s’allie moins avec la légitimité que l’usurpation, et nous reconnaissons hautement que le pouvoir éphémère d’un usurpateur est incompatible avec la sainte autorité d’un monarque légitime.

Mais lorsque nous cherchons, en droit, à nous expliquer les effets de cette incompatibilité, relativement à la seconde nomination du maréchal Ney, nous ne trouvons qu’un titre nul ajouté à un titre valable. Et comme ce qui est nul ne peut jamais produire aucun effet, il en résulte pour nous la conviction que le vice du titre nul n’a porté aucune atteinte à l’efficacité du titre valable.

Si le maréchal Ney n’eût pas été créé pair par le Roi, il n’aurait jamais été pair; car l’usurpateur était sans caractère pour lui conférer cette dignité.

Mais comme il était également sans autorité pour priver le maréchal Ney de la pairie qui lui était acquise, il faut de toute nécessité reconnaître en principe: Que tout ce qu’a pu faire l’usurpateur est comme non avenu; que ce qu’il a fait d’inutile n’a pas pu détruire ce que le Roi avait utilement créé ; que tous ses actes, en un mot, sont nuls, de toute nullité, de nullité absolue; et que, par conséquent, la collation par lui faite du titre de pair, insuffisante pour faire acquérir au maréchal Ney aucun droit nouveau à la pairie, a été pareillement impuissante pour faire perdre à ce maréchal le droit qui lui était antérieurement acquis à cette dignité. Quod nullum est nullum producit effectum. Utile per inutile non vitiatur.

En effet, il ne peut y avoir incompatibilité entre deux titres qu’autant qu’ils subsistent concurremment; mais si de deux nominations, une seule est valable et l’autre nulle, il n’y a pas lieu à la question d’incombtibilité entre elles.

L’objection ne subsiste donc plus qu’en ce sens: Que nul ne peut servir deux maîtres; que par conséquent, accepter des fonctions confiées par l’usurpateur, c’était nécessairement renoncer aux fonctions conférées par le Roi.

Mais, s’il en était ainsi, le crime de rébellion ou de trahison de la part d’un pair emporterait toujours renonciation à la pairie. Car quoi de plus incompatible que la trahison avec la fidélité ?

Cependant on a vu, par tous les exemples que nous avons cités sous le paragraphe précédent, que, lorsqu’un pair s’était rendu coupable d’un pareil crime, il n’était pas pour cela censé avoir renoncé de plein droit à la pairie, ni aux priviléges de la pairie. Il y avait seulement lieu à accusation contre lui. S’il était acquitté, sa dignité n’en souffrait aucune diminution; si, au contraire, il était condamné, de ce moment-là même, il en était déchu; mais il n’en était jamais privé que par le jugement de ses pairs.

L’évidence du crime dont un pair est accusé, ce qu’il peut avoir d’odieux ou d’aggravant, peut rendre sa condamnation plus certaine; mais toujours est-il que ce n’est pas dans les faits de reproche ou d’accusation contre un pair, qu’on peut voir l’abdication d’un privilége dont la jouissance ne lui est pas seulement assurée pour le cas où il sera demeuré fidèle, mais aussi pour le cas où il se sera rendu criminel, puisque ce n’est qu’en matière criminelle qu’il doit être jugé par ses pairs.

D’ailleurs, ne perdons pas de vue qu’il y a une grande différence entre une renonciation écrite et une renonciation de fait.

Une renonciation écrite emporte, seule et par elle-même, la preuve non équivoque de la volonté de son auteur.

Une renonciation, appuyée seulement sur des faits qui la font supposer, n’a pas, à beaucoup près, le même degré de certitude.

Dans les termes ordinaires du droit, les renonciations ne se présument pas. La raison en est que, s’il est libre à chacun de renoncer à son droit, personne cependant n’est présumé en faire inconsidérément le sacrifice. Nemo res suas facile, jactare prœsumitur. On ne doit donc pas présumer qu’un pair ait légèrement abdiqué sa dignité.

En tout cas, il nous semble que si l’on trouve dans la conduite d’un pair, des faits d’où l’on veuille induire sa renonciation à la pairie, ces faits, lorsqu’il conteste les inductions qu’on en tire, ne peuvent être convenablement appréciés que par la chambre des pairs.

Autrement, les pairs ne seraient réellement plus inamovibles. Un mot échappé, une conversation mal saisie, mal interprétée, pourraient, quelque jour, être pris pour une démission: pour peu que la conduite d’un pair parût incompatible avec sa dignité, on supposerait qu’il s’en est démis de fait; et les pairs seraient arbitrairement privés des avantages que la Charte a voulu leur assurer.

Mais supposons maintenant que le maréchal Ney a, en effet, abdiqué la dignité de pair; qu’il a renoncé formellement aux prérogatives attachées à cette dignité, et notamment à l’article 34 de la Charte; et voyons quels seraient les effets d’une telle renonciation.

Elle serait postérieure au crime dont il est accusé ; ce crime aurait donc été commis par un pair, et il ne pourrait encore être jugé que par la chambre des pairs.

En effet, c’est à l’époque où le crime a été commis que le pair a acquis le droit d’être jugé par ses pairs, et, réciproquement, que les pairs ont acquis le droit de juger leur pair.

Nous disons réciproquement, parce que l’art. 34 de la Charte n’a pas seulement entendu accorder aux pairs le privilége individuel de n’être jugés que par leurs pairs en matière criminelle; ce privilége est accordé dans l’intérêt général de la pairie.

Quand un pair est traduit devant des juges autres que ses pairs, on ne méconnaît pas seulement le privilège de l’accusé ; le droit de la pairie tout entière se trouve atteint. (Et c’est pour cela que, dans le § précédent, nous avons vu le parlement de Paris aussi ardent à réclamer le droit exclusif de juger les pairs, que nous avons vu les pairs eux-mêmes soigneux de réclamer la juridiction de cette cour. )

Ainsi, quoiqu’il soit vrai de dire qu’un pair peut renoncer à la pairie, cela doit s’entendre comme de toutes les renonciations; c’est-à-dire sous la condition que sa renonciation ne sera point intempestive.

S’il fait sa renonciation à une époque où il n’a commis aucun crime qui l’ait rendu justiciable de ses pairs, on peut dire qu’il ne renonce qu’à son droit personnel.

Mais s’il renonce après que, par sa conduite prétendue criminelle, il a contracté l’obligation de répondre devant ses pairs, sa renonciation, bonne pour l’avenir, ne le soustrait pas, pour le passé, à la juridiction de la chambre des pairs, qui a autant d’intérêt à le juger, qu’il peut avoir lui-même d’intérêt à être jugé par elle.

Encore une fois, il ne faut pas considérer l’époque de la mise en accusation, mais l’époque où le prétendu crime a été commis, et la qualité qu’avait l’accusé à cette même époque, pour déterminer le tribunal qui doit le juger. Cela est vrai dans les cas les plus ordinaires.

Ainsi, par exemple, si un crime a été commis par un militaire, quoique ensuite, et avant qu’il ait été traduit devant un conseil de guerre, il donne sa démission, il ne cessera pas pour cela d’être justiciable d’un conseil de guerre; le crime commis par lui ne cessera pas d’être un délit militaire, il ne pourra pas décliner la juridiction militaire.

Or, ce qui arriverait en pareil cas, par la seule force des principes sur la compétence des tribunaux en général, doit à plus forte raison être observé dans une circonstance où la constitution de l’État est particulièrement intéressée à ce que le crime prétendu commis par un pair ne soit jugé que par la chambre des pairs.

Cela est d’autant plus important, qu’il pourrait fort bien arriver qu’un pair, ayant abdiqué pour faire jouir plus tôt son fils des honneurs et des droits de la pairie, fût ensuite recherché pour sa conduite passée. Or, dans ce cas, étant accusé pour des faits dont il se serait rendu coupable-étant pair, il ne pourrait certainement être jugé qu’en cette qualité, et conséquemment par ses pairs.

Il en faut dire autant d’un ministre qui donnerait sa démission pour se soustraire au jugement des chambres. Il ne cesserait certainement pas pour cela d’être leur justiciable pour tout le passé.

La nature du crime dont le pair est accusé est indifférente en soi; qu’il s’agisse d’un délit militaire ou d’un délit commun, la règle demeure la même: Un pair ne peut être jugé que par ses pairs.

La Charte n’a pas distingué entre les différentes espèces de crimes; elle n’en excepte aucun: en matière criminelle, dit-elle, d’une manière générale. Elle ne s’occupe pas de la qualité du crime, mais seulement de là qualité du criminel. S’il est pair, il ne peut être jugé que par la chambre des pairs. Cette qualité de pair est dominante, elle éclipse toutes les autres; on ne peut jamais en faire abstraction dans l’individu qui en est revêtu. Peu importe qu’il y joigne des titres et des emplois secondaires: il est pair, donc il ne peut être jugé que par ses pairs; c’est toujours là qu’il faut en revenir.

Jusqu’ici nous avons considéré le maréchal Ney comme n’ayant jamais eu l’intention de renoncer à la qualité de pair, ou du moins comme ayant certainement possédé cette qualité au jour du crime dont il est accusé. Maintenant, nous allons supposer que jamais il n’a été pair; et, dans cette hypothèse, nous soutiendrons qu’il serait encore fondé à demander son renvoi devant la chambre des pairs.

En effet, il est accusé de crime de haute trahison, et d’avoir attaqué la France et le gouvernement à main armée.

Eh bien, l’article 33 de la Charte dit positivement que «la chambre des pairs connaît des crimes de

«haute trahison et des attentats à la sûreté de l’état

«qui seront définis par la loi .»

Donc aucun autre tribunal ne peut connaître de ces crimes.

Vainement dirait-on que ces crimes devaient être définis par la loi et qu’ils ne l’ont pas encore été.

La réponse est que personne n’hésite sur l’acception de ces mots, crimes de haute trahison et attentats à la sûreté de l’État. Tout le monde convient qu’attaquer la France et son gouvernement à main armée, c’est évidemment la plus haute de toutes les trahisons, l’attentat le plus criminel à la sûreté de l’État.

Et si, comme on ne peut en douter, l’article 33 attribue à la chambre des pairs la connaissance de ces crimes, en raison de leur énormité, on ne peut pas penser que le crime imputé au maréchal Ney en puisse être excepté, puisque ce crime serait aussi horrible dans sa conception que désastreux dans ses conséquences.

Il serait donc évidemment placé, par sa nature, hors de la compétence du conseil de guerre, quand même il n’y serait pas déjà par la qualité de l’accusé .

On ne peut pas dire que le contraire est décidé, en ce qui concerne le maréchal Ney, par l’ordonnance du 2 août.

Cette ordonnance attribue au conseil de guerre de la première division militaire, la connaissance des crimes imputés aux personnes désignées dans l’ordonnance du 24 juillet; mais c’est sans préjudice du droit qu’ont ces personnes de se défendre, tant en la forme qu’au fond, devant ce conseil.

Autrement, et si l’on était obligé de reconnaître un tribunal par cela seul qu’on y est traduit, il n’y aurait jamais de déclinatoire possible; car le droit de décliner un tribunal quelconque naît précisément de ce que, par le fait, on y est traduit.

Tous les tribunaux, quels qu’ils soient, sont juges de leur compétence. Non-seulement la loi leur laisse une entière liberté de se déporter des causes qui ne sont pas de leurs attributions, mais elle leur en impose la nécessité : «Défendons à tous nos juges

«de retenir aucune cause, instance ou procès dont

«la connaissance ne leur appartient; mais leur en-

«joignons de renvoyer les parties par-devant les

«juges qui doivent en connaître, ou d’ordonner

«qu’elles se pourvoiront, à peine de nullité des ju-

«gemens. Et, en cas de contravention, pourront les

«juges être intimés et pris à partie.» (Ordonn. de Louis XIV, de 1667, lit. 6,art. 1; de 1670, lit. 2, art. 14.)

Anisi, non-seulement le conseil de guerre pourra, mais il devra se déclarer incompétent.

Paris, ce 13 septembre 1815.

Le maréchal prince de la Moskowa,

NEY.

DUPIN, avocat.

JUGEMENT DU CONSEIL DE GUERRE.

Du 10 novembre 1815.

Sur le rapport du maréchal-de-camp comte Grundler, et après avoir entendu le réquisitoire de M. le commissaire ordonnatenr Joinville, procureur du roi:

Le conseil considérant,

1° Que M. le maréchal Ney était pair de France à l’époque où il a commis le délit pour lequel il est mis en jugement en conformité de l’ordonnance du 24 juillet dernier;

2° Qu’un prévenu doit toujours être jugé dans le grade, ou suivant la qualité qu’il avait au moment où il a commis le délit dont il est accusé ;

3° Que les maréchaux de France n’ont jamais reconnu sous nos rois d’autre juridiction que celle du parlement de Paris; qu’à l’époque de la création de ceux existans, ils ont été déclarés justiciables d’une haute cour; et qu’assimilant M. le maréchal Ney à un général d’armée, pour lui appliquer les dispositions de la loi du 4 fructidor an V, on n’a pas dû former, par analogie, un tribunal dont l’existence n’est reconnue par aucune loi;

4° Que M. le maréchal Ney est accusé du crime de haute-trahison et d’un attentat contre la sûreté de l’État; et qu’aux termes de l’article 33 de la Charte constitutionnelle, la connaissance de ces crimes est attribuée à la chambre des pairs;

5° Que l’ordonnance du 24 juillet, qui prescrit l’arrestation et la traduction devant les conseils de guerre compétens, de plusieurs généraux, officiers supérieurs et autres individus; et que celle du 2 août, qui a renvoyé tous les prévenus dénommés dans celle du 24 juillet par-devant le conseil de guerre permanent de la 1re division militaire, ne préjuge rien sur la compétence du conseil de guerre; tandis que celle du 6 septembre, qui a renvoyé M. de La Vallette, dénommé dans celle du 24 juillet, par-devant ses juges naturels, aux termes des articles 62 et 63 de la Charte constitutionnelle, donne lieu de penser que la dérogation aux lois et formes constitutionnelles, prononcée par l’article 4 de cette ordonnance, ne s’applique point à la compétence:

Et nonobstant la réquisition de M. le procureur du roi, déclare, à la majorité de cinq voix contre deux, qu’il est incompétent pour juger M. le maréchal Ney.

Le conseil étant rentré en séance publique, M. le président a prononcé à haute voix le jugement d’incompétence rendu par le conseil de guerre.

Le conseil enjoint à M. le rapporteur de lire de suite le jugement à M. le maréchal Ney, en présence de la garde rassemblée sous les armes, et de le prévenir que la loi lui accorde vingt-quatre heures pour se pourvoir en révision; et au surplus de faire exécuter le jugement dans tout son contenu.

Signé par MM. les maréchaux, Jourdan, président; Masséna, prince d’Essling; Augereau, duc de Castiglione; Mortier, duc de Trévise; et par MM. les lieutenans-généraux des armées du Roi, Gazan, Villatle et Claparède.

Choix des plaidoyers et mémoires de M. Dupin aîné

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