Читать книгу Chasses au lion et à la panthère en Afrique - Benjamin Gastineau - Страница 10

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VII

Table des matières

Les prêtres arabes, les marabouts, domptent des lions, qu’ils promènent en laisse comme des caniches au milieu des villes et des tribus algériennes en invoquant la charité. Les Arabes, avides de choses merveilleuses, attribuent naïvement à la vertu religieuse, à la puissance mystique de leurs marabouts la docilité des lions ainsi domptés. Je fus témoin d’un fait semblable dans un marché tenu aux portes de la ville de Mascara. La foule s’écartait repectueusement à l’approche d’un magnifique lion qui obéissait aux volontés d’un marabout. Les Arabes prétendaient que quelques versets du Koran avaient suffi pour accomplir cette œuvre miraculeuse. Aussi le marabout, qui n’avait pour moyen d’existence, comme bon nombre d’individus de sa caste, que la charité musulmane, voyait-il tomber les boudjouds et les douros dans le capuchon de son burnous.

Cependant les Arabes, tout crédules qu’ils paraissent être, surveillaient le moindre mouvement du lion et faisaient prudemment le vide autour de sa majesté. L’animal s’avançait de notre côté en soulevant lentement l’une après l’autre ses énormes pattes, semblables à des madriers, traînant sa queue sur le sol en montrant aux badauds, qui reculaient devant lui, une superbe encolure, un râtelier admirablement monté, un nez écrasé et un œil de colère et de mépris. Le marabout cherchait à l’apaiser en lui récitant des versets du Livre ayant trait aux animaux et le frappant sur l’os frontal d’un bâton d’olivier; mais rien n’y faisait. La sauvage physionomie du quadrupède s’animait de plus en plus. Il était évident que les curieux l’importunaient de leurs regards indiscrets et qu’il voulait s’en débarrasser d’une manière ou de l’autre.

Nous prévoyions une scène tragique, lorsqu’un terrible rugissement remua le sol et bouleversa le marché. Infidèles et croyants, Africains et Européens, disparurent aussitôt en se précipitant les uns sur les autres pour échapper plus vite. Nous aperçûmes alors à une portée de fusil du lion une centaine de chameaux qui beuglaient horriblement, sautaient de droite et de gauche et dansaient sur leurs quatre pattes d’une manière grotesque en cherchant à s’éloigner sans pouvoir y réussir. C’était une caravane arrivant du désert. Le lion avait senti le chameau, et le chameau le lion. Amis comme le loup et l’agneau, ils s’étaient immédiatement reconnus.

Cependant le marabout, qui avait été forcé de lâcher prise, sans perdre de temps et avec une présence d’esprit digne d’admiration, s’était jeté hardiment au-devant du lion pour lui barrer le passage. Sa pose d’athlète sembla en imposer à l’animal, qui s’arrêta dans son élan, et dont il se rendit de nouveau maître absolu. Le marabout le frappa sur la tête, et cette fois sans réciter aucun verset du Koran. Son influence était manifeste. L’animal grondait sourdement, mais sa colère s’éteignait comme un orage qui s’éloigne. Il se laissa entraîner par son maître, et la circulation du marché reprit son cours.

Les vaisseaux du désert, en proie à une violente émotion, remuaient constamment leurs tuberculeuses échines, tendaient leur long cou d’un air craintif et béat, et se retranchaient les uns derrière les autres Le chamelier eut toutes les peines du monde, en se pendant à leur cou, à les accroupir pour décharger sa cargaison de laines du désert que des juifs vinrent reconnaître et faire enlever. Pendant ce temps notre chamelier, assis sur la croupe de l’une de ses bêtes, avait tiré de sa djebira une pipe bourrée d’herbes aromatiques et s’était mis tranquillement à fumer.

Je me rappellerai toujours le caractère de simplicité, de noblesse, de quiétude religieuse de l’Arabe du désert. Un œil noir, bien ouvert, habitué à contempler les larges horizons du Sahara, à découvrir sur les sables la trace du passage des tribus nomades, illuminait comme un phare un angle facial aigu, un visage d’ascète parcheminé par le soleil.

Deux morceaux de peau de bouc fixés par une ficelle à ses pieds, une chemise de laine (habaya) usée, déchirée, dévorée par la poussière, sous laquelle se dessinait un torse sec et nerveux, une calotte rouge recouverte d’un haïck serré sur la tête par une corde en poil de chameau, composaient tout son costume. Il n’y avait pas dans la foule une pareille expression de sauvage fierté. La face superbe du lion du marabout offrait seule de l’analogie avec la mâle physionomie du chamelier.

Nous ne nous lassâmes pas de scruter du regard ce sphinx du désert. Nous analysions sa vie, nous nous incarnions en lui, nous aurions voulu le suivre dans les immenses solitudes qu’il avait dû traverser pour apporter sa cargaison de laines à Maskara. Que de fatigues il avait subies, que de dangers il avait courus, mais aussi quel spectacle il avait vu!– Voici le désert, c’est-à-dire le silence et l’infini partout! Muets, le ciel et la terre semblent se confondre dans une incandescente étreinte. Une atmosphère de tièdes vapeurs fait le mirage et voile l’horizon. Au milieu des sables enflammés qui ondoient dans l’espace comme une mer aux flots d’or, la caravane indolente et confiante en Dieu suit le sillage tracé par les pilotes du Sahara. Un coup d’aile du terrible vend du sud, du simoun, des pas indicateurs effacés par une trombe de sable suffisent pour égarer ou pour engloutir la caravane; mais en revanche qu’il est beau de lutter contre le désert et d’en triompher! Quelle indicible joie de voir saillir dans le vide la verte oasis où les lèvres desséchées se désaltèreront, de trouver le doux repos après la fatigue, les ombrages et les sources babillardes après la soif, les visages riants des femmes et des enfants après la solitude, l’amour après les dangers de la mort!

Aurait-il été possible à un Européen d’accompagner le chamelier qui venait du fond du Sahara, de Timimoum ou d’Ouargla, et s’était contenté chaque jour, durant trois mois de voyage, au milieu des plus grandes fatigues et de dangers sans nombre, d’un mince filet d’eau à désaltérer à peine un oiseau et d’une pincée de farine cuite au soleil, de la rhuina du voyageur arabe? Et pourtant dans ces misérables conditions, le nomade avait vécu parfaitement heureux. Libre de soucis et d’importunes pensées, il avait bondi dans les incommensurables espaces du Grand-Désert avec l’insouciance et l’agilité de l’autruche, de la gazelle et de l’antilope. Chaque force a son destin.

Chasses au lion et à la panthère en Afrique

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