Читать книгу Le Roman de Léonard de Vinci: La résurrection des Dieux - Dimitri Merejkovski - Страница 13

IX

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Beltraffio se rendit à la cathédrale, où ce matin même devait prêcher le frère Savonarole.

Les derniers sons de l'orgue se mouraient sous les voûtes sonores de Maria del Fiore. La foule emplissait l'église. Des enfants, des femmes, des hommes étaient séparés par des tentures. Sous les arcades ogivales, l'obscurité et le mystère régnaient comme dans un bois. Et, en bas, quelques rayons de soleil s'égrenant dans les sombres vitraux, tombaient en une nappe multicolore sur les flots mouvants de la foule, sur la pierre grise des piliers. Au-dessus de l'autel rougissaient les feux des trépieds.

La messe était dite. La foule attendait le prédicateur. Tous les regards étaient fixés sur la chaire en bois sculpté, érigée au centre même de l'édifice, appuyée contre une colonne. Giovanni, au milieu de la foule, écoutait les propos tenus à voix basse par ses voisins:

—Sera-ce bientôt? demandait un petit homme écrasé par la foule, le visage pâle, tout en sueur, les cheveux collés au front et retenus par une mince lanière, menuisier de son état.

—Dieu seul le sait, répondit un chaudronnier, géant à larges épaules et à visage apoplectique. Il y a, à San Marco, un moinillon nommé Maruffi, une espèce de fanatique bègue: quand Maruffi lui dit qu'il est temps, il vient. Dernièrement, nous avons attendu quatre heures, nous croyions que le sermon n'aurait pas lieu et tout à coup...

—Ah! Seigneur, Seigneur! soupira le menuisier. J'attends depuis minuit. Je suis à jeun, la tête me tourne. Je n'ai même pas mâché une racine de pavot. Si je pouvais, au moins, m'accroupir sur les talons!...

—Je te disais, Damiano, qu'il fallait venir à l'avance. Maintenant nous sommes trop loin de la chaire, nous n'entendrons rien.

—Ah! que si! Quand il se mettra à crier, à tonner, non seulement les sourds, mais encore les morts l'entendront!

—Il prophétisera aujourd'hui?

—Non, tant qu'il n'aura pas construit l'arche de Noé...

—Mais tout est terminé et il a donné l'explication du mystère: la longueur de l'arche, c'est la foi; la largeur, l'amour; la hauteur, l'espoir. «Hâtez-vous, disait-il, hâtez-vous de joindre l'Arche de Salut, tant que les portes en sont ouvertes. Les temps sont proches où elles se fermeront et combien pleureront ceux qui ne se sont pas repentis!»

—Aujourd'hui, il parlera du déluge: le dix-septième verset du sixième chapitre du Livre de la Genèse.

—Il a eu une nouvelle vision concernant la famine, la mer et la guerre.

—Le vétérinaire de Vallombrosa a dit que, la nuit, au-dessus du village, des troupes infinies combattaient dans le ciel et qu'on entendait le bruit des glaives et des cuirasses...

—Est-il vrai que sur le visage de la Vierge de Nunciata dei Servi on ait remarqué des gouttes de sang?

—Certes! Et la Madonna du Pont Rubicon pleure chaque nuit de vraies larmes. Ma tante Lucia l'a vu elle-même...

—Ah! tout cela présage des malheurs! Seigneur, aie pitié de nous...

Du côté des femmes se produisit une panique: une petite vieille, trop serrée par ses voisines, venait de s'évanouir. On essayait de la relever, de lui faire reprendre les sens.

—Quand donc? Je n'en puis plus! pleurait presque le chétif menuisier en épongeant son front.

Et toute la foule se consumait en l'interminable attente. Subitement les voix bruirent, grandirent, emplissant la cathédrale.

—Le voilà! le voilà!—Non, c'est Fra Domenico da Peschia.—Oui, c'est lui!—Le voilà!

Giovanni vit gravir lentement l'escalier de la chaire un homme vêtu de l'habit noir et blanc des Dominicains, le visage maigre et jaune comme de la cire, les lèvres épaisses, le nez crochu, le front bas.

Il rejeta son capuchon, s'appuya d'un geste exténué de la main gauche sur la balustrade et tendit la droite crispée sur le crucifix. Puis, silencieux, il promena un regard de feu sur la foule. Un tel silence régna, que chacun put entendre les battements de son propre cœur.

Les yeux du moine s'allumaient comme de la braise. Il se taisait et l'attente devenait insupportable. Il semblait qu'une minute de plus suffirait pour faire pousser au public un cri d'horreur. Le calme devenait effrayant. Et alors, dans ce silence sépulcral, retentit l'assourdissant et inhumain cri de Savonarole:

Ecce ego adduco aquas super terram! Voici que j'amène les eaux sur la terre!

Un souffle de terreur passa sur la foule. Giovanni pâlit: il crut que la terre remuait, que les voûtes de la cathédrale s'écroulaient et allaient l'ensevelir. A côté de lui, le gros chaudronnier trembla comme une feuille; ses dents claquaient. Le menuisier se rétrécit, enfonça la tête dans les épaules, assommé, rida son visage et ferma les yeux.

Ce n'était plus un sermon, mais une hallucination qui s'emparait de ces milliers de gens et les entraînait, comme l'ouragan emporte les feuilles mortes.

Giovanni écoutait, comprenant à peine. Des bribes de phrases parvenaient jusqu'à lui:

—Regardez, regardez, le ciel s'assombrit déjà. Le soleil est pourpre comme du sang séché. Fuyez! car voici la pluie de feu et de lave et la grêle de pierres rougies à blanc! Fuge, o Sion, quæ habitas apud filiam Babylonis!

»O Italie, les tourments suivront les tourments! Le tourment de la guerre après la famine; la peste après la guerre. Des tourments en tout et partout!

»Vous n'aurez pas assez de vivants pour enterrer les morts. Il y en aura tant dans vos maisons, que les fossoyeurs parcourront les rues en criant: «Qui a des morts?» et les empilant dans les charrettes, les amassant en tas, les brûleront. Et de nouveau, ils iront criant: «Qui a des morts?» Et vous irez à leur rencontre en disant: «Voici mon fils, voici mon frère, voici mon mari.» Et ils iront plus loin, toujours criant: «Qui a des morts»?

»O Florence, ô Rome, ô Italie! Le temps des chansons et des fêtes n'est plus. Vous êtes malades à mort. Seigneur, tu es témoin que j'ai voulu soutenir ces ruines par ma parole. Les forces me manquent! Je ne peux plus, je ne veux plus, je ne sais plus que dire. Je ne puis que pleurer, mourir de mes larmes. Miséricorde, miséricorde, Seigneur! O mon pauvre peuple! ô Florence!»

Il étendit les bras et murmura les derniers mots en un souffle. Et appuyant ses lèvres blêmes sur le crucifix, exténué, il glissa à genoux et sanglota.

Le sermon était terminé. Les sons de l'orgue grondèrent, lents et lourds, pesants et larges et toujours plus triomphants et terribles, imitant la rumeur nocturne de l'Océan.

Quelqu'un cria du côté des femmes; une voix flûtée, désespérée:

Misericordia!

Et des milliers de voix répondirent. Ainsi que des épis sous le vent, vague par vague, rangée par rangée, se serrant l'un contre l'autre comme des brebis effarées, ils tombaient à genoux; et, s'unissant au rugissement de l'orgue, secouant les piliers et les voûtes de la cathédrale, monta la lamentation de tout un peuple vers Dieu:

Misericordia! misericordia!

Giovanni, secoué de sanglots, était tombé. Il sentait sur son dos le poids du gros chaudronnier écroulé sur lui, lui soufflant dans le cou et pleurant. A côté, le frêle menuisier hoquetait comme un enfant et poussait de stridents:

—Miséricorde! miséricorde!

Beltraffio se souvint de son orgueil, de son amour de la science, de son désir de quitter fra Benedetto et de s'adonner à la dangereuse et peut-être impie science de Léonard. Il se souvint de la dernière nuit sur la colline du Moulin, la Vénus ressuscitée, son enthousiasme coupable devant la beauté de la Diablesse blanche, et, tendant les bras vers le ciel il gémit:

—Pardonne-moi, Seigneur! Je t'ai offensé. Pardonne et aie pitié de moi!

Et, au même instant, relevant son visage inondé de pleurs, il aperçut toute proche, la silhouette majestueuse de Léonard de Vinci. L'artiste, debout, appuyé contre une colonne, tenait dans sa main droite son livre inséparable; de la gauche, il dessinait, jetant de temps à autre un regard vers la chaire, espérant probablement revoir une fois encore la tête du prédicateur.

Étranger à tout et à tous, seul, dans cette foule matée par la terreur, Léonard avait conservé son sang-froid. Dans ses yeux bleu pâle, sur ses lèvres minces, serrées fermement comme chez les gens habitués à l'attention et à la précision, se lisait, non pas la moquerie, mais la même expression de curiosité avec laquelle il mesurait mathématiquement le corps d'Aphrodite.

Les larmes séchèrent dans les yeux de Giovanni, la prière expira sur ses lèvres.

Sortant de l'église, il s'approcha de Léonard et le pria de lui montrer son dessin. L'artiste tout d'abord ne consentit pas, mais Giovanni le suppliait si humblement qu'enfin Léonard l'emmena à l'écart et lui tendit son livre.

Giovanni vit une affreuse caricature.

C'était, non pas le visage de Savonarole, mais celui d'un vieux diable en habit de moine ressemblant à Savonarole, épuisé par des tortures volontaires, sans avoir vaincu son orgueil et sa lubricité. La mâchoire inférieure s'avançait proéminente, des rides sillonnaient les joues et le cou noir comme celui d'un cadavre desséché; les sourcils arqués se hérissaient et le regard inhumain, plein de supplication têtue, presque méchante, était fixé vers le ciel. Tout le côté sombre, terrible et dément, qui asservissait le frère Savonarole à la puissance du fanatique Maruffi était mis à nu dans ce dessin, sans colère, sans pitié, avec une imperturbable clarté d'observation.

Et Giovanni se souvint des paroles de Léonard de Vinci: «L'ingegno dell' pittore vuol essere a similitudine del specchio...» L'âme de l'artiste doit être semblable au miroir qui reflète tous les objets, tous les mouvements, toutes les couleurs, en restant, elle, immobile, rayonnante et pure.

L'élève de fra Benedetto leva les yeux sur Léonard et il sentit que, même s'il était voué à la perdition éternelle, même s'il avait la certitude que Léonard était le serviteur de l'Antechrist—il pouvait quitter celui-ci, mais une force surnaturelle le ramènerait à cet homme—auquel il devait être attaché jusqu'à sa fin.

Le Roman de Léonard de Vinci: La résurrection des Dieux

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