Читать книгу Le Roman de Léonard de Vinci: La résurrection des Dieux - Dimitri Merejkovski - Страница 5
II
ОглавлениеDurant ce temps, au fond de l'entrepôt où les ballots empilés jusqu'au plafond étaient éclairés nuit et jour par une lampe qui brûlait devant l'image de la Madone, trois jeunes gens causaient: Doffo, Antonio et Giovanni. Doffo, commis principal de messer Buonaccorsi, les cheveux roux, le nez très long, le visage naïvement gai, inscrivait dans un livre le métrage des draps. Antonio da Vinci, jeune homme à la figure usée et ridée, aux yeux vitreux inexpressifs, aux rares cheveux noirs hérissés en épis volontaires, mesurait rapidement les étoffes à l'aide de l'ancienne mesure florentine, la canna. Giovanni Beltraffio, élève peintre, qui venait d'arriver de Milan, adolescent de dix-neuf ans, timide et gauche, portant dans ses yeux gris une tristesse infinie et en toute sa personne une profonde indécision, était assis, les jambes croisées, sur un ballot et écoutait.
—Voilà à quoi nous en sommes arrivés, disait Antonio à voix basse et rageuse. On déterre les idoles.
—Drap d'Écosse, poilu, marron, trente-deux coudées, six pieds, huit pouces, ajouta-t-il en s'adressant à Doffo qui inscrivit sur le grand-livre.
Puis, repliant le morceau mesuré, Antonio le jeta, avec colère, mais si adroitement, qu'il tomba juste à la bonne place. Et levant l'index d'un air prophétique, imitant le frère Savonarole, il continua:
—Gladius Dei super terram cito et velociter. Saint-Jean à Pathmos eut une vision: Un ange prit le diable, le serpent, et l'enchaîna pour mille ans, le précipita dans l'abîme et mit dessus un scel, afin qu'il ne puisse plus tenter le monde tant que ne se seraient pas écoulées les mille années. Aujourd'hui Satan s'évade de son cachot. Les mille ans sont révolus. Les faux dieux, précurseurs et serviteurs de l'Antechrist sortent de dessous terre, brisant le sceau de l'Ange pour tenter l'univers. Malheur aux hommes, sur la terre et sur la mer!
—Drap jaune de Brabant, uni, dix-sept coudées, quatre pieds, neuf pouces.
—Pensez-vous, Antonio, demanda Giovanni avec une curiosité craintive et avide, que toutes ces apparitions doivent prouver...
—Oui, oui. Veillez! Les temps sont proches. Maintenant, on ne se contente plus de déterrer les anciens dieux, on en crée de nouveaux. Les peintres et les sculpteurs servent Moloch, c'est-à-dire le diable. Ils font, des églises du Seigneur, des temples de Satan. Sous les traits des saints martyrs, ils figurent les dieux impurs qu'ils adorent: au lieu de saint Jean, Bacchus; à la place de la Sainte-Vierge, Vénus. On devrait brûler tous ces tableaux et en disperser la cendre au vent!
Une lueur sombre pétilla dans les yeux vitreux de l'employé. Giovanni, fronçant ses fins sourcils, se taisait, n'osant répliquer.
—Antonio, dit-il enfin, on m'a assuré que votre cousin, messer Leonardo da Vinci, prenait parfois des élèves. Je désire depuis longtemps...
—Si tu veux, interrompit Antonio boudeur, si tu veux, Giovanni, perdre le salut de ton âme..., va chez messer Leonardo.
—Comment? Pourquoi?
—Il est mon parent et plus âgé que moi de vingt ans, je lui dois le respect; mais il est dit dans l'Écriture: «Détourne-toi de l'hérétique.» Messer Leonardo est un hérétique et un athée. Il croit, à l'aide des mathématiques et de la magie noire, pénétrer les mystères de la nature.
Et levant les yeux au ciel, Antonio répéta cette phrase du dernier sermon de Savonarole:
—La science de ce siècle est folie devant Dieu. Nous connaissons ces savants: tous s'en vont chez le diable (tutti vanno alla casa del diavolo).
—Et saviez-vous, continua Giovanni encore plus timidement, que messer Leonardo était en ce moment à Florence?... Qu'il vient d'y arriver de Milan?
—Pourquoi?
—Le duc l'a chargé d'acheter quelques-uns des tableaux qui ont appartenu à feu Laurent le Magnifique.
—Qu'il soit ici ou n'y soit pas, cela m'est indifférent, interrompit Antonio en se détournant pour mesurer une coupe de drap vert.
Les cloches des églises sonnèrent l'Angelus. Doffo s'étira joyeusement et ferma le livre. Giovanni sortit dans la rue.
Les toits humides se découpaient sur le ciel gris teinté de rose. Il bruinait. Tout à coup, d'une croisée de la ruelle voisine, s'échappa une chanson:
O vaghe montanine e pastorelle...
O montagnardes et pastourelles errantes...
La voix était jeune et sonore. Au rythme régulier, Giovanni devina que la chanteuse filait. Il écouta, se souvint qu'on était au printemps et sentit son cœur s'emplir d'une tristesse irraisonnée.
—Nanna, Nanna! Mais où es-tu donc, fille du diable? Es-tu sourde? Viens vite, le souper refroidit.
Les zoccoli (souliers de bois), claquèrent, précipités, sur le parquet de briques, et tout se tut.
Longtemps encore, Giovanni resta à contempler la fenêtre: dans ses oreilles s'égrenait le chant printanier, pareil aux sons voilés d'une flûte lointaine:
O vaghe montanine e pastorelle...
Puis, soupirant doucement, il pénétra dans la maison du prieur Buonaccorsi, monta un escalier raide, aux marches pourries, rongées par les vers, et frappa à la porte d'une grande chambre qui servait de bibliothèque. Là l'attendait, courbé au-dessus d'une table, Giorgio Merula, chroniqueur de la cour du duc de Milan.