Читать книгу La Suisse entre quatre grandes puissances - Dimitry Queloz - Страница 36
4.4. Le Service de renseignements à l’étranger
ОглавлениеL’absence d’un réseau d’agents de renseignement à l’étranger s’est fait sentir tout au long de la période étudiée. Dès 1886, au moment de la grave crise de l’affaire Boulanger, Pfyffer a signalé le problème au Département militaire fédéral et souligné la nécessité de disposer, en temps de guerre, d’agents à l’étranger, capables de fournir rapidement des informations d’ordre militaire.124 Ce service devait être organisé dès le temps de paix, en recrutant des Suisses vivant dans les pays voisins.
Cette initiative de Pfyffer avait des ambitions limitées et elle ne visait pas la création d’un véritable service de renseignements. Tout d’abord, les réseaux d’agents se limitaient aux régions frontière de la Suisse. Ensuite, Pfyffer préconisait de se concentrer sur la collecte de renseignements spécifiques: mouvements et concentrations de troupes, état des stocks de matériel de guerre et d’approvisionnement, matériel ferroviaire. En outre, il ne prévoyait pas de voie de transmission précise pour l’acheminement des informations, se contentant de mentionner qu’il faudrait les faire transiter par un Etat tiers neutre, à l’instar des pratiques des agents allemands au cours de la guerre de 1870–1871, qui avaient fait passer leurs informations par Londres.
La démarche de Pfyffer ne déboucha sur aucune réalisation concrète, même si le Conseil fédéral accorda un crédit de 1000 francs inscrit dans le poste «Imprévus» du budget.125 Dès lors, avant même sa nomination officielle à la tête du Bureau d’état-major, Keller dut reprendre la question d’une manière plus détaillée.126 Il proposa d’emblée de mandater rapidement un officier pour réaliser un projet. Ce fut le major Strohl qui reçut la mission. Il travailla sur les bases données par le chef de l’Etat-major général en ce qui concernait les agents et le genre d’informations à recueillir. Strohl remit deux rapports au cours du mois de février 1891.127 Le dernier, une fois mis au propre, fut transmis au chef du Département militaire fédéral. Comme Pfyffer et Keller, Strohl insistait sur la nécessité de constituer un réseau d’agents dès le temps de paix. En raison de l’absence de moyens financiers, il renonçait à recruter des espions qui auraient dû être rémunérés. Les seuls agents envisagés étaient donc le personnel diplomatique, les officiers envoyés en mission et des Suisses habitant à l’étranger ou y faisant des séjours de longue durée.
Diverses modalités de recrutement ont été étudiées. Certaines d’entre elles montrent le peu d’expérience de l’Etat-major en la matière, ainsi qu’une certaine naïveté. Finalement, une solution restrictive, garantissant davantage la qualité des agents et, aussi, leur sécurité, fut retenue. Les nouveaux agents devaient être recrutés par l’intermédiaire d’officiers de l’Etat-major général ou de camarades ayant la confiance du Service de renseignements, peu de temps avant leur départ pour l’étranger. Conscient du temps qu’il faudrait pour constituer un véritable réseau dans chacun des pays voisins, Strohl insistait sur la nécessité de commencer immédiatement le recrutement. Selon lui, l’essentiel était de mettre rapidement en place les noyaux de structures permettant de développer ultérieurement les réseaux.
Le Service devait être implanté dans les quatre pays voisins et structuré en districts. Pour l’Italie, l’Allemagne et l’Autriche, la structure était purement géographique. En ce qui concernait la France, elle correspondait aux circonscriptions des corps d’armée. Pour chaque district, Strohl préconisait de mettre en place un agent de liaison chargé de transmettre les ordres et les informations du Service de renseignements aux différents agents sur place, de les visiter régulièrement et de stimuler leur activité.
Tableau 3: Structure en districts du Service de renseignements à l’étranger
Le document de Strohl montre à quel point le Service de renseignements manquait de moyens et d’expérience en matière de techniques et de procédures de travail. L’Etat-major général ne disposait pas de procédés de cryptage adapté à la transmission des informations fournies par les agents. Ce fut le savoir-faire de la milice qui permit de trouver une solution. Strohl, travaillant dans une maison de commerce bâloise, reprit les procédures employées couramment par sa firme pour les transmissions par télégraphes. Les modalités d’acheminement des messages posèrent également des difficultés. Au début, on pensa utiliser comme boîtes aux lettres des maisons de commerce internationales ayant leur siège à Berne et dirigées par des officiers suisses. Finalement, ce moyen ne fut pas jugé suffisamment sûr. Strohl proposa de créer des adresses fictives et de mettre dans la confidence certains hauts fonctionnaires de la poste suisse, qui retransmettraient ensuite directement les courriers au Service de renseignements.
La procédure de recrutement des agents était tout aussi symptomatique de l’inexpérience de l’Etat-major général. Le Service devait fonctionner avec l’aide des nationaux vivant à l’étranger. Un premier vivier de recrutement était constitué par les Suisses installés et travaillant pour de longues périodes dans les pays voisins. Un second comprenait les officiers effectuant des séjours à l’étranger, par exemple des commerçants ou des étudiants perfectionnant leur formation. Il fut envisagé de contraindre tous ces officiers à travailler pour le Service de renseignements, en ne leur délivrant leur congé militaire qu’en contrepartie d’un engagement à fournir toutes les informations qu’ils pourraient obtenir. Ce service serait par ailleurs noté et servirait pour un avancement futur. On se rendit vite compte que cette manière de faire manquerait d’efficacité et qu’elle ne garantirait pas le maintien du secret. Aussi l’abandonna-t-on au profit d’une procédure de sélection plus discrète et sélective.
C’est toutefois la manière de rétribuer les agents qui révèle vraiment la pauvreté des moyens à disposition de l’Etat-major général. Nous avons déjà vu que, pour des raisons financières, on renonça à employer les services d’espions. En ce qui concerne les agents, les moyens de rémunération étaient aussi limités. En dehors du remboursement des frais, il était envisagé de les exonérer, partiellement ou totalement, de la taxe militaire qu’ils devraient payer du fait de leur séjour à l’étranger!
Il est difficile d’estimer dans quelle mesure l’Etat-major général parvint à mettre en place les réseaux prévus d’agents à l’étranger. Une chose est sûre, ils manquèrent d’efficacité, notamment pour le front sud. Dès 1893, le Département militaire fédéral dut se tourner vers le Département politique pour lui demander si la Légation suisse à Rome pouvait fournir des renseignements sur l’armée italienne.128 Elle se montra tout à fait disposée à entamer une collaboration avec l’Etat-major général et proposa de lui fournir les différents textes législatifs et leurs projets, les catalogues des publications militaires et les principaux ouvrages publiés, ainsi que les diverses informations fournies par le ministère de la Guerre. Le mémoire de Keller de 1901 souligna par ailleurs que nombre de réalisations prévues n’avaient pas été menées à terme et que le service des agents fonctionnait très mal.129 Pour remédier aux défaillances du réseau chargé du front sud, un service plus important fut mis en place à partir de 1905.130