Читать книгу Le livre de l'exilé, 1851-1870 - Edgar 1803-1875 Quinet - Страница 12
ОглавлениеUne grande nation.
Je me suis approché de la frontière, et j’ai prêté l’oreille; et toute une nation rassemblée de l’autre côté, ne faisait pas plus de bruit qu’un fleuve tari dans son lit, ou qu’un désert sur lequel a passé un vent de mort.
Et je m’écriai: La terre a-t-elle englouti Sodôme? Sont-ils tous morts, ceux que j’ai connus si pleins de vie? Ou ont-ils oublié ? Un souffle mêlé de bitume a-t-il étouffé leurs esprits? Ceux qui m’ont aimé, sont-ils glacés comme les autres? Répondez!
Et en arrêtant les yeux sur ce qui semblait d’abord le lit d’une mer désertée par les flots, je finis par voir une multitude innombrable d’hommes accroupis sur la terre; et je ne savais pas s’ils étaient vivants ou morts, tant le silence pesait sur leurs lèvres.
Et je leur demandai: Êtes-vous encore du nombre des vivants, vous qui paraissez glacés du froid éternel? Ou bien êtes-vous les restes d’un peuple qui a perdu son nom?
Ils ricanaient avec un bruit semblable à celui des feuilles sèches sous les pas d’un voyageur. Et c’est à cela seulement que je sentis qu’ils vivaient.
Alors je leur demandai: N’y a-t-il plus de justice? Plus de ciel? Plus d’avenir? Plus d’amour? Plus d’espérance?
Et sans me regarder, car ils avaient le cou roidi par l’esclavage, je les entendis qui disaient les uns aux autres:
Quel est cet étranger? Et quelle langue parle-t-il? Nous ne comprenons pas un seul des mots dont il se sert.
Je repris et je dis en tendant les bras vers eux: Ne reconnaissez-vous pas celui qui est né de la même terre que vous? Aujourd’hui, encore, la douceur qui me reste, c’est d’entendre à mon oreille cette langue qui est la vôtre. Voilà pourquoi je ne me suis pas éloigné davantage, cherchant toujours à recueillir quelque son de la langue qui m’a bercé. L’année ne s’est pas encore écoulée. Sont-ce des siècles qui me séparent de vous? Les choses ont-elles changé de nom? Je vous ai vus sourire quand, naguère, je vous parlais de Liberté.
A ce mot, tous se bouchèrent les oreilles, comme s’il leur eût été insupportable, soit qu’il leur rappelât un crime, soit qu’il leur fût devenu odieux, soit qu’ils craignissent qu’un gardien les surprit à écouter, et ils retombèrent dans l’insensibilité, et ils parurent changés en blocs de pierre; et on eût dit une de ces campagnes désertes où nos ancètres ont dressé des multitudes de pierres qui blanchissent dans la nuit.
Une seule figure restait debout, plus pâle que toutes les autres. Je la reconnus bientôt et je lui dit: Toi aussi, as-tu oublié ma langue et ne me reconnais-tu pas?
Et celle-là me dit en pleurant: Moi, je te reconnais! Je sais qui tu es. Je connais aussi la justice, et l’espérance, et l’avenir. Mais moi je suis morte.