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XVIII

Table des matières

A quoi s’intéressent-ils?

Chaque jour je suis plus frappé de la difficulté d’écrire avec vérité dans une langue trop de fois déshonorée par le mensonge public et officiel. Tacite déjà se servait d’un instrument dégradé. Il a été obligé de le forcer souvent. Et nous!....

La langue française n’est-elle pas lasse, repue, de tant d’injures qu’elle profère par des milliers de bouches et de plumes?

Les mots les plus sacrés ne sont plus qu’une sorte d’argot de police, ils ne rendent plus de son. Il devient difficile d’être sérieux dans cette langue.

Les seuls mots qui y ont conservé toute leur valeur sont ceux qui désignent les intérêts grossiers et animaux. Peut-être même la langue s’est-elle enrichie dans toute cette partie basse et honteuse, mais elle devient de plus en plus muette quand c’est l’âme qui doit parler. Combien peu les écrivains de notre temps ont fait verser de larmes! Combien moins encore en feront verser ceux qui viendront après nous! Le mensonge a trop parlé sur cet instrument. Il râle. Probablement ceux qui viendront après nous le forceront encore pour en tirer quelques sons; mais l’âme, l’esprit s’en retirent à vue d’œil. On croit suppléer par le matériel à l’esprit qui s’en va. Le vocabulaire augmente, les tours s’appauvrissent, le souffle intérieur disparaît.

La langue de nos jours respire la ruse, comme au moyen âge la naïveté. L’écrivain semble toujours avisé, double, hypocrite même. C’est l’instrument qui donne le timbre.

Des esprits très-déliés, des âmes communes.

Il n’est pas de langue où il y ait, comme en français, autant de phrases toutes faites pour paraître habile. Que n’en compose-t-on un dictionnaire? Phrases aiguës, découpées, petits poignards ingénieux.

Je commence à craindre que cet instrument même soit empoisonné. Tout homme en France, grâce à ce dictionnaire, pourrait être un homme habile.

Quel est le devoir de l’écrivain dans une époque de décadence? L’heure de la décadence a-t-elle irrévocablement sonné ?

Ya-t-il encore des lecteurs? S’il y en a, quelles sont les impressions dont ils sont capables? S’amuser? Est-ce là tout ce qu’ils veulent? Mais pourquoi se donner la peine de les divertir?

Les amuser! Sommes-nous vraiment faits pour remplir ce rôle? Si la poésie n’est plus qu’un amusement, quel droit pouvons-nous avoir à divertir le monde? Nous ne sommes pas des objets divertissants, il faut bien le reconnaître.

Les hommes s’entendent de nos jours pour se disculper tous de la prétention de penser. Quoi donc? Avoir une idée! Une conception! Quelle calomnie! Et ils ont beau jeu pour le prouver.

On se fatiguerait inutilement à vouloir mesurer l’indifférence des gens du monde pour les sentiments sérieux.

Leur argument: La France est contente... Nous ne pouvons blâmer cela...

Et le droit? Et la justice? Et l’humanité ?

Situation nouvelle de l’écrivain. A qui s’adresser? Où est le point sensible? Dans le peuple? Dans les hautes classes? Ils applaudissent également au renversement du droit: le peuple, parce qu’il ne le connaît pas; les hautes classes, parce qu’elles en ont peur.

Ecrire dans un tombeau, le tombeau de la Patrie!... Nos paroles sont scellées. Nul ne les lit, nul ne les répète, et pourtant elles vivent!

Que pouvons-nous faire pour cette langue, nous qui n’écrivons guère une ligne sans qu’on nous dispute notre asile et qu’on nous expulse de pays en pays, jusqu’à ce qu’il ne nous reste plus où mettre le pied sur le continent?

Heureux les exilés du seizième siècle, d’Aubigné, Calvin, Marot, Descartes, Bayle!

Nous laissera-t-on au moins suspendre nos pauvres harpes brisées aux branches des saules, super flumina? Et cela aussi nous sera-t-il imputé à crime?

Bruxelles, jour de Pâques 1852.

Le livre de l'exilé, 1851-1870

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