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V

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Le Bonapartisme.

Cherchant son utopie, un doctrinaire vous disait: «Il vous faut un Monk ou un Washington;

«et, comme je ne vois pas encore parmi vous

«le planteur américain, j’attends avec certitude

«le restaurateur de la royauté anglaise.»

En cela, il se trompait.

La pente des républiques catholiques telles que la vôtre est de devenir d’abord une république princière, et, de république princière, une principauté absolue. Rassurez-vous donc pleinement; vous ne courez aucun risque d’avoir un Washington, mais bien plutôt quelque dictateur, d’abord à temps, puis à vie, puis à toujours, peut-être, que sais-je, quelque docteur Francia, s’il en est d’une maison connue, et qui vous inspire confiance. Voilà votre pente, à quoi il faut remédier; et cela est si vrai, que la révision, incapable de produire la monarchie, comme je viens de le démontrer, n’a, au su de tout le monde, d’autre but que d’ouvrir la porte de l’article 45 au Bonapartisme.

Qu’est-ce donc que le Bonapartisme? l’Empire; et qu’est-ce que l’Empire? Avant de répondre, je dois un remercîment sincère à la Société du Dix-Décembre; elle nous a rendu, et à moi en particulier, le sens de l’histoire. Avant que cette glorieuse société ne se fût montrée, nous étions sous le joug des souvenirs mélancoliques de Sainte-Hélène. Vous savez si les souvenirs rapportés de l’île nous avaient touché l’âme. De fait, nous avions changé l’histoire en légende. Qui de nous, à travers les branches du saule pleureur de Saint-Hélène, ne s’était fait son empereur à sa guise? Nos chansons, nos livres, n’étaient pleins que de lui. Vous le connaissez par le Mémorial: un fermier d’Amérique qui maniait la charrue et lisait l’Héloïse, très-sensible, on ne peut plus facile aux larmes, ennemi du fracas de la guerre et des armes, au point qu’il ne pouvait seulement souffrir que le petit Las Cases tirât, à Longwood, sur un passereau, ce qui nous est certifié par le père; ami du silence, partisan de la république des fourmis, qu’il régentait pourtant quelquefois dans son jardin; simple, uni, content de tout, s’il faisait mat un roi d’échec; avant tout, libéral, grand parlementaire; que vous dirais-je, enfin, abonné du Courrier. Voilà notre héros, et ce qui nous restait de l’histoire; d’ailleurs nous n’en voulions pas d’autre. Nous en pleurions encore au 10 décembre.

Quand vint la Société, elle fut naturellement indignée de notre ignorance. Charitablement, elle entreprit de nous en guérir. Ce fut bientôt fait; peu de leçons nous suffirent. Alors quelques-uns d’entre nous prétendirent que, sous l’homme sensible de Sainte-Hélène, il y avait eu autrefois, vers 1809, un maître assez dur, un soldat assez rude, qui avait un peu guerroyé, disait-on, d’ailleurs médiocrement ami des journaux, de la tribune, au point qu’il avait eu un Sénat de muets. Ceux-là le dirent à d’autres, qui le répétèrent; on fit des recherches dans les bibliothèques; le fait se trouva vrai. On découvrit qu’il ne blâmait qu’une chose en César. Devinez laquelle? — D’avoir aimé Cléopâtre? — Non. —D’avoir coupé le pouce aux Gaulois?— Non. —De s’être laissé mettre au front la couronne par Antoine? — Point du tout. Vous n’y êtes pas; faut-il vous la dire? Il ne blâmait en lui que d’avoir hésité à passer le Rubicon. Quoi donc! Tarder un instant à fouler la loi jurée, se faire un scrupule de mentir à son serment; s’arrêter une heure devant la liberté ! Misère! Cela lui faisait pitié, et lui paraissait impardonnable chez César. Un peu plus, il l’eût rayé du nombre des grands hommes.

Quand l’histoire fut retrouvée, beaucoup de gens en conclurent que rien n’était moins rassurant pour la légalité. Ils changèrent d’opinion sur le planteur de Sainte-Hélène, et pensèrent que, tout mort qu’il était, son ombre était encore pesante; plusieurs allèrent même jusqu’à craindre qu’elle ne nous enchaînât d’une tyrannie posthume. Voilà, au vrai, où nous en sommes.

Cela dit, je reviens à ma question:

Qu’est-ce que l’empire?

Voici ma réponse:

Prenez, les unes après les autres, les têtes de tous les Français qui ont paru dans le monde depuis les Carlovingiens; toutefois, jusqu’à Napoléon; je dis les tètes royales aussi bien que les bourgeoises et les prolétaires; vous n’en trouverez pas une qui ait eu l’idée de faire de nous un empire. Cette idée n’est pas de nous; on l’a volée à l’Italie. Là-bas, au contraire, Romains ou voisins de Rome, se croyant tous au moins cousins d’un César, il n’est personne d’entre eux qui, en son temps, n’ait voulu avoir son empereur. C’est de quoi ils ont toujours raffolé, depuis leur poëte Dante, jusqu’à Métastase, en passant par Pétrarque. Que voulez-vous, ce fut leur manie! Ils appelaient cela être Gibelins, avoir un empereur, non pas tel que celui de Rome, mais sagement accommodé à notre temps, un César féodal, escorté de ducs, comtes, barons, abbés. Dieu merci, ils ont eu leurs Césars, sans interruption depuis Barberousse jusqu’au présent César d’Autriche et à son tribun des soldats, Radetzky, qui les en font assez repentir. Bonne ou mauvaise, telle fut leur idée. Jamais elle ne s’était montrée chez nous. Quand vint Napoléon, lui, Italien, issu de Florence, nous apporta naturellement l’idée gibeline, toute formée, préparée dans le sang de ses veines. Un César du moyen âge, avec Turpin pour grand-prêtre, avec un Sénat de marquis, rien ne lui semblait plus simple à lui, ni à nous plus étrange! Que de peines il se donna pour y plier nos cerveaux! La nature, ingrate chez nous, résistait. Nous ne savions ce que c’est d’être Gibelins. Cent batailles et plus ne nous l’enseignèrent pas. La France ne pouvait devenir Italie; là était le mal.

Ainsi, les Idées napoléoniennes sont les idées gibelines. Où Napoléon n’était pas, elles disparaissaient.

Vit-on jamais pareil travail pour dompter la nature! Jamais dans ce règne une heure de sommeil. Il fallait que l’empereur eût sans cesse la main occupée à refaire son empire. Cette main manquant un seul jour, on vit tout disparaître.

J’en conclus que l’empire ayant pour but de nous refaire en un clin d’œil, des pieds à la tête, c’est-à-dire de changer la France du dix-neuvième siècle en Italie du moyen âge, de métamorphoser notre race, il faut pour essayer pareille utopie, chez le peuple beaucoup de complaisance, chez le prince beaucoup de génie, dans les institutions beaucoup de despotisme; trois conditions qui nous embarrassent peu, au moins la dernière.

Ces principes établis, nous pouvons, je crois, construire notre empire. Rien ne s’y oppose; travaillons-y donc avec la même impartialité que nous avons mise tout à l’heure à faire, armer et défendre notre royauté.

Pour lui donner sa vraie légitimité, je suis d’avis que nous le fassions Gibelin, comme il doit être. J’en serai moi-même l’empereur, si vous le voulez bien.

Ce qui me plaît d’abord dans notre utopie, c’est qu’elle n’a pas absolument besoin, comme la précédente, d’une invasion de l’étranger. Non.

La servitude volontaire nous suffit, et c’est là un grand point. Je la suppose; l’hypothèse ne choque en rien l’expérience.

Je commence par me faire adresser de tout le globe deux cent soixante-cinq milliards de pétitions demandant mon avènement; quoique, à vrai dire, j’en aie déposé une moi-même de braves gens de Courmangoux, qui prétendent que leur signature leur a été extorquée par leur garde champêtre; sur cela, on les tourmente. N’importe, passons. Me voilà hors de la Constitution. Trente-six, millions de Français ont particulièrement signé leur déchéance. Du même trait de plume, légalisé, ils se sont effacés du rang des peuples libres, ou prétendant l’être. Je marche sur cette poussière humaine. Bref, sans savoir comment, je me trouve empereur. Maintenant, que faisons-nous?

Ici, je vous l’avoue franchement, parvenu si vite à cette élévation, la tête me tourne; le vertige commence à me saisir. Conseillez-moi pour ce qui suit.

Et d’abord, il me faut absolument, avant tout, des barons de ma façon, des comtes, et douze pairs autour de ma Table-Ronde. Où les prendrai-je? Chez les boutiquiers? Je me brouille avec les légitimistes. Chez les légitimistes? Je me brouille avec les boutiquiers. Il faut donc me passer de comtes, de barons, de Table-Ronde. Fâcheux commencement, vous l’avouerez. Le système manque déjà de base. Quel empereur se vit réduit à cette nécessité dès son avènement?

Je ne puis ne pas voir que cette France, découpée en 1815, est bien petite pour un empire français; mes regards la dépassent de tous côtés. D’ailleurs, je vous prie, de bonne foi, qu’est-ce qu’un empereur qui n’est pas maître au moins de l’empire romain? En ferai-je la conquête? Vraiment elle me tente. Partirai-je pour la guerre? Voulez-vous me suivre? Allons! je vois à vos physionomies qu’il me faut déjà renoncer à Marengo et Austerlitz.

Au moins, me laisserez-vous, tranquillement et sans débats, imiter les Césars de Rome? Ils ont renversé la vieille société, sans bâtir la nouvelle. Ils ont aboli le patriciat, nivelé la noblesse, exterminé les riches sans enrichir les pauvres. Est-ce là ce que vous demandez de moi dans l’ère des Césars? Expliquez-vous clairement.

Une immense espérance m’a porté sur le faîte. Il faut faire quelque chose; voyons, qu’attendez-vous de moi? Préparer le légitimisme, conserver l’orléanisme, garantir le républicanisme, sauvegarder l’ultramontanisme, patronner le bourgeois, anoblir l’ouvrier, est-ce tout? Par où commencer? Je ne saurais, en vérité, toucher à un point; sans m’aliéner tous les autres, tant vos vœux sont contradictoires. Puisque je ne puis imiter ni César ni Napoléon, et que tout le reste a des inconvénients, le plus sage, je pense, sera d’imiter mes prédécesseurs, en prenant leur devise: Rien, rien, toujours rien.

Cependant le monde est impatient, il s’agite. Plus il a espéré, plus il se détache. Qui jamais aurait cru que ces hommes, si courbés, si prosternés hier à mon sacre, se seraient relevés avec tant d’insolence? Que cette nation est changeante! La voilà maintenant qui demande des gages! Mes fidèles sont devenus les plus exigeants. Prêts à la révolte, ils vont repétant partout que je les ai trompés, sans voir que les contradictions qu’ils attendaient de moi rendent mon empire impossible.

Ne pouvant dormir, le cœur plein de soucis, les bras croisés sur la poitrine, je passe, sur le minuit, au Carrousel, la revue des morts de Waterloo, ainsi qu’on peut le voir dans la gravure de Raffet. Les chevaux, pâles comme celui de l’Apocalypse, galopent dans la brume; ils ont perdu le frein et la bride. Les cavaliers, les yeux fixes et flamboyants, passent sans saluer de l’épée, car leurs bras se sont roidis sous la terre; ils n’obéissent plus à aucun mot d’ordre d’ici-bas. — Eh bien! mes braves, qu’en pensez-vous? —Soudain, de leurs rangs, part, au défilé, une voix rauque, comme celle des ossements: —«Avons-nous mordu la poussière pour le plaisir

«des rois? Sommes-nous donc morts à Ligny

«pour les blancs? à Mont-Saint-Jean pour

«Loyola?»

A ces mots, mon étoile se cache. Je rentre en mon palais. Toujours, partout, la voix terrible me suit jusqu’à mon chevet. J’y reconnais un avertissement d’en haut. Triste retour des choses humaines, qui m’en annonce un plus grand!

Comment cela finira-t-il? — Sire, ce n’est pas une émeute, c’est une révolution. — La coalition qui m’a nommé s’est rompue en lambeaux; chacun de ses tronçons s’acharne contre moi. Je n’ai pires ennemis que ceux qui attendaient tout de moi, follement. Aujourd’hui, mais trop tard, je vois que mes bons conseillers étaient ceux qui voulaient me faire redevenir simple citoyen. Que ne les ai-je écoutés! De grands malheurs eussent été épargnés, à moi et au monde. Sans avoir eu mon Marengo, aurai-je donc mon Sainte-Hélène!

Sur cela, lecteurs, j’abdique ici l’empire, avant que le Bellérophon n’entre dans le port.

Le livre de l'exilé, 1851-1870

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