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Une République prise à l’essai.

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Ils étaient là une nuée d’enfants qui criaient au bord d’un gouffre: République ou Monarchie! vie ou mort! croix ou pile! Quel triste amusement ce pouvait être que ce jeu avec la destinée humaine: je vous le laisse à penser. En approchant, je vis que ces enfants étaient des vieillards. Ils étaient ridés de plusieurs siècles; leurs cœurs avaient cessé de battre dans leurs poitrines depuis un temps qu’ils ne pouvaient eux-mêmes mesurer; et ce qu’ils mettaient en jeu, c’était le sang et les pleurs du monde.

Quand ils furent las, ils se dirent: Tout vieux que nous sommes, courbés sous la force des choses, figurons-nous que nous ne faisons que de naître. Convoquons devant nous toutes les formes imaginables de gouvernements qui ont traversé l’esprit des hommes! Donnons-nous le spectacle amusant de leurs disputes; après quoi nous choisirons ce qui, dans le passé, réchauffera le mieux nos vieilles fantaisies.

Cela dit, à son de trompe, on vit de tous les points de l’espace et du temps arriver précipitamment des représentants de tous les régimes. Il y avait d’abord des représentants de Sésostris et de Minos; puis il y en avait des castes égyptiennes, qui, pour pièces de conviction, traînaient après eux des momies. Il y avait des représentants du gouvernement de Nabuchodonosor. Ceux-ci se mirent immédiatement, avant toute discussion, à brouter l’herbe de la cour, par respect pour leur mandat. On voyait des druides avec la faucille, des prêtres du Paraguay avec le fouet. Après eux marchaient les députations des, clans celtiques, des tribus de la Germanie de Tacite, des patriarches juifs, des nababs de l’Inde, des empereurs byzantins, des rois de Rome, des rois chevelus, des sauvages de l’école de Jean-Jacques, des habiles de l’école de Hobbes, et de Machiavel, des doctrinaires de Gand, des bonapartistes du sacre, des libéraux des Cent-Jours, des monarques déchus, relevés, retombés, restaurés. Le magnat du globe prit la peine de venir lui-même directement de Panama.

Il y avait en outre un grand nombre d’autocrates, tels que sultans, beys, pachas, proconsuls, préfets de l’état de siège, hetmans, hospodars, sans compter les empereurs de toutes les Russies, qui étaient venus exposer personnellement leurs systèmes, le bâton à la main. On vit même paraître des républicains, les uns de l’Atlantide de Platon, les autres des États-Unis, quelques-uns de France, tous modestement vêtus, plus pauvrement accueillis.

Sitôt que cette assemblée fut en présence, il s’éleva un effroyable orage de cris discordants; car chacun voulait faire prévaloir sa manière de gouverner les hommes. Nabuchodonosor vantait ses cornes, les druides leur faucille, Sieyès son grand électeur, M. de Maistre son bourreau; le czar mettait par-dessus tout son knout, et l’on inclinait à son avis.

Dans cette émulation, il semblait que tous les siècles déchaînés les uns contre les autres se brisaient avec fracas; le Pandémonium de Milton n’était rien auprès de ce conflit de voix, de principes, de systèmes inconciliables qui se choquaient dans la nuit. Je crus que la terre allait s’entr’ouvrir; et, me tournant vers les vieillards qui avaient déchaîné la tempête, je leur dis: «0 les plus sages des hommes, écoutez-moi avec bienveillance: Que faites-vous?» Puis, m’enhardissant de leur étonnement, j’ajoutai: «Seriez-vous les esprits du chaos? voulez-vous y replonger ce peuple? — Bon! me dirent-ils: vous êtes plaisant. — En quoi? repris-je, s’il vous plaît. —Eh! morbleu! monsieur, nous rétablissons le calme dans les esprits. Laissez-nous suivre la discussion. Ne voyez-vous pas que nous fondons l’ordre et la stabilité dans notre patrie?»

A peine avaient-ils dit ces mots, que les fondements des choses, heurtés par tant de chocs contraires, s’écroulèrent autour d’eux; et il se fit un grand vide, comme, après qu’un vaisseau a sombré, il semble que la mer elle-même descende et le suive dans le gouffre.

N’est-ce pas une chose unique au monde qu’un pays auquel on propose de faire table rase de tous les faits consommés, pour construire de nouveau l’ordre politique par un vote d’assis et levé ?

C’est vouloir conduire une nation à cet état d’abstraction où Descartes ramenait l’esprit humain quand, y faisant le vide, il l’obligeait de douter même s’il est.

Cette expérience que le métaphysicien a pu faire impunément dans le secret de sa pensée, est-ce là ce que l’on veut appliquer à un peuple? Faut-il qu’il procède à la recherche métaphysique de son existence?

Comme s’il pouvait y avoir un moment de vide absolu chez lui! Comme si ce n’était pas jouer avec la vie et la mort d’une nation!

Quoi! vous proposez de lui dire: Ce système de gouvernement que la force des choses a produit, cette démocratie qui est toi-même, ton sang et ta vie, cette réalité qui te presse et t’enveloppe, ces faits qui se sont consommés, cette révolution qui s’est accomplie, cette terre qui te supporte, ce soleil qui t’éclaire, supposons que rien de cela n’existe. Voilà le premier degré pour un bon philosophe.

Fais un pas de plus. Déjà tu as ramené autour de toi l’épaisse nuit des premiers jours. Il est vrai que, pour rentrer dans ce vide absolu, tu es obligé de fermer les yeux à la lumière, ton esprit à l’évidence. Mais enfin c’est une nécessité de la métaphysique. Revenu, par ce travail monstrueux, aux ténèbres premières, désarmé, aveuglé, dépouillé de toi-même, de tes conquêtes, de ton instinct, sans souvenirs, sans présent, sans guide, sans conscience, te voilà réduit à la condition de l’homme avant la naissance de l’ordre civil. Toutes les voies te sont également ouvertes, parce que tu n’es entré dans aucune. Repousse de plus en plus le témoignage de tes sens; fais autour de toi table rase. Cesse même de penser si tu le peux: c’est le comble de l’art.

La Révolution a parlé pendant soixante années: tu ne dois pas entendre sa voix. La lumière a brillé dans les faits: tu ne dois pas la voir. Tes pères t’ont montré le sentier: tu ne dois pas le suivre. Mille embûches sont sous tes pas: tu n’en seras averti par personne.

Encore une fois, te voilà tel que nous t’avons voulu, dépaysé, désorienté, égaré, perdu dans l’univers civil. Maintenant tu es libre! Va, marche, avance, recule, cherche ton chemin. C’est une expérience qu’il nous plaît de faire sur toi.

Cette idée a sa source dans une autre qui l’engendre, et qu’il devrait suffire d’énoncer pour en montrer l’absurdité, quoique, par entraînement de parti, elle soit chaque jour exposée sans être repoussée par personne. J’y trouve un exemple frappant de ces pensées monstrueuses qui, à la faveur du tumulte des intelligences, se glissent, rampent d’abord sans que personne les aperçoive, et finissent par se relever et dévorer l’époque qui s’y livre. Ce sophisme consiste à dire que la République a été acceptée par la France à titre d’essai; idée si risible, que je serais d’abord tenté de ne rien ajouter pour la combattre, si elle n’était le fond même d’une partie de nos débats. Elle porte visiblement au front son origine; j’y reconnais la théorie de ce libéralisme à la fois royal et boutiquier, qui, sur la fin de ses jours, se mit soudainement à penser pour le besoin de sa cause. Les légitimistes qui l’ont acceptée ne l’eussent jamais trouvée.

Évidemment nos hommes d’État sont partis, selon leur coutume, d’une observation profonde, tirée de la nature des choses.

L’œil fixé sur l’abîme béant des révolutions, ils. se sont fait le raisonnement suivant puisé dans une expérience personnelle. Lorsque nous voulons un habit de cour, ou de ville, ou une livrée pour présenter une requête, que faisons-nous? Nous nous rendons chez un fripier; là se rencontrent divers costumes étalés; nous les essayons l’un après l’autre; celui-ci est trop étroit, celui-là trop large: nous les rejetons. Enfin il se rencontre une livrée qui sied à notre génie; l’ayant marchandée, nous l’achetons au rabais, et l’emportons roulée sous notre bras.

Il en est de même si nous voulons un soulier, nous en chaussons d’abord plusieurs dans l’arrière-boutique: ayant rencontré celui qui se trouve fait de temps immémorial pour notre pied, nous nous levons et disons: C’est bien, mon ami; portez ces souliers chez moi: voici votre argent. De même encore si nous voulons une perruque, ou une fausse dent, ou un faux œil, n’est-il pas vrai qu’après les avoir expérimentés nous disons: Cette dent est faite pour moi; ce faux œil évidemment m’appartient; car tous ces objets se rencontrent dans les boutiques où nous allons les choisir pour nous en orner à notre fantaisie.

De ces simples considérations, il résulte clairement que la Providence a voulu manifester par là qu’il existe aussi des boutiques de gouvernements à l’essai, tout faits, tout drapés, tout fripés à l’avance, sans que le gouverné ait besoin de s’en mêler. Un peuple qui passe désœuvré dans la rue, et qui se trouve par hasard sans gouvernement ou sans religion, et sans moyen de s’en fabriquer, s’arrête incontinent; puis, considérant toutes les formes politiques, religieuses, sociales, qui sont exposées aux yeux, il prie d’abord qu’on en enlève la poussière; cela fait, il dit au patron:

— Chaussez-moi d’une royauté. Combien vaut-elle?

— Tant, dit l’autre.

— C’est trop cher; n’en fabriquez-vous plus de nouvelle?

— Rarement.

— Et cette aristocratie?

— Ah! c’est pour rien! Quelle occasion! Profitez-en.

— Non, pas présentement.

— N’auriez-vous pas, par hasard, une bonne démocratie de rencontre?

— En voici de toutes sortes: de légitimistes, de bonapartistes, d’orléanistes.

— N’en auriez-vous pas de simplement démocratiques?

— Essayez ceci, monsieur, sans vous gêner, et dites-m’en votre opinion.

Sur cela, le peuple en bâillant, ses membres étendus, essaye, endosse, chausse en une heure toutes les formes de la boutique.

— Voilà mon affaire! dit-il enfin. Le cœur joyeux, il emporte, sous son bras, tout roulé dans son bissac, tout brodé de mensonges, tout cousu de fraudes, tout fabriqué de duperies, son système de gouvernement. Arrivé à la maison, il se trouve que le système est usé. Ce n’est bientôt qu’un haillon. «Quelle mauvaise boutique de charlatan!» dit le peuple à son fils. «J’ai repoussé le pire, j’ai choisi le meilleur, et pourtant me voilà pieds nus, sans argent, sans idées, sans feu et sans système!»

Jusqu’ici, on avait pensé que l’homme était pour quelque chose dans les choses humaines; qu’un système politique naissait à son origine d’une certaine foi que les hommes avaient dans certains principes; que cette foi était nécessaire pour engendrer une institution quelconque; qu’en un mot la première affaire pour fonder un gouvernement était d’y croire. Tout cela est changé. Nos grands hommes viennent de découvrir que la société n’est pour rien dans son système social, une nation pour rien dans sa nationalité, la foi pour rien dans une religion, les idées d’un peuple pour rien dans son gouvernement populaire.

Selon eux, un système de gouvernement, République ou monarchie, peu importe! est une machine inventée, montée on ne sait par. qui, en dépit de Dieu et des hommes. Loin d’être fait du sang de nos semblables, de leurs idées, de leurs passions, de leur souffle, de leurs croyances, l’ordre civil et politique n’a aucun rapport avec eux; ils n’ont besoin ni de l’aimer, ni de le haïr, encore bien moins de s’y fier. Pour fonder un système social ou politique, la société n’a qu’à se croiser les bras, indifférente comme à une expérience de physique.

Le système social, toujours poussé par on ne sait qui, passe, défile devant le peuple observateur, et fonctionne comme il peut; cela ne regarde en rien l’esprit humain. La machine fait de son mieux; elle roule, elle s’arrête, crie, légifère, quelquefois se couronne, souvent se découronne, sans que jamais ni Dieu ni l’homme ne s’en soucient. Imperturbablement debout, au bord de la route, la société, toujours les bras croisés, se contente de dire: Voilà décidément une jolie expérience. Je me procurerais volontiers une de ces machines qui me dispensent d’exister. Mais comment peuvent-elles si agréablement se mouvoir? Auparavant, on avait supprimé Dieu, et, tant bien que mal, je l’avais compris. De nos jours, voici que l’homme aussi est supprimé. Comment donc peut aller la machine, sans mécanicien? Qui la pousse? qui la raccommode? qui la restaure?

Alors les plus avisés montrent du doigt un petit automate de deux pouces au plus de haut, ce qui le met à la portée de tout le monde. Voilà l’àme, disent-ils d’un air entendu.

Telle est la doctrine nouvelle sur l’origine et la formation des sociétés. C’est sur cette profonde conception et sur les épaules de ce petit homme qu’il s’agit, pour tous les hommes sérieux, de rétablir aujourd’hui les fondements ébranlés de la religion, de la propriété et de l’ordre.

Quel dommage que cette théorie ait attendu six mille ans pour paraître! Quelle énorme dépense de cœur, d’esprit, de génie, de vertu, de gloire, de sincérité, d’héroïsme, elle eût épargné au genre humain! Au lieu de sa vie de labeur constant, quelle grasse vie oisive, si, se croisant les bras, il eût laissé faire l’automate!

D’abord, je le maintiens des Grecs, nos maîtres encore à l’heure qu’il est, en toutes choses. Avec tant d’esprit, ils n’ont pas su se dire: Que la République fonctionne comme elle voudra à Marathon, à Salamine, à Platée, et dans l’aréopage; pour nous, assis et mangeant nos olives, nous assisterons volontiers à l’expérience; rien de plus, rien de moins. Si ces hommes eussent parlé ainsi, quelle agréable carrière eût été la leur! Jouant aux osselets, ne s’inquiétant du reste, ni Miltiade, ni Périclès, ni Sophocle, ni Socrate, ne se fussent ainsi travaillés pour l’honneur de la République, quand ils pouvaient si bien s’en remettre de tout, patrie, poésie, félicité publique, arts, sagesse, à l’automate, qui eût fait volontiers à leur place l’expérience de la guerre médique et du Péloponèse, du système des chœurs dans la tragédie, du système de la démocratie dans l’aréopage, du bien et du mal dans la philosophie, du beau et du laid dans la statuaire, de la gloire et de l’opprobre dans la postérité.

Pour les Romains, ils avaient l’esprit à peine dégrossi. L’idée si simple, si lumineuse, ne leur vint même pas de prendre Rome à l’essai, de la laisser fonctionner toute seule, se réservant de la garder ou de la rejeter plus tard, suivant qu’elle se tirerait bien ou mal de l’épreuve. Avouons, toutefois, qu’il eût été beau de voir. Rome naître sans les Romains, vivre sans eux, grandir sans eux, remplir le monde sans qu’ils y parussent, et, l’expérience accomplie au gré de l’observateur, César s’accommoder à peu de frais d’une si bonne machine. Grand Dieu! que par ce moyen ces gens-là se seraient épargné de soucis!

Et, ce que je dis des Grecs et des Romains, je le dis, à plus forte raison, des chrétiens; car il sera éternellement à regretter qu’ils n’aient pas laissé le christianisme faire seul son expérimentation. Que leur en eût-il coûté de le regarder faire au fond des basiliques, impartialement, sans se mêler d’y croire, encore moins d’être martyrs? De deux choses l’une, ou l’expérience réussissait, ou elle échouait. Dans le premier cas, ils avaient d’emblée un culte tout fait, un dogme, une foi, les basiliques transformées en cathédrales par une opération purement automatique; en un mot, le système du moyen âge, papauté, empire, temporel et spirituel, clergé, noblesse, tiers-état, le tout achevé sans débourser un denier ni une goutte de sang. Etait-ce là un résultat! Au contraire, l’expérience ne réussissait-elle pas, l’automate payait les frais, et tout le monde était quitte.

Sans compter qu’il doit y avoir un avantage immense à prendre un dieu à l’essai; car il doit naturellement être infiniment plus accommodant, plus complaisant, que si, débutant par la foi, vous lui donnez à penser que vous n’en changerez jamais. Cette dernière considération est la plus grave de toutes en faveur de la théorie des institutions sociales prises à l’essai.

De cette théorie, il s’ensuit nécessairement, que, pour avoir une bonne République, il faut en exclure avec soin tous les républicains; et, si la nôtre a une marche si triomphante, cela vient uniquement de ce que l’on s’est conformé avec soin à cette règle, repoussant, destituant de tout droit, chassant de tout emploi et charge publique, emprisonnant au besoin tous ceux qui portent dans leur cœur cette forme de gouvernement.

Vous sentez d’avance la raison profonde qui oblige d’extirper, avant tous autres, les républicains dans une République. Si, par malheur, on eût laissé ces gens-là, entrer dans les conseils du gouvernement de leur choix, si les démocrates eussent été pour quelque chose dans une démocratie, ils eussent montré une partialité révoltante en faveur du système qui est leur religion. Ils l’eussent servi avec amour, conseillé avec sincérité, pratiqué avec foi, peut-être avec dévouement, et, dès lors, que devenait l’expérience, je vous le demande! Elle était faussée, il n’y avait plus d’impartialité. La machine n’était plus abandonnée à elle seule, à ses lumières propres. Impossible de juger son savoir-faire.

Règle générale pour bien expérimenter une machine, gardez-vous de la mettre entre les mains dé celui qui la connaît pour l’avoir faite.

Confiez-la seulement à qui elle fait concurrence, et dont l’intérêt est de la briser. Voilà la maxime.

En vertu du même principe, je dis que, dans une République, il n’est pas de cri plus malsonnant, ni qui doive être plus durement réprimé que celui de: Vive la République! car il suppose un parti pris, un jugement téméraire rendu par avance.

Que diriez-vous d’un juré qui, au milieu d’un procès criminel, crierait soudainement: Vive l’accusé ! On le chasserait si on ne l’emprisonnait. Or, la République est l’éternelle accusée. Être proclamée dans un pays, pour elle, cela veut dire, être sur la sellette, menottes aux mains. Tant que dure le procès, c’est-à-dire tant que dure l’état républicain, il est vraiment odieux d’acclamer le prévenu. Attendez qu’il soit acquitté par la monarchie.

D’objections en objections j’arrive à l’arche sainte, qui les renferme toutes; la voici: Votre République étant un gouvernement de liberté, si elle veut répondre à son nom, doit consentir à se laisser attaquer, au besoin conspuer par ses plus grands adversaires; ce qui revient à dire que je consens à être républicain, à condition d’être royaliste.

La bonne République, en effet, est celle qui nous donne le droit imprescriptible de nous proclamer officiellement monarchistes, absolutistes, impérialistes, tout, hors républicains; celle que peuvent attaquer, cerner tous les systèmes, sans qu’elle use jamais de représailles; celle qui laisse chaque jour tirer au sort un lambeau de sa tunique; celle qui, lorsqu’on la frappe sur une joue, tend aussitôt l’autre joue; celle qui autorise tous les prétendants à promener leur drapeau, tous les rejetons de dynasties à refleurir, tous les tronçons de serpents à se renouer pour l’étouffer. Voilà, disent-ils, l’essence de ce gouvernement, fort estimé parmi nous, admiré même, à condition, cependant, qu’il soit impossible.

Nous l’appelons libre, voulant dire, par là, qu’il doit nous laisser liberté plénière de le ruiner et extirper, sans qu’il songe à nous nuire en rien.

Autrement vous l’avouerez, ce serait un despotisme montagnard. Monarchie, empire, absolutisme, ont le droit d’empêcher qu’on les tue; mais une démocratie qui aurait la singulière prétention de vivre et d’être quelque chose, qui croirait à son existence, et la ferait respecter, qui se fâcherait qu’on l’assassinât à bout portant, une République, enfin, qui mettrait obstacle à la royauté, conçoit-on rien de plus abominable? La pensée seule en fait horreur.

Sur cela, nous autres démocrates, bonnes gens qui, volontiers, nous faisons de la duperie une vertu cardinale, quand celte objection nous rencontre, nous nous frappons ordinairement le front et répétons à l’envi: «Leur raisonnement est serré, il le faut avouer. Puisque nous avons dit: République, nous devons évidemment admettre chez les autres la liberté de dire: Monarchie. Ne nous mettons pas surtout en contradiction avec nous-mêmes. Première règle. Notre principe de gouvernement est le plus beau de tous. Pourquoi? Parce qu’il reconnaît tous les droits, conséquemment celui de nous détruire. L’utilité nous commanderait de nier la conséquence; le devoir nous oblige de la reconnaître: ne transigeons pas avec le devoir. Allons, Thémistocle, prends ton bâton, ou ton sceptre, ou ton knout! Frappe! D’un seul coup assomme la République, si tu le peux. Du moins, nous aurons sauvé le principe.» Ainsi parlons-nous trop souvent.

La question est précisément de savoir s’il est. un principe au monde qui nous oblige au suicide. Pour moi, persuadé que si, dans une royauté, un homme peut dire officiellement, au nom du roi:

«Je suis républicain,» cette royauté n’est qu’une ombre, je le crois également d’une République où le contraire est possible au nom du peuple.

S’il est de l’essence de ce dernier gouvernement que la monarchie puisse se poser en face de lui comme un élément régulier, constitutif de l’Etat, pourquoi se fait-il que jamais pareille chose ne s’est encore rencontrée parmi tant de peuples qui ont sérieusement pratiqué le régime des Républiques?

Montrez-moi un seul de ces Etats où ait été, non pas réalisé, mais réclamé ce droit prétendu de les nier, de les ruiner en face.

Rome a tué les fils de Brutus. Je ne vois pas qu’elle se soit fait un devoir de conscience de donner à la royauté une place dans le sénat.

Est-ce Venise qui faisait la part si belle à ses ennemis? Elle ne leur ouvrit guère la porte que pour les faire passer par le pont des Soupirs.

Dans les Républiques catholiques du moyen âge, la moindre différence d’opinion se payait de l’exil.

Où vit-on que le roi de Perse ait eu son parti officiellement constitué, légalement exprimé dans l’aréopage, la maison d’Autriche dans les cantons suisses, le roi d’Espagne dans les Etats émancipés de l’Amérique du Sud, le roi de Savoie à Genève, le roi d’Angleterre dans le congrès des Etats-Unis?

Encore si nous laissions au moins, chez nous, pour être conséquents, liberté entière au Russe, à l’Anglais! Si le roi de Prusse, si l’empereur de Moscou pouvaient venir librement montrer leur drapeau à travers le territoire! Nous saurions où nous en sommes; car n’est-ce pas pure. tyrannie de républicain d’empêcher qu’ils s’y fassent escorter de bonnes armées, à condition toutefois qu’elles resteraient pacifiques? En comparant ces gens-là avec les nôtres, nous pourrions nous éclairer. Après avoir expérimenté la patrie française, nous pourrions en expérimenter une autre, et nous décider ainsi, après mûre discussion, sur la révision de la nationalité. N’est-ce pas violer méchamment notre droit de nous obliger, Français, de subir la France, sans discussion, sans égard pour la tradition et les amis de l’étranger?

Je nous prends en exemple, nous, enfants de la Bresse. Nourris dans l’état de siége, élevés, instruits par lui au régime russe, ayant là nos habitudes, nos traditions de famille, nos souvenirs, comprend-on que nous ne puissions, à notre gré, être Cosaques de droit, l’étant déjà de fait? Quand nous a-t-on consultés? Où est le procès-verbal de la discussion? Qu’on nous le montre. Nous fûmes Savoyards, nous voilà Français; il nous le faut rester, sans qu’il nous soit permis d’arborer dans nos pacages, au bord de nos étangs, le moindre lambeau de drapeau moscovite. Cela se conçoit-il?

Le livre de l'exilé, 1851-1870

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