Читать книгу Le livre de l'exilé, 1851-1870 - Edgar 1803-1875 Quinet - Страница 33
ОглавлениеLes Six Surprises.
Un principe de gouvernement qui laisse le sol ouvert au premier occupant, qui admet qu’on lui nie, officiellement, en face, sa raison d’être, sa légitimité, qui se laisse souffleter par tous les régimes qu’il a dépossédés, est un gouvernement qui ne tient la place d’aucun droit. C’est une tente d’un jour qu’on plante un matin pour abriter du soleil ses adversaires de toutes les nuances, en attendant qu’ils soient d’accord.
Moins que cela, disent-ils, ce n’est pas même un fait: c’est une surprise!
Ah! vraiment, c’est une surprise! Eh bien! comptons. Voyons si, en effet, nul avertissement ne vous avait été donné d’en haut, s’il n’était jamais arrivé à une monarchie de crouler sous vos yeux, si aucun fait, aucun événement, ne vous avait annoncé que ce système est rejeté par Dieu autant que par les hommes.
Examinons. Si je me trompe, relevez-moi. Il me semble que quelque chose est arrivé en 92. Une secousse, une alerte, je crois. Une vieille monarchie, jusque-là immuable, n’a-t-elle pas été expulsée, déracinée au 10 août par les ancêtres du peuple de Février? Première surprise.
Celle-là était permise du moins, quoique personne alors n’ait prononcé le mot. Revenu de ce premier étonnement, vous vous dites, la tête toutefois un peu ébranlée:
«Assurément ce n’est qu’une surprise, un rêve, peut-être le caprice d’un peuple enfant. Allons! cette révolution n’est qu’une bulle de savon, soufflons dessus et recommençons le passé.»
Sur cela, vous vous mettez à créer tout de nouveau une monarchie que vous appelez empire; pour mieux la consolider, vous l’étançonnez des débris de la Table-Ronde. Vous la flanquez des barons de Charlemagne et d’Arthus. Vous la faites sacrer à Notre-Dame par l’archevêque Turpin, en escamotant toutefois la confession, chose jusque-là indispensable, et qui, négligée, devait porter malheur. Le peuple s’agenouille. Cette fois vous dites: D’où peut venir le danger? Certes, ce ne sont pas les rois qui détruiront ce roi; le peuple ne détruira pas le trône qu’il a fait. Dormons donc tranquilles; rien de plus solide que notre monarchie napoléonienne, fondée sur beaucoup de gloire, escortée de la police de Fouché.
Mais voyez l’inconséquence! sitôt que les peuples veulent la royauté, les rois n’en veulent plus; ils se coalisent d’un bout de la terre à l’autre pour renverser le seul roi possible chez nous. Grâce à eux, le voila à l’île d’Elbe. Seconde surprise.
. La vieille monarchie reparaît un moment derrière les baïonnettes des alliés. C’était en 1814. Ce ne fut qu’une fantasmagorie. La nouvelle monarchie sort de son île et renverse l’ancienne. Troisième surprise.
Ce coup de scène tenait du merveilleux. La monarchie impériale avait ressuscité ; preuve évidente que la mort ne peut rien contre elle. C’était lui garantir au moins l’éternité ; cette éternité dura juste cent jours. Un coup de vent porte César à Sainte-Hélène. Quatrième surprise. Beaucoup de nous en pleurèrent.
César n’était pas débarqué à Longwood, que Clovis reparaissait aux Tuileries. Le Te Deum en monta jusqu’aux nues; chacun se rassit par degrés; nous vîmes alors s’ouvrir devant nous un avenir indéfini de règnes légitimes. Les tombes de Saint-Denis allaient manquer pour tant de rois issus les uns des autres qui devaient se succéder de siècles en siècles. Ce fut là, si vous vous le rappelez, la seule inquiétude; mais elle était réelle.
Quinze ans, c’est bien long, quand la perpétuité est le principe. Enfin ces quinze siècles passèrent. Les générations succédèrent aux générations, les sociétés aux sociétés, les déluges aux déluges, les préfets aux préfets, les laquais aux laquais! Dans cet immense intervalle, les hommes perdirent la mémoire de beaucoup de choses du passé ; les langues s’altérèrent; personne ne pouvait plus se souvenir de ses serments, ni même les comprendre. Après ces longues époques, ensevelies les unes sur les autres, trois jours de 1830, on ne sait ni comment, ni pourquoi, effacent quinze siècles de loi d’amour. Le monde se dégoûte subitement de sa félicité ; il interrompt avant qu’elle ait commencé la succession de ses rois; il envoie Clovis X à Holy-Rood. Cinquième surprise.
Ce coup fut rude, il le faut avouer. Tant de précautions prises d’avance, une si bonne souche, choisie dans la plus vieille maison d’Europe, de si bons alliés, un drapeau blanc si pur de tout alliage avec les révolutions, un clergé dévoué, les jésuites restaurés, Ney, Labédoyère et leurs amis fusillés, et tout cela inutile! Un si sage édifice renversé en trois jours! Il y avait-de quoi douter de la. divine Providence; car seule elle avait pu frapper un si grand coup. Plusieurs en restèrent étourdis, qui se firent incrédules; ceux-là bâclèrent au plus vite la monarchie voltairienne de Juillet.
Le lendemain tout était réparé ; les fortes têtes s’étaient chargées, au lieu de l’archevêque Turpin, de patronner la royauté nouvelle: ce fut le règne des habiles. Ils avaient tout prévu. Pas la plus petite brèche n’était laissée à la Providence pour entamer cette œuvre. On bâtissait en pur granit. Fi des conseillers de Louis XVIII et de Charles X, bonnes gens des légendes, sincères peut-être, au demeurant, de peu d’esprit!
Nous allons enfin montrer à la France ce qu’est une monarchie enseignée, endoctrinée par nous, et les génies de nos amis. Et là-dessus les voilà à l’œuvre, les profonds, les savants tacticiens, qui, mêlant tous les contraires, réparent, du haut de leur grandeur, les erreurs dé la Providence. Ils obtinrent que leur éternité durât dix-huit ans: trois ans de plus que l’éternité légitime. C’est beaucoup. Mais, enfin, qu’arriva-t-il de cette royauté régicide, de cette légitimité illégitime, de cette révolution contre-révolutionnaire? Une matinée de février renvoie le monarque en omnibus et les théoriciens dans leurs caves. Sixième surprise.
Ce jeu avec la Providence est-il assez visible? Quand finira-t-il? Où cessera la surprise? où commencera l’habitude? Il y a trois ans à peine que votre dernière carte est jouée, et vous parlez déjà de recommencer!
De ce qui précède, il résulte que, lorsque les rois relèvent la royauté, les peuples la détruisent; quand les peuples la relèvent, ce sont les rois qui la renversent. Tant il est vrai que le régime est condamné chez nous, puisqu’il est rendu impossible par les amis aussi bien que par les ennemis.
Qui, en France, a vu un monarque? Si cet homme existe, qu’il mette fin à nos débats; qu’il dise: «Je l’ai vu ce prodige que vous cherchez; ce n’est pas une chimère: j’ai vu en France un homme laisser paisiblement le trône à son héritier légitime.» Mais qu’il nous apprenne le nom de ce monarque qui, rassasié de jours, tranquille au milieu de son peuple, a posé, en mourant, sa couronne sur le front de son successeur. Comment s’appelle-t-il? Est-ce Louis XVI sur l’échafaud? Est-ce Louis XVII dans l’échoppe du cordonnier? Est-ce Napoléon à Longwood? Est-ce Charles X à Prague? Est-ce Louis-Philippe à Claremont?
Vous nous dîtes que notre République est une utopie impossible, contraire aux mœurs de la nation. Mais, au nom du ciel, quelle utopie plus impossible, quelle chimère plus incroyable, qu’une royauté qui, en un demi-siècle, ne peut montrer un roi?
Qu’est-ce qu’une loi de succession politique qui ne peut montrer un héritage effectivement recueilli? Je cherche pour votre monarchie un monarque. Je ne vois depuis un demi-siècle en France que des hommes, errants, infatués d’un souvenir, qui paraissent, surnagent un moment, essayent en passant la couronne du garde-meuble, et sont à l’instant précipités, sans fils, sans héritier, dans l’exil et dans la mort.
Ah! vous parlez de gouvernement pris à l’essai! Doctrine absurde autant que ridicule, qui est l’anéantissement même de l’esprit monarchique. Mais, sur ce terrain, quelle expérience plus terrible, que celle qui a été faite six fois en un demi-siècle, et toujours contre vous? Dans ce jeu contre la Providence, vous faites comme le joueur, qui, ayant tout perdu, argent, biens, joyaux, épée, baudrier, réduit à la nudité, s’acharne sur une dernière carte, et dit: Je veux jouer mon âme. Et, en effet, vous la jouez, votre âme, en mettant dans ce dernier enjeu des doctrines qui sont le renversement de tout ce que vous désirez et voulez, des théories d’emprunt, usées avant de paraître, qui cent fois ont été repoussées avec horreur par tous vos publicistes. Car, si nous, que vous accusez de vouloir tout renverser, nous faisions appel à des idées aussi folles que celles du gouvernement à l’essai, on pourrait du moins le comprendre en admettant le but que vous nous supposez. Mais que vous, qui prétendez défendre l’ordre civil, vous proposiez d’abord de l’asseoir sur le vide, cela prouve une chose: c’est que poussés par la fatalité d’une cause irrévocablement perdue, vous ne faites plus de choix entre les principes dont vous vous servez pour le combat; c’est que, dans une sorte de désespoir qui vous aveugle à votre insu, vous vous précipitez sur tout argument brisé, laissé sur le champ de bataille; c’est que vous vous servez d’armes qui éclatent contre vous.
Quoi! se peut-il? Vous invoquez l’expérience! Eh! qui donc vous a condamnés? qui donc vous a ruinés? Il ne vous suffit pas d’avoir été détruits tant de fois en moins d’un demi-siècle?
Dans chaque discours officiel, vous demandez par quel mystère ce pays, vous possédant, n’est pas au comble de ses vœux; pourquoi la fièvre le trouble encore, pourquoi il se tourne et se retourne, sans pouvoir s’endormir au sein des félicités que vous lui avez faites? Ces mystères ne sont pas difficiles à découvrir par ce qui précède. Eh! qui donc le réveille sitôt qu’il s’apaise? Toujours remettre en question ce qui a été résolu! Toujours restaurer l’impossible? Relever ce que la force des choses a brisé ! Nier le soleil à midi! A chaque réponse des événements se boucher les oreilles et recommencer l’expérience de la foudre!
Est-ce calmer les hommes, que de dire à la Providence, qui a parlé si souvent par la bouche des révolutions: «Ce n’est pas assez! Quand tu as parlé, nous étions précisément occupés à la Bourse, à la chasse, aux courses de Chantilly, ou peut-être au sermon de l’abbé de Ravignan; nous n’avons pas entendu ton tonnerre; je te le jure, nous ne savons absolument rien de ce qui s’est passé. On prétend que tu as brisé, de nos jours, six ou sept fois les trônes qui ont essayé de paraître dans notre pays. Mais ce n’est peut-être là qu’un faux bruit; dans tous les cas, nous sommes tellement occupés aux menus détails des confréries, qu’il ne nous est resté, en vérité, pas un moment pour nous informer de ce que tu fais sur la scène du monde.
«Ils vont, répétant partout que tu as renversé Louis XVI sur Napoléon, Napoléon sur Louis XVIII, Louis XVIII et Charles X sur Louis-Philippe, Louis-Philippe dans le vide et le néant. Cela est-il vrai? Ces événements, nous le répétons, ont fait si peu de bruit dans le monde, ils ont si mal ébranlé la terre, qu’ils ne sont pas arrivés à notre connaissance. Ils sont donc comme non avenus, et c’est pure justice de les recommencer. Nous allons, si tu le permets, renouveler l’épreuve; nous éléverons de nouveau, avec les débris de planches que voici, un petit trône à notre fantaisie; et nous serons le plus attentifs que nous pourrons à ce qui suivra.
«Il est possible que, redoublant de fureur contre un si étrange entêtement, tu finisses par entr’ouvrir les entrailles du globe et ne laisses rien subsister de ce que tu as épargné. Mais, enfin, tout le monde sera content; nous aurons assisté à une jolie expérience. Si elle tourne contre nous, nos valises sont prêtes, notre refuge est assuré. Le surlendemain, le ciel apaisé, les démocrates consentants et souriants, nous demanderons que l’épreuve soit. refaite au nom de la liberté et de la religion; et les siècles de siècles tourneront ainsi dans l’éternité, comme les chevaux aveugles autour de la meule d’un moulin.»
Le moyen qu’une nation ne dorme pas parfaitement en repos sur une si juste et si raisonnable proposition!