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II

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L’esprit seul peut vaincre l’esprit.

Le jour venu, nous cherchâmes un peuple, nous trouvâmes un esclave.

Nous l’appelâmes; il répondit que ce qu’il demandait, c’était non pas la liberté, la dignité, mais l’égalité dans l’esclavage.

Jamais cri servile n’avait été poussé avec une force semblable; huit millions de voix humaines acclamèrent la servitude.

Ce cri retentit dans les tombeaux de la Pologne, de la Hongrie, de l’Italie, c’était la consolation que les vivants envoyaient à ceux qui ne pouvaient renaître.

Alors on vit que l’esprit seul a la force de ressusciter les morts et de soulever les pierres. Les peuples avaient voulu renaître sans briser la chaîne spirituelle qui les liait encore aux ossuaires du moyen âge. Ils avaient fait quelques pas jusqu’à l’extrémité de leurs chaînes; après cela, ils étaient retombés dans leurs sépulcres.

Et la France, la reine des morts, s’assit sur la terre et devint la gardienne des tombeaux. Ses ennemis disaient qu’après avoir trahi, comme Judas, tous ceux qui l’avaient suivie, elle avait péri, comme Judas, par le grand suicide.

Le plus vieux des esprits, le plus usé, le plus aveugle, l’esprit catholique, avait montré cent fois plus de calcul, de suite, de pénétration, d’activité, que le matérialisme dans sa forme la plus nouvelle; et les temps firent voir que l’esprit seul peut vaincre l’esprit même ruiné. La matière tout entière conjurée s’y est montrée impuissante.

Entre la Papauté Romaine, et la Papauté Russe, toute pensée libre se vit étouffée sur le continent. Nous nous trouvâmes errants, cherchant un asile. La terre manquait sous nos pieds.

Notre pensée sortait de notre bouche et n’atteignait l’oreille ni le cœur de personne. Il s’était fait comme un vide en Europe. Le cri de la conscience mourait dans la poitrine. Il semblait que l’on parlât dans un monde vide et sourd, où manquait l’air moral.

Je me retournai et j’entendis derrière moi des peuples entiers qui disaient: César, ceux qui vont mourir te saluent!

Nous emportâmes avec nous la Justice et le Droit; mais nul ne voulait les recueillir, de peur de se brouiller avec l’injustice. Ceux qui nous donnaient asile, pour un jour, mettaient, en nous voyant, leurs doigts sur leurs lèvres. Ils nous commandaient le silence. L’hospitalité était à ce prix. Quiconque ouvrait la bouche pour raconter ce qu’il avait vu était aussitôt jeté sur un vaisseau. Les vents l’emportaient; et le silence se faisait peu à peu sur tout le continent.

Afin que la loi philosophique s’accomplît tout entière, les seuls points du continent qui s’élevaient encore au-dessus de cette mer de servitude, étaient ceux qui, dans le présent ou le passé, avaient lutté contre le catholicisme: Suisse et Hollande. Mais ces points étaient eux-mêmes entourés, comme des îlots, par le flot qui montait toujours.

Le dernier point de l’univers moral semblait devoir disparaître. On ne voyait nulle part le brin d’herbe du monde nouveau.

L’Angleterre seule était encore debout sur ses rochers. Elle s’appuyait sur la Bible, mais chaque coup de vent emportait une page du livre; et l’esprit de l’abîme comptait une à une celles qui restaient encore.

Trois principes s’étaient rencontrés: la philosophie, le protestantisme, le catholicisme.

Depuis 1789, la France avait tenté de réaliser et d’organiser le principe philosophique. Après avoir accompli une partie de sa tâche, elle y avait succombé sous les invasions de 1814 et de 1815. Elle avait été impuissante à se relever; et dès lors la Révolution commencée par la philosophie s’achevait par le jésuitisme. Celui-ci se réalisait chez elle dans toutes ses institutions.

J’ai toujours pensé que le cœur de la France est resté enseveli dans les champs de Waterloo, et rien, ce me semble, n’a démontré le contraire. Depuis ce jour, une poignée d’hommes ont fait des révolutions et des contre-révolutions. La masse inerte les a subies sans mot dire. Quiconque s’empare du cadavre d’Hector peut s’en servir à son gré, au profit de la liberté ou de la servitude. C’est à lui de choisir. Il trouvera une matière complaisante dans les deux cas; pourtant la servitude lui va mieux.

Le protestantisme se sentait impuissant, non qu’il ne possédât une vérité supérieure à celle du catholicisme, mais parce qu’il avait accepté la discussion et renoncé à s’imposer par la contrainte. Il avait donné la liberté de penser à l’esprit humain; aussitôt celui-ci, noble affranchi, débarrassé de sa crainte, s’était retourné contre son libérateur, avec arrogance. Les philosophes qu’il avait émancipés, se joignaient aux catholiques pour le ruiner en l’insultant. Dans ce combat, il se servait de la lumière contre ceux-ci, des ténèbres contre ceux-là. Mais une pareille équivoque ne pouvait se soutenir; il chancelait. Tous les États du continent, assis sur le protestantisme, chancelaient avec lui.

Restait le catholicisme romain, fond permanent des institutions et des mœurs de l’Europe occidentale.

Sous les idées libérales que la philosophie avait semées à la surface du pays, le catholicisme, persévérant au moins comme préjugé, avait conservé au fond des masses un monde servile, inaccessible au mouvement de l’esprit moderne. Quatre fois, le suffrage universel fit appel à ce monde inconnu; quatre fois la réponse fut la même.

Le génie religieux de la réaction catholique, ce fut la Peur divinisée de la Révolution française. La bourgeoisie, qui avait d’abord contrarié l’Eglise, y étant rentrée par peur, le peuple n’en étant jamais sorti, par ignorance, il y eut un moment où cette Eglise parut maîtresse. L’esprit du moyen âge souffla de nouveau sur. un océan de ténèbres.

Dans cette tempête, se découvrait, par intervalles, la pierre de fondation des États. L’empire catholique par excellence, l’Autriche, ne se composait que de nationalités mortes. La première condition d’un peuple pour entrer dans cet empire était de mourir et d’y apporter ses os.

Déjà la Pologne, la Bohême, la Hongrie, l’Italie étaient englouties.

Symptôme étonnant: le mot le plus saisissant de la langue française, Waterloo, avait perdu, en partie, sa signification. Les patries disparaissent ainsi, l’une après l’autre, devant le catholicisme. Je comptais autour de l’antre du Sphinx, les ossements des peuples dévorés.

En passant, je sentis le froid esprit de la Russie se promener sur mon pays. Je reconnus le souffle mortel des cavaliers moscovites des invasions.

Chimère! disaient ceux que je laissais derrière moi. Car ils craignent que les chevaux russes ne viennent brouter l’herbe de leurs champs. Mais ils ne voient pas que les esprits russes ont éteint déjà le foyer dans leurs poitrines.

Les temps étaient revenus où les écrivains, les penseurs, chassés de leur pays, allaient errants à travers le monde. Ils continuaient de penser, mais personne ne les comprenait. Ils appelaient, et personne ne répondait. Leur pensée sans écho s’ensevelissait avec eux. Quand on la retrouvait, elle était surannée. Les générations et les peuples avaient passé sur leurs tombeaux sans les reconnaître.

Il y avait dans le monde deux ou trois grandes religions mortes et pétrifiées: en Orient le Brahmanisme et le Bouddhisme; en Occident le Catholicisme, l’Eglise grecque. Elles étendirent, comme les Pyramides d’Egypte, leur ombre massive sur un désert moral. C’était pour servir de sépulcre aux cadavres des peuples, à mesure que leur ombre les glaçait.

Et le silence se fit sur toute la terre.

Le livre de l'exilé, 1851-1870

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