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I SES IDÉES LITTÉRAIRES ET SES OEUVRES LITTÉRAIRES

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Ainsi constitué, il était fait pour avoir toute l'intelligence qui n'a pas besoin de sensibilité. Cela ne va pas si loin qu'on pense. Car l'intelligence, même des idées, a besoin de l'amour des idées pour se soutenir. Fontenelle ne comprendra rien aux choses d'art, et, tout en comprenant admirablement toutes les idées, il n'aura jamais pour elles la passion qui fait qu'on en crée, qu'on les multiplie, qu'on les poursuit, qu'on les unit, qu'on les coordonne, qu'on en fait des systèmes puissants, faux parfois, mais animés d'une certaine vie, parce qu'on a jeté en elles une âme humaine. Nous verrons cela plus tard. Pour le moment considérons-le dans les choses d'art. Véritablement, il n'y entre pas du tout. On a remarqué que, si en avance et vraiment précurseur au point de vue philosophique, il est arriéré en choses de lettres. Cela est très vrai. Sa poésie et sa fantaisie sont du goût de Louis XIII. Ses tragédies sont d'un homme qui est neveu de Corneille, mais qui a l'air d'être son oncle. Elles ont des grâces surannées et de ces gestes de vieil acteur qui semblent non seulement appris, mais appris depuis très longtemps.—Ses opéras, qui sont très soignés, sont d'un homme naturellement froid, qui s'est instruit à pousser le doux, le tendre et le passionné. Ses Bergeries sont bien curieuses. Elles ne sont pas fausses, ce qui est, en fait de bergeries, une nouveauté bien singulière. On sent que cela est écrit par un homme avisé qui sait très bien où est l'écueil, et qu'on a toujours fait parler les pâtres comme des poètes. Les siens ne sont pas de beaux esprits ni des philosophes, et il faut lui en tenir compte. Mais ce n'est là qu'un mérite négatif, et n'être pas faux ne signifie point du tout être réel. Les bergers de Fontenelle ne sont point faux; ils n'existent pas. Ils n'ont aucune espèce de caractère. Il a voulu qu'ils ne fussent ni grossiers, ni spirituels, ni délicats, ni comiques, ni tragiques. Restait qu'ils ne fussent rien. C'est ce qui est arrivé. Il semble que Fontenelle voudrait peindre simplement des hommes oisifs et voluptueux. Mais il faut encore une certaine sensibilité, d'assez basse origine, mais réelle, pour composer des scènes voluptueuses, Fontenelle n'est pas assez sensible pour être un Gentil-Bernard. On sent qu'il ne s'intéresse pas le moins du monde au succès des tentatives galantes de ses héros et ne tiendrait nullement à être à leur place. On voit aisément dès lors combien ces scènes sont laborieusement insignifiantes. C'est une chose d'une tristesse morne que les juvenilia d'un homme qui n'a jamais eu de jeunesse.—Cette singulière destinée d'un écrivain qui, après Molière et Racine, jouait le personnage d'un contemporain de Théophile, a dû bien surprendre, et, en effet, elle a étonné les hommes de l'école de 1660, les Boileau et La Bruyère. Ce «Cydias», ce «petit Fontenelle» leur est souverainement désagréable, et leur paraît étrange. Le phénomène, de soi, n'est pas surprenant. Fontenelle est l'homme de lettres par excellence, l'homme intelligent qui n'a en lui aucune force créatrice, mais qui est doué d'une grande facilité d'assimilation et d'exécution. Ces gens-là ne devancent jamais, en choses d'art; ils imitent, et non pas toujours la dernière manière, celle de leurs prédécesseurs immédiats. N'ayant point d'inspiration personnelle, ils s'en sont fait une avec les objets de leurs premières admirations et de leurs premières études, et cette influence, chez eux, persiste longtemps. Fontenelle, en littérature pure, est un homme qui adore l'Astrée, comme fait La Fontaine, mais qui ne sait pas, comme La Fontaine, la transformer en lui. Il la réédite, et, n'était une autre direction que son esprit devait prendre, il aurait toujours écrit l'opéra de Psyché, moins les deux ou trois passages partis du coeur, c'est-à-dire une Astrée un peu moins longue.—Sa critique est comme ses poésies, et les explique bien. Le sentiment du grand art y manque absolument.—Et il est très intelligent!—Sans aucun doute; mais c'est une erreur de croire qu'il ne faille pour comprendre les choses d'art que de l'intelligence. Il y faut un commencement de faculté créatrice, un grain de génie artistique, juste la vertu d'imagination et de sensibilité qui, plus forte d'un degré, ou de dix, au lieu de comprendre les oeuvres d'art, en ferait une. On n'entend bien, en pareille affaire, que ce qu'on a songé à accomplir, et ce qu'on est à la fois impuissant à réaliser et capable d'ébaucher. Le critique est un artiste qui voit réalisé par un autre ce qu'il n'était capable que de concevoir; mais pour qu'il le voie, il fallait qu'il pût au moins le rêver.—Fontenelle n'a pas même eu le rêve du grand art. Il n'aime point l'antiquité. Il lui fait une petite guerre indiscrète, ingénieuse et taquine, qui n'a point de trêve. À chaque instant, dans les ouvrages les plus divers, nous lisons: «... Et voilà les raisonnements de cette antiquité si vantée»10.— «Nous ne sommes arrivés à aucune absurdité aussi considérable que les anciennes fables des Grecs; mais c'est que nous ne sommes point partis d'abord d'un point si absurde»11.—Il faut se débarrasser «du préjugé grossier de l'antiquité»12. Il y a là pour lui comme une obsession. On dirait un chrétien du IIIe siècle attaquant les païens, ou un homme de parti de notre temps qui ne peut dire une parole, dans l'entretien le plus indifférent, sans exprimer son horreur pour le parti adverse.—Et, en effet, sa critique, toute de détail, a bien ce caractère. Dans son Discours sur la nature de l'Églogue, il fait son procès à Théocrite, puis à Virgile, reprochant à l'un surtout d'être trop bas, et à l'autre surtout d'être trop haut, mais trouvant moyen aussi de montrer qu'il arrive à Théocrite d'être trop haut et à Virgile d'être trop bas. C'est une série de chicanes puériles.—Quand lui-même s'élève un peu, et laisse cette petite guerre pour des considérations plus sérieuses, il montre une inquiétante infirmité. Il n'atteint pas la grande poésie, c'est-à-dire la poésie. Le Silène de Virgile lui paraît une étrange absurdité, à lui, homme de science, et qui, ailleurs, comprend la majesté de la nature. C'est que Silène est lyrique, et c'est le lyrisme qui est la chose la plus étrangère à ces beaux esprits du XVIIIe siècle commençant, aux Lamotte, aux Terrasson, et tout aussi bien, quoique «anciens», aux Dacier. C'est ce sens de la grande poésie qui manquera aux plus grands hommes du XVIIIe siècle, et, s'ajoutant à d'autres causes, les maintiendra dans le mépris de l'antiquité dont précisément le caractère est d'avoir converti en poésie tout ce qu'elle touchait.—Il ne faut pas croire qu'en cela le XVIIIe siècle soit la suite du XVIIe. L'école de 1660 a été peu lyrique, il est vrai, et il est bien arrivé à Boileau de dire que l'excellence des anciens consiste à peindre élégamment les petites choses13; mais Racine comprenait la poésie des grandes passions tragiques autant que faisaient les anciens, et trop même pour être bien entendu de son temps; et Fénelon avait le sens de la grande mythologie, et d'Homère, autant que de Virgile; et Boileau, «moderne» en cela au vrai sens du mot, défend contre Perrault, non seulement Homère et Pindare, mais le lyrisme des poètes hébreux, et donne à ce propos la définition de la poésie lyrique en homme qui sait ce que c'est.—C'est bien vers 1700 que les hommes de prose, ou de poésie prosaïque, prennent le dessus, parce que quelque chose disparaît alors, qui, tout compte fait, et sauf très rare exception, ne reparaîtra qu'un siècle après, l'enthousiasme littéraire, le goût ardent du beau pour le beau, ce qui fait les grands artistes en vers, les grands orateurs, et même les grands critiques.—Soit, et de grande poésie, et de lyrisme, et de Lucrèce non plus que d'Homère, qu'il ne soit plus question. Mais quand les enthousiastes s'éloignent, les réalistes arrivent. C'est une loi d'histoire littéraire en effet, et nous verrons qu'au XVIIIe siècle elle s'est vérifiée. Mais rien ne montre à quel point Fontenelle, en choses d'art, était un arriéré et non un précurseur, comme ceci qu'il a été encore moins réaliste qu'enthousiaste. Il a tout une théorie sur l'Églogue14. C'est là qu'il trouve Virgile tour à tour trop vulgaire et trop noble. Admettons. Que faut-il donc être dans les Bergeries? Il faut sans doute être vrai, nous montrer cette poésie, plus humble, moins ambitieuse que l'autre, qui est dans le travail de l'homme, dans son rude et patient effort, dans ses joies simples et naïves. L'inquiétude du pâtre pour ses chèvres, du laboureur pour ses boeufs ou ses blés qui poussent; et aussi les vignerons attablés, les moissonneurs buvant à la dernière gerbe...—Nullement. «La poésie pastorale n'a pas grand charme si elle ne roule que sur les choses de la campagne. Entendre parler de brebis et de chèvres, cela n'a rien par soi-même qui puisse plaire.»—Qu'est-ce donc qui plaira, et qu'est-ce qui fait la poésie des hommes des champs? —Pour Fontenelle c'est leur oisiveté. Les hommes aiment à ne rien faire; ils «veulent être heureux, et voudraient l'être à peu de frais». La tranquillité des campagnards, voilà le fond du charme des églogues, et c'est pour cela que les poètes ont choisi pour héros de ces ouvrages, non les laboureurs qui travaillent péniblement, ou les pêcheurs qui peinent si fort; mais les bergers, qui ne font rien.—C'est bien cela. L'Astrée, et non les Géorgiques. A défaut de la poésie qui est l'expression des plus beaux rêves de l'homme, Fontenelle ne comprend pas même celle qui est l'expression de sa vie réelle dans la simplicité touchante de ses douleurs et de ses joies, et plus que le Silène de Virgile, il ne goûterait les paysans de La Fontaine.—Que lui reste-t-il? Rien, absolument rien. Et c'est bien pour cela qu'il ne sent point l'antiquité, qui, précisément, a, tour à tour, ouvert ces deux sources éternelles de poésie. A la vérité, s'il a persisté dans cette erreur de jugement, il ne s'est point entêté dans l'erreur plus forte qui consistait, n'entendant rien à la poésie, à en faire. Il était très souple, et quoique vain, très avisé. Il vit assez vite, non point qu'il n'était pas poète, mais qu'on ne goûtait pas sa poésie. Il y renonça, et, comme il a dit dans le plus mauvais vers de la littérature française,

Et son carquois oisif à son côté pendait.

Sur quoi il se contenta quelque temps d'être homme d'esprit. Il l'était véritablement, et de la bonne sorte, et de la mauvaise, et de toutes les façons dont on peut l'être. Il y a en lui du Voiture, du Le Sage et du Voltaire. Là encore il est arriéré et bel esprit de province, mais de son temps aussi, fréquemment, et même du temps qui va venir. Ses Lettres Galantes, que Voltaire ne peut pas souffrir, sont le plus souvent, en effet, du pur Benserade, mais parfois aussi ont bien du piquant et un joli tour. Le fond en est d'une cruelle insignifiance. Figurez-vous des chroniques comme nos journaux en publient à notre époque. Un mariage, un procès, une dame qui change de soupirant, le tout vrai ou supposé, et là-dessus des turlupinades. Il y en a d'exécrables. A une jeune personne protestante, qui, pour se marier avec un catholique, changeait de religion: «... Nous regardons avec beaucoup de pitié nos pauvres frères errants; mais j'en avais une toute particulière pour une aimable petite soeur errante comme vous. J'étais tout à fait fâché de croire que votre âme, au sortir de votre corps, ne dût pas trouver une aussi jolie demeure que celle qu'elle quittait...» —Il y en a de plaisantes, sinon comme idées, du moins comme grâce de geste, pour ainsi dire, et de mot jeté: «Il y a longtemps, Madame, que j'aurais pris la liberté de vous aimer, si vous aviez le loisir d'être aimée de moi... Gardez-moi, si vous voulez, pour l'avenir; j'attendrai quinze ou vingt ans, s'il le faut. Je me passerai à un peu moins d'éclat que vous n'en avez aujourd'hui... Aussi bien y a-t-il beaucoup de superflu dans votre beauté. Je ne veux que le nécessaire, que vous aurez toujours... Je ne vous demande que ce temps de votre vie que vous auriez donné aux réflexions. Au lieu de rêver creux, ou de ne rêver à rien, vous pourrez rêver à moi. Adieu, Madame, jusqu'à nos amours.»—Sans doute, il y a encore du Mascarille dans tout cela; mais comme l'allure est vive, la phrase preste, et combien aisée, en sa précision rapide, la pirouette sur le talon: «Adieu, Madame, jusqu'à nos amours.»—On peut mesurer la distance parcourue depuis Voiture, d'autant mieux que le fond est le même. Grâce au travail des auteurs comiques et de La Rochefoucauld et de La Bruyère, la grande phrase patiemment tressée du commencement du XVIIe siècle s'est dénouée et assouplie, et désormais on peut être entortillé en phrases courtes. C'est l'instrument au moins qui est créé, la phrase rapide et cinglante, qui va être si redoutable aux mains d'un Voltaire.

Note 10: (retour) Histoire des oracles.

Note 11: (retour) Origine des Fables.

Note 12: (retour) Digression sur les Anciens et les Modernes.

Note 13: (retour) Lettre à Maucroix, 29 avril 1695.

Note 14: (retour) Discours sur la nature de l'Eglogue.

Ailleurs c'est l'épigramme émoussée, la malice sournoise, le «coup de patte» lancé de côté et retiré du même mouvement, si familier à Le Sage, et qui est une des grâces de l'esprit que nous goûtons le plus: «Mes souhaits sont accomplis, j'ai un successeur... Je vous assure que j'ai désiré avec un égal empressement la tendresse, et l'indifférence de Madame de L. Enfin je les ai obtenues toutes deux l'une après l'autre, et c'est sans doute tirer d'une personne tout ce qui s'en peut tirer.»—C'est ici même le genre d'esprit particulièrement propre à Fontenelle, homme d'ironie couverte et qui sourit du coin des yeux. Nous la retrouverons souvent dans les Éloges: «M. Dodart était laborieux. Ses amusements étaient des travaux moins pénibles. Il lisait beaucoup sur les matières de religion; car sa piété était éclairée, et il accompagnait de toutes les lumières de la raison la respectable obscurité de la foi.» Le bon apôtre! Nous voilà bien au temps des Lettres Persanes, et Cydias, avec cette adresse à manier la langue, à lancer l'épigramme et surtout à la retenir, n'est plus ce je ne sais quoi «immédiatement au-dessous de rien» qu'il était au temps de La Bruyère.

Études Littéraires; dix-huitième siècle

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