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I BAYLE NOVATEUR

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Il est convenu que le Dictionnaire de Bayle est la Bible du XVIIIe siècle, que Pierre Bayle est le capitaine d'avant-garde des philosophes, et cela, encore que généralement admis, n'est pas trop faux; cela est même vrai; seulement il faut savoir que jamais éclaireur n'a moins ressemblé à ceux de son armée, et que, s'il les eût connus, il n'est personne au monde, non pas même les jésuites et les dragons de Villars, qu'il eût, j'en suis sûr, plus cordialement détesté que ses successeurs.

Au premier regard il paraît bien l'un d'eux, très exactement. On feuillette, et voici les principaux traits distinctifs du XVIIIe siècle, tant littéraire que philosophique et «religieux», qui apparaissent. Bayle est «moderne», admire froidement Homère, le trouve souvent un peu «bas», et, du reste, est aussi fermé à la grande poésie, et même à toute poésie, qu'il soit possible. Voltaire aura le goût plus large et plus élevé que lui.—Bayle a l'esprit d'examen minutieux, étroit et négateur; il ne croit qu'au petit fait et aux grandes conséquences du petit fait, comme Voltaire; il a comme Voltaire, une sorte de positivisme historique, et là où nous trouvons, sans nul doute, ce nous semble, l'explosion d'un grand sentiment et le déploiement soudain de grandes forces d'âme, il ne voit qu'une intrigue habile et une supercherie bien conduite. Savez-vous où est, à peu près, le sommaire de la Pucelle de Voltaire? Dans un passage de Haillan, amoureusement transcrit et encadré par Bayle dans son dictionnaire.—Bayle a l'esprit de raillerie bouffonne et irrévérencieuse, et cette méthode du burlesque appliqué à la métaphysique et aux religions, qui est celle du XVIIIe siècle tout entier, depuis Fontenelle jusqu'à Béranger. Les plaisanteries sur le système de Spinoza (Dieu modifié en Gros-Jean est un imbécile, et Dieu, modifié en Leibniz est un grand génie; Dieu modifié en trente mille Autrichiens a assommé Dieu modifié en dix mille Prussiens), ces plaisanteries de Voltaire ne sont pas de Voltaire; elles sont de Bayle, ou plutôt elles ont commencé par être de Bayle.

Il a, non seulement l'esprit irréligieux, rebelle au sentiment du surnaturel, mais le goût de l'agression, et de la polémique, et de la taquinerie irréligieuses. Non seulement il ne cesse pas... je ne dis point de nier Dieu, la providence, et l'immortalité de l'âme; car il se garde bien de nier; je dis non seulement il ne cesse pas d'amener subtilement et captieusement son lecteur à la négation de Dieu, à la méconnaissance de la providence, et à la persuasion que tout finit à la tombe; mais encore il prend plaisir à bien montrer aux hommes, patiemment, obstinément, avec la persistance tranquille de la goutte d'eau perçant la pierre, qu'ils n'ont aucune raison de croire à ces choses sinon qu'ils y croient, qu'autant la foi y mène tout droit, autant tout raisonnement, quel qu'il puisse être, en éloigne, et qu'ainsi ils font bien de croire, ne peuvent mieux faire, sont admirablement bien avisés en croyant. Ce détour malicieux, tactique absolument continuelle chez lui, sent le mépris et un peu d'intention méchante; c'est un moyen d'intéresser l'amour-propre dans la cause de la négation, et, si l'on n'y réussit point, d'indiquer au rebelle qu'on le tient doucement pour un sot, ce qu'on le félicite d'être d'ailleurs, et de vouloir rester, puisque aussi bien il ne pourrait être autre chose. C'est du plus pur XVIIIe siècle.

Et dix-huitième siècle encore le goût très marqué et aussi désobligeant que possible de l'obscénité. Les détails scabreux recherchés avec soin et étalés avec complaisance, abondent dans ces volumes de forme austère. Le cynisme cher au XVIe siècle, contenu et réprimé au XVIIe, recommence à couler de source et à déborder, et en voilà pour un siècle; en voilà jusqu'à ce que la réaction de la satiété et du dégoût y mette, pour un temps, une nouvelle digue.

La défense de Bayle sur ce point est significative; c'est une accusation très grave, dans le plus grand air de bonhomie et d'innocence, à l'adresse des contemporains. Bayle fait remarquer, avec le plus grand sang-froid, qu'un livre, pour être utile, doit être acheté, et pour être acheté doit contenir de ces choses qui plaisent à tout le monde, intéressent tout le monde, éveillent, entretiennent et satisfont toutes les curiosités. Autrement dit, ce n'est point Bayle qui est cynique, mais ses contemporains qui le sont trop pour ne pas l'obliger à l'être un peu, et même énormément, dans le seul but de ne point leur rester étranger. Un savant même est bien forcé d'être à peu près à la mode.

Et voilà bien toute la physionomie du XVIIIe siècle qui se dessine à nos yeux, au moins de profil. Il n'y a pas jusqu'à ce que j'appellerai, si on me le permet, le primitivisme, je ne sais quel esprit de retour aux origines de l'humanité, et je ne sais quel sentiment que l'humanité en s'organisant s'est éloignée du bonheur, en se civilisant s'est dénaturée et pervertie, idée familière au XVIIIe siècle même avant Rousseau, et devenue populaire après lui, que l'on ne trouvât encore dans Bayle, à la vérité en y mettant un peu de complaisance. Ne croyez pas, nous dit-il, que l'effort, humain ou divin, pour éloigner progressivement le monde de l'état primitif et naturel, soit un bien, et soit signe, ou de la bonté de l'homme, ou d'une bonté céleste. C'est une idée singulière des Platoniciens que, par exemple, Dieu ait créé le monde par bonté. La création est plutôt une première déchéance. Le chaos c'était le bonheur. «Tout était insensible dans cet état: le chagrin, la douleur, le crime, tout le mal physique, tout le mal moral y était inconnu... La matière contenait en son sein les semences de tous les crimes et de toutes les misères que nous voyons; mais ces germes n'ont été féconds, pernicieux et funestes qu'après la formation du monde. La matière était une Camarine4 qu'il ne fallait pas remuer.»—Bayle s'amuse, car il s'amuse toujours; mais cette théorie de polémique n'est pas autre chose que la doctrine de Rousseau poussée à l'extrême, en telle sorte qu'elle pourrait être ou page d'un disciple de Rousseau logique et naïf, ou parodie de Jean-Jacques dans la bouche d'un de ses adversaires.

Note 4: (retour) Ville de Sicile, ruinée par les Syracusains, qui la surprirent en traversant un marais desséché par les habitants, malgré la défense de l'oracle.

Ce goût de critique négative, ce goût de faire douter, cette impertinence savante et froide à l'adresse de toutes les croyances communes de l'humanité, cet art de ne pas être convaincu, et de ne pas laisser quelque conviction que ce soit s'établir dans l'esprit des autres; cet art, délicat, nonchalant et charmant dans Montaigne; rude, pressant, impérieux et haletant, en tant que visant à un but plus élevé que lui-même, dans Pascal; cauteleux, insidieux, tranquille et lentement tournoyant et enveloppant dans Pierre Bayle; conduit à une sorte de désorganisation des forces humaines et à une manière de lassitude sociale. Bayle le sait, et le dit fort agréablement: «On peut comparer la philosophie à ces poudres si corrosives qu'après avoir consumé les chairs baveuses d'une plaie, elles rongeraient la chair vive et carieraient les os, et perceraient jusqu'aux moelles. La philosophie réfute d'abord les erreurs; mais si on ne l'arrête point là, elle réfute les vérités, et quand on la laisse à sa fantaisie, elle va si loin qu'elle ne sait plus où elle est, ni ne trouve plus où s'asseoir.»

Voilà une belle porte d'entrée au XVIIIe siècle, et où l'inscription ne laisse rien ignorer de ce qu'on a chance de trouver dans l'enceinte. Nous savons d'avance ce qui sera, du reste, la vérité, que l'Encyclopédie et le Dictionnaire philosophique ne sont que des éditions revues, corrigées et peu augmentées du Dictionnaire de Bayle, que dans ce dictionnaire est l'arsenal de tout le philosophisme, et le magasin d'idées de tous les penseurs, depuis Fontenelle jusqu'à Volney. Le XVIIIe siècle commence.

Études Littéraires; dix-huitième siècle

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