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II MARIVAUX ROMANCIER

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Faible penseur et médiocre moraliste, qu'était-il donc?—Il avait de très grands dons de romancier et de psychologue. Car il ne faut pas confondre le psychologue et le moraliste. Ils sont très différents. Pascal dirait que le moraliste a l'esprit de finesse et le psychologue l'esprit de géométrie. Le moraliste a la passion de regarder et le don de voir juste. Il se pénètre de réalité de toutes parts. Il voit une multitude de détails, du menus faits, «principes» ténus et innombrables de sa connaissance, et c'est de la lente accumulation de ces multiples impressions du réel que se fait l'étoffe du son esprit. Il peut n'être pas psychologue: ces faits qu'il saisit si bien, et en si grand nombre, et qu'il garde sûrement, il peut ne pas les analyser, n'en pas voir les sources ou les racines, les causes prochaines ou éloignées, l'enchaînement, l'évolution, la secrète économie. Personne n'est plus sûr moraliste que Le Sage, personne n'est moins psychologue.—Le psychologue ne voit, ou peut ne voir que quelques faits moraux, assez sensibles, assez gros même, «principes» peu nombreux et facilement saisissables de son art. Il peut n'être pas plus informé que chacun de nous. Mais, ces principes, il sait en tirer tout ce qu'ils contiennent; ces faits moraux, il sait les creuser, les analyser, voir ce qu'ils supposent, ce qu'ils comportent, et d'où ils doivent venir, et où ils mènent, et pénétrer comme leur constitution, comme leur physiologie.

Le moraliste se prolongeant en un psychologue sera un romancier admirable. Le moraliste qui n'est que moraliste, le psychologue qui n'est que psychologue, pourra être un romancier de grand mérite, mais incomplet. —Tout romancier est l'un et l'autre, mais il tient plus de l'un que de l'autre, selon sa complexion naturelle. Marivaux est surtout psychologue, et il l'est presque exclusivement. Voilà pourquoi ses romans semblent faux dans leur ensemble: il n'a pas assez vu;—et ont des parties éclatantes de vérité: certaines choses qu'il a vues, il les a très profondément pénétrées.

Quant à être attiré vers le roman, et né pour cela, il l'était absolument. Le psychologue a toujours au moins la tentation d'être romancier. Le moraliste l'a souvent aussi, mais beaucoup moins. Réunir beaucoup de documents sur l'espèce humaine, c'est là son plaisir, et le plus souvent il se borne à écrire les Caractères. Coordonner ses documents dans un tableau d'ensemble et faire mouvoir ce tableau sous les yeux du lecteur par la machine simple et légère d'un récit un peu lent, l'idée peut lui en plaire, et il écrira le Gil Blas; mais il faut déjà qu'il ait d'autres dons, et partant d'autres sollicitations que ceux du simple moraliste.

Le psychologue, lui, va droit au roman, de son mouvement naturel, et sans se douter qu'il n'a pas tout ce qu'il faut pour l'achever; d'où, peut-être, vient que Marivaux a toujours commencé les siens et ne les a jamais finis. Il va droit au roman, parce que sa manière d'étudier est déjà une façon de se raconter quelque chose. Il n'est pas l'homme qui jette de tous côtés avec promptitude des regards exercés et puissants; il est l'homme qui, frappé d'un certain fait, le creuse et le scrute avec patience pour remonter à ses origines, quitte à redescendre ensuite à ses conséquences. Il suit l'évolution d'un sentiment, d'une passion, soutenant tel point de la chaîne d'une observation ou d'un souvenir, et comblant discrètement les lacunes avec quelques hypothèses. Il va, vient, induit, déduit, raccorde, et tout compte fait, c'est un petit récit de la naissance, du développement, de la grandeur et de la décadence d'un fait moral, qu'il s'expose à lui-même.—Que le roman sorte naturellement de là, c'est tout simple; qu'il en sorte complet, avec tous ses organes, et doué d'une vie, c'est une autre affaire. Quant à la tentation de l'écrire, elle est sûre.

Et c'est bien ce qui arrive à Marivaux. J'ai assez dit, et un peu trop, qu'il n'y a rien dans le Spectateur, et suites. Il n'y a presque rien dont le moraliste ou l'historien des idées puisse faire son profit. Mais il y a à chaque instant des commencements de roman, des nouvelles, des romans rudimentaires. A chaque instant Marivaux glisse au récit. Et quel est le caractère de ce récit? Ce sont toujours, non précisément des observations morales, mais des situations psychologiques. Une jeune fille lui écrit: «J'ai été séduite, et je suis bien malheureuse, et voici ce que j'ai senti, et ce que je sens pour le coupable...»—Un mari lui écrit: «Je n'ai pas de chance. Ma femme a telle conduite à mon égard. Je suis jaloux, et je suis perplexe. D'un côté... de l'autre... etc.»—L'Indigent philosophe devrait être, comme le Spectateur, un recueil de réflexions diverses: très vite il se tourne de lui-même en récit picaresque.

Ainsi partout. Quoi qu'écrive Marivaux, il ne va pas loin sans qu'on voie poindre le roman, et sans qu'on voie aussi, peut-être, que c'est roman très mince d'étoffe et qui ne comportera guère que l'histoire d'un seul sentiment traversant deux ou trois situations légèrement différentes, et entouré, pour qu'il y ait cadre, à peu près de n'importe quoi.

Marianne et le Paysan parvenu sont conçus ainsi, avec plus de prétentions, plus de suite, plus de succès aussi; mais au fond tout de même.

Marivaux a été frappé d'un trait du caractère féminin, l'amour-propre dans le désir de plaire. Il a vu une jeune fille française, assez froide de coeur et de sens, intelligente, avisée et fine, sans aucune passion, et même sans aucun sentiment fort, ni pour le bien ni pour le mal, incapable d'exaltation, à peu près fermée aux ardeurs religieuses et parfaitement à l'abri des emportements de l'amour, ne désirant que plaire et inspirer aux autres le culte très délicat qu'elle a d'elle-même, et puisant dans cette complaisance qu'elle a pour soi une foule de vertus moyennes qui la rendent très aimable et très recherchée. Elle est née avec des instincts de délicatesse, de précaution à ne point se salir, de propreté morale, et la coquetterie est chez elle comme une forme de son amour-propre: quel que soit le miroir où elle se regarde, que ce soit sa petite glace d'ouvrière, sa conscience ou le coeur des autres, elle veut s'y voir à son avantage.

En butte à la poursuite d'un vieux libertin, elle n'aura point le mouvement de dégoût violent d'un coeur orgueilleux, la nausée d'une patricienne. Elle feindra de ne pas comprendre le désir qui la poursuit, elle se persuadera à elle-même qu'elle ne s'en aperçoit pas. Tant qu'elle peut dire, ou se dire, qu'elle ne sait pas ce qu'on lui veut, l'amour-propre est sauf. Cet argent qu'on lui donne, ce trousseau qu'on lui achète, tant qu'on n'a rien demandé en échange, cela peut passer pour charités paternelles; qui sait si ce n'est pas cela? L'orgueil refuserait, l'amour-propre accepte, parce que l'amour-propre est un sophiste. Ce baiser sur l'oreille en descendant de voiture méritait un soufflet. Mais s'il peut passer pour un heurt involontaire? Il faut qu'il passe pour cela, qu'il soit cela: «Ah! Monsieur! vous ai-je fait mal?» Le sophisme est un peu fort; mais encore pour cette fois l'amour-propre s'est tiré d'affaire.

Mais quand M. de Climal en est venu aux déclarations franches, et aux propositions sans périphrases? —Cette fois, il n'est sophisme qui tienne. Il faut renvoyer l'argent. On le renvoie. Il faut renvoyer la robe. Ah! la robe, c'est plus difficile, et c'est ici que le coeur se gonfle. Marianne se sent si bien née pour porter cette robe-là, offerte autrement! Est-ce qu'elle ne devrait pas venir d'elle-même sur ses épaules? Enfin on la renvoie aussi; le sacrifice est fait, et l'on peut se regarder dans son miroir.

Voilà la conscience de Marianne. Elle est réelle, puisqu'elle ne capitule point; mais elle négocie. Elle ne fait point de sortie; elle s'assure, au plus juste, et sans sacrifices inutiles, les honneurs de la guerre. Elle est faite d'un fond de dignité où s'ajoute beaucoup d'adresse et de prudence: il n'est pas défendu d'être habile. Marianne la définit elle-même bien finement: «On croit souvent avoir la conscience délicate, non pas à cause des sacrifices qu'on lui fait, mais à cause de la peine qu'on prend avec elle pour s'exempter de lui en faire.»

Ses coquetteries auront le même caractère que ses défenses; et comme ses résistances étaient mesurées juste à ce que l'amour-propre exige, ses demi-provocations se tiendront dans les limites d'une dignité qui est ferme, sans se croire obligée d'être barbare. On est à l'église. On se place parmi le beau monde. Et pourquoi non? On s'y place, on ne s'y étale point. La modestie, c'est la dignité, et l'on est modeste; mais l'humilité ce n'est plus de la conscience; cela dépasse les bornes; c'est du christianisme.—On regarde les vitraux, non point parce que ce mouvement fait valoir les yeux et l'attache du cou, mais parce que ces vitraux sont de belles choses; et si les yeux et le cou en profitent, ce n'est pas de notre faute.—Il n'est pas bien de montrer la naissance de son bras; mais il n'est pas défendu de redresser sa cornette, et si, dans ce geste, le bras attire quelque regard approbateur, ce n'est point qu'il se montre, ce n'est point qu'il se laisse voir; c'est la faute de la cornette. Ce sont coquetteries innocentes, parce qu'elles sont involontaires, ou du moins qu'elles pourraient l'être.

Et en présence d'un amour sérieux qu'elle a fait naître, comment se comportera notre Marianne? Remarquez d'abord que les amours qu'elle inspire sont vifs mais non point ardents ni profonds. Les grandes passions ne vont point à des femmes comme Marianne; elles vont plus haut, ou plus bas. Trois hommes aiment Marianne: un libertin qui n'a vu que ses quinze ans; un Dorante qui a vu sa grâce; un homme mûr et sérieux qui a vu l'équilibre, l'assiette ferme de son esprit. Le libertin est repoussé; l'homme sérieux a le sort ordinaire des hommes sérieux: il a un grand succès d'estime; le Dorante, M. de Valville, est accueilli, sévèrement puni d'un instant d'infidélité, et, en définitive, serait épousé, si Marianne avait terminé son oeuvre23.

Note 23: (retour) Il épouse dans le dénouement que le continuateur de Marivaux a ajouté.

Marianne aime donc, mais comme elle fait toute chose: elle aime sur la défensive. Elle ne s'abandonne ni à l'amour, ni même au plaisir d'être aimée, parce qu'elle ne s'oublie jamais. L'amour-propre défend d'être dupe. Tant que Valville se montre empressé, elle se montre attentive, et rien de plus. Et comme elle a bien raison! Car voilà que Valville est infidèle, et où en serions-nous maintenant, si nous avions laissé voir que nous aimions? Mais nous n'avons point fait cette faute, et nous confondons le perfide par une petite scène de générosité dédaigneuse très bien conduite: «Allez! Monsieur, il vous est tout loisible...»—Et alors, comme nous sommes, sinon heureuse, du moins contente de nous, ce qui est la petite monnaie du bonheur! Comme nous puisons dans notre vanité satisfaite, dans notre amour-propre chatouillé, dans notre dignité qui se sent intacte et qui se rengorge un peu, une consolation que d'autres trouveraient amère, mais que nous trouvons très suffisante!

«Pour moi, je revenais tout émue de ma petite expédition; mais je dis agréablement émue: cette dignité de sentiments que je venais de montrer à mon infidèle; cette honte et cette humiliation que je laissais dans son coeur; cet étonnement où il devait être de la noblesse de mon procédé; enfin cette supériorité que mon âme venait de prendre sur la sienne, supériorité plus attendrissante que fâcheuse... tout cela me chatouillait intérieurement d'un sentiment doux et flatteur... Voilà qui était fait: il ne lui était plus possible, à mon avis, d'aimer Mlle Walthon d'aussi bon coeur qu'il l'aurait fait; je le défiais d'avoir la paix avec lui-même... et c'étaient là les petites pensées qui m'occupaient... et je ne saurais vous dire le charme qu'elles avaient pour moi, ni combien elles tempéraient ma douleur.»

Fort bien, Marianne, vous n'aimez point, voilà qui est clair; mais, d'abord, vous prenez le vrai chemin pour être aimée, et du reste, vous êtes une petite personne clairvoyante, très ferme, très sûre de soi, très forte, et qui le sait, et qui s'en félicite très complaisamment, et qui trouve dans ce sentiment tous les réconforts du monde; et c'est plaisir de voir avec quelle gratitude envers vous-même vous vous regardez dans votre miroir.

Voilà Marianne. Ce n'est guère qu'un portrait; ce n'est guère que l'étude minutieuse d'un seul sentiment, ou d'un groupe de sentiments qui ont ensemble étroit parentage, et qui s'entrelacent les uns dans les autres. Mais c'est une étude psychologique très poussée, et souvent très finement juste. Quelquefois on dirait du La Rochefoucauld un peu délayé. Marivaux connaît bien les femmes. Je crois qu'il ne connaît qu'elles; mais il s'y entend. Il démêle très heureusement les ressorts déliés et frêles d'un caractère féminin. À ne considérer dans Marianne que Marianne seule, la lecture de ce livre est d'un très grand charme. Sur le reste je reviendrai, et j'aurai bien à dire; mais ce que je crois voir pour le moment, c'est combien Marivaux a de pénétration psychologique pour aller jusqu'au fond intime d'un sentiment surprendre la structure secrète, compter les contractions, isoler les fibres.

Le Paysan parvenu, à ne regarder encore que le personnage principal, est beaucoup moins distingué. Ne crions pas trop vite à la pure convention. Il y a de la vérité dans M. Jacob. L'homme qui arrive par les femmes est un caractère saisi sur le vif, qui est particulièrement contemporain de Marivaux; mais qui est de tous les temps; et Marivaux en a bien saisi le trait principal, la confiance tranquille et presque béate, le laisser-aller, l'aimable abandon. Un tel homme se sent très vite une force naturelle, une puissance sereine et inévitable du monde physique, une sève. Il a la placidité d'un élément. Il en a l'inconscience. Les succès lui sont dus, comme au fleuve les vallées profondes; il s'y laisse aller d'un mouvement lent et sûr.

À cela s'ajoute, chez M. Jacob, un peu de finesse rustique, un patelinage de paysan madré, qui est un bon détail, et met un peu de variété dans la monotonie forcée, et comme essentielle, d'un tel personnage.

La progression même, dans le développement du caractère, est bien observée. Au commencement quelques scrupules, et aussi quelques timidités. Le propre d'une force comme celle qui fait le fond de l'honorable M. Jacob est de s'ignorer d'abord, et, tant qu'elle s'ignore, d'être contenue par les préjugés de l'éducation en usage chez les honnêtes gens. M. Jacob commence par n'accepter que quelques écus de la dame et de la femme de chambre; il refuse une forte somme, parce qu'elle est trop forte, et d'origine suspecte. Il refuse d'épouser la suivante, à certaines conditions que le maître de la maison veut imposer. On a son honneur, un honneur de valet, point trop délicat, mais qui ne s'accommode pas encore de tout.

Mais ensuite M. Jacob apprend peu a peu ce qu'il est, et il s'abandonne à son étoile; et il est admirable d'assurance sur le domaine qu'il sait qui est à lui. Distinction très fine: il est à l'aise, et très vite, beau parleur avec les femmes; mais les hommes l'intimident longtemps. À l'opera, au milieu des beaux marquis, il se sent gêné, voudrait se cacher; il rencontre le regard d'une marquise, et le voilà rétabli dans ses avantages. —Il y a des détails excellents. On lui offre une place; il est chez celui qui en dispose; il l'a acceptée. La pauvre femme de celui à qui on la retire arrive en larmes et supplie. Voyez-vous Gil Blas à la place de Jacob? Je crois l'entendre: «Je m'en allai très confus et faisant réflexion que le bonheur des uns est toujours formé du malheur des autres. Mais elle était arrivée un instant trop tard; j'avais accepté, el il eût été désobligeant de rendre.» M. Jacob, lui, rend la place. Ce n'est point un ambitieux ou batailleur dans le combat de la vie. Il ne se pousse pas, il arrive. Il fait cent fois pis que Gil Blas; mais point les mêmes choses. Leurs empires sont différents. Cette place, il a le sentiment qu'il n'en a pas besoin; il la retrouvera, ou mieux. Sa carrière est ailleurs que dans les antichambres ministérielles, et plus sûre. Chacun n'a d'assurance, d'énergie, et même d'effronterie que dans son métier.

Il est donc bon ce Jacob; mais il n'est pas conduit, ce me semble, jusqu'au terme logique et naturel de son développement (ce qui tient peut-être à ce que Marivaux n'a pas terminé lui-même le Paysan parvenu, non plus que Marianne). J'ai soupçon que l'assurance de l'homme doué de la puissance naturelle qui fait la fortune de M. Jacob, doit se tourner assez promptement, en une sorte de brutalité. Se sentir sûr de l'amour de toutes les femmes développe étrangement le fond de férocité qui est en l'homme. Si les mortels ordinaires ont tant d'aversion pour les Jacob, c'est un peu jalousie; un peu sentiment de dignité; surtout certitude que ces gens-là ne se bornent pas à être des misérables et deviennent très vite des coquins. Molière n'a pas manqué de faire son Don Juan méchant. Il faut un peu l'être pour être Don Juan, et surtout à faire comme Don Juan, on est sûr de le devenir. Le Leone-Leoni de George Sand, encore qu'un peu poussé au noir, est très bien vu à cet égard24. Marivaux ne l'a pas entendu ainsi et s'est peut-être trompé.

Note 24: (retour) Je n'ai pas besoin de rappeler le Bel Ami de Maupassant, qui pourrait être intitulé le Sous-officier parvenu, et où ce trait est très bien marqué, peut-être même avec excès.

Ainsi M. Jacob s'est marié. Il était dans son caractère de rendre sa femme horriblement malheureuse, la rencontrant comme un obstacle après l'avoir saisie comme un premier échelon. Marivaux est doux; il lui a épargné cette cruauté, en tuant sa femme à propos. C'est peut-être reculer devant le point délicat, difficile et intéressant.—Passons, et après tout, Mme Jacob a pu mourir. Mais M. Jacob ne montre nulle part le plus petit trait de cette dureté si naturelle à ses semblables, et dont il fallait au moins qu'il eût comme un germe. Il est bénin, et tout passif. Il est choyé, dorloté, engraissé et doucement papelard. Souvent on le prendrait plutôt pour un «directeur» que pour ce qu'il est, et il n'y a rien de plus différent. C'est que Marivaux est un génie féminin, et s'entend a peindre surtout les femmes et les personnages qui leur ressemblent. Il a fait un Jacob un peu adouci, un peu féminisé, sans songer que les Jacob réussissent auprès des femmes précisément parce qu'ils ne leur ressemblent pas; un Jacob qui n'est point faux, car le trait principal est bien saisi; mais qui s'arrête comme à mi-chemin de son évolution naturelle, qui bénite à s'accomplir, qui reste indécis parce qu'il resta inachevé, et qui devrait, ce me semble, ne pas réussir, du moins entièrement.

Jolie esquisse du reste, étude psychologique dessinée d'un trait délié et fin, à laquelle il manque, comme toujours, la vigueur, la plénitude, les dons, pour tout dire, du grand moraliste.

Et, enfin, sont-ce là des romans? Mon Dieu, non, et l'on voit bien que c'est à cette conclusion que je suis forcé de venir. Marivaux est un psychologue; il fait un bon «portrait» ou un bon «caractère»; il l'expose bien, dans un bon jour, il le fait deux ou trois fois pour montrer son modèle dans deux ou trois attitudes et dans le jeu nouveau de lumière et d'ombres que de nouveaux entours font sur lui, et il croit avoir écrit un grand roman. Mais il n'a pas assez de matière, une assez grande richesse d'observations pour que ce qui environne sa figure centrale ait autant de réalité qu'elle en a. Il s'ensuit que dans ses romans le personnage principal est vrai, et tout le reste conventionnel.

J'exagère un peu. Dans Marianne, après Marianne, il y a M. de Climal. Dans le Paysan, après Jacob, il y a Mlle Habert cadette. Je le veux bien. Et encore M. de Climal est-il d'une si puissante réalité? Deux ou trois discours de lui sont de petits chefs-d'oeuvre, mélanges infiniment heureux de fausse dévotion qui ronronne et de libertinage honteux qui balbutie. Mais il y a bien quelque incertitude dans le trait général, et je ne sais pas si c'est moi que je dois accuser quand j'hésite à son égard entre le dégoût, la pitié et presque l'estime, selon les circonstances. La complexité, dans la composition d'un personnage, est, suivant les cas, trait de génie ou signe d'impuissance. Le mal est que, pour M. de Climal, le doute au moins reste dans l'esprit.

Mlle Habert n'est point complexe; et elle a de la vérité; mais elle est pâle, elle est sans relief. Elle ne laisse presque rien dans la mémoire. Une figure pleine et grasse, des yeux qui luisent sous des paupières discrètes, les lignes arrondies d'une chatte gourmande, voilà ce que je me rappelle, et c'est quelque chose, mais c'est tout.

Je suis sûr que cette impuissance relative à fournir de matière ses personnages secondaires, Marivaux en a conscience, et que c'est pour cela qu'il les tue à mi-chemin, M. de Climal au tiers de Marianne, Mlle Habert à la moitié du Paysan. Sans doute il ne pouvait point les soutenir, et il s'en est débarrassé, et le vice de composition n'est peut-être qu'une indigence d'invention.

Quant à ce qui reste, quand on en parle, savez-vous ce qui arrive? C'est que ce n'est plus de Marivaux qu'on s'entretient. Ce n'est plus lui qui écrit, c'est son temps. Marivaux, dans ses romans, se trace un cadre assez vaste, y dessine, avec sa psychologie adroite, mais peu puissante, et son observation juste, mais peu riche, une, deux, trois figures, et surtout une, qui ont de la vérité; et il remplit les espaces vides avec ce que lui donnent le tour d'esprit, le tour d'imagination, le bel air, le goût général, les lieux communs et les manies intellectuelles de son époque. Or dans l'époque dont il est, il y a surtout deux goûts dominants en littérature d'imagination: c'est à savoir la vertu et le dévergondage.

Je dis le dévergondage, et c'est chose bien connue déjà du lecteur: il sait que Crébillon fils commence de très bonne heure au XVIIIe siècle, avec les Lettres Persanes et le Temple de Gnide. Ce qu'on oublie quelquefois, c'est que la «vertu», la vertu à la mode de Jean-Jacques, «l'âme vertueuse et sensible» n'est point née sous les auspices de Diderot et de Rousseau. Elle vient au jour, elle aussi, presque au commencement du siècle. On la trouve dans ces mêmes Lettres Persanes à l'épisode des Troglodytes; on la trouve dans tout le théâtre sentimental de La Chaussée, et ne perdons pas de vue que le théâtre de La Chaussée est exactement contemporain des deux romans de Marivaux.

Il faut bien se persuader, et que Diderot n'a inventé ni le libertinage, ni la sensibilité, et que l'un et l'autre sont venus à peu près ensemble, dès que l'influence du XVIIe siècle s'est affaiblie, comme frère et soeur, qu'ils sont en effet. Car ils sont de même famille, et se soutiennent l'un et l'autre, et même se supposent. Dès que la gravité chrétienne a cessé de remplir, ou de soutenir, ou, au moins, de réprimer les esprits, le libertinage s'y est insinué; et dès que le libertinage s'y est introduit, le respect humain, pour en tempérer la crudité, y a mêlé le goût de la vertu et le don de l'attendrissement. On est licencieux, on est lubrique; mais on a bon coeur, on est pitoyable, le spectacle du malheur vous arrache de généreuses larmes, et, sous ce couvert, on continue d'être libertin en toute décence. Et le lecteur peut lire sans rougir l'oeuvre où tant de vertu enveloppe un peu de cynisme; et l'auteur se sauve de ses écarts par la beauté morale de ses conclusions; et tout le monde trouve son compte; et vertu et dévergondage s'en vont de concert tout le long du siècle, jusqu'à Diderot et Rousseau, si enclins à l'un comme à l'autre, et qui ont à l'un et à l'autre, unis et enlacés jusqu'à se confondre, fait de si grandes fortunes, qu'ils passent pour les avoir inventés.

Le fait est constant; quant à la théorie, elle n'est pas de moi; elle est de Marivaux. C'est lui qui établit cette règle de l'union nécessaire de la licence et de l'honnêteté. Il gronde Crébillon fils: Vous êtes trop cru, lui dit-il. Il faut des débauches dans un bon ouvrage, mais tempérées par des tendances vertueuses; «nous sommes naturellement libertins, ou, pour mieux dire, corrompus; mais il ne faut pas nous traiter d'emblée sur ce pied-là. Voulez-vous mettre la corruption dans vos intérêts? Allez-y doucement, apprivoisez-la, ne la poussez point à bout. Le lecteur aime les licences, mais non point les licences extrêmes, excessives... Le lecteur est homme; mais c'est un bomme en repos, qui a du goût, qui est délicat, qui s'attend qu'on fera rire son esprit; qui veut pourtant bien qu'on le débauche, mais honnêtement, avec des façons, avec de la décence.»— Que disais-je?

Ces deux goûts dominants, ces deux lieux communs de l'esprit public au XVIIIe siècle, ils n'étaient guère, à la vérité, dans Marivaux. Là où Marivaux est supérieur, ils sont absents; mais c'est avec quoi il a comblé les vides et fait l'étoffe courante et commune de ses romans; c'est ce qu'on trouve dans son oeuvre quand il n'y intervient pas directement, et qu'il la laisse aller d'elle-même.

Sensibilité conventionnelle, toute la partie de Marianne (le second tiers) où la jeune fille est menée dans le monde, conduite chez le ministre, etc. Il y a là une scène dans le cabinet ministériel, avec larmes, génuflexions, genoux embrassés, et ministre la main sur son coeur, qui mériterait d'être peinte par Greuze. Il n'y manque qu'un huissier au second plan ouvrant les bras à demi étendus dans un geste qui veut dire: «Spectacle divin pour une âme sensible!»

Libertinage concerté et appuyé, toutes les dames qui veulent du bien à M. Jacob; détails scabreux, peintures lascives qui se répètent à satiété; une certaine gorge de madame de Fécourt qui reparaît régulièrement, toutes les dix pages... Et tout cela aussi très conventionnel, sans relief, sans individualité des personnes: mademoiselle Habert à part, je confesse que je confonds toutes les autres, et que j'attribue peut-être à madame de Fécourt la gorge de madame de Ferval ou de madame de Vambures.—Il y a même un peu de libertinage dans Marianne, et le, pied, déchaussé par accident, de Marianne est bien le pendant du pied, volontairement sans pantoufle, de madame de Ferval.

En vérité tout cela n'est pas de Marivaux; c'est de tout le monde qui est autour du lui; cela n'a pas d'originalité parce que ce n'est pas conception de l'auteur, substance de son esprit, mais matière commune dont il entoure et gonfle ses conceptions pour faire volume. Il a un bien joli mot quelque part: «... moins à la honte de mon coeur qu'à la honte du coeur humain; car chacun a d'abord le sien, et puis un peu celui de tout le monde...»—Et chacun aussi a d'abord son esprit, et puis un peu celui des autres, qu'on ajoute au sien pour étendre un peu son domaine; mais à ces biens d'emprunt on ne laisse pas sa marque et les traces d'une possession véritable.

Ce qui est bien de lui, ce sont des longueurs d'une autre espèce, d'interminables réflexions. «Je suis naturellement babillard», dit-il en une préface. Il l'est doublement, étant de complexion un peu féminine, et faisant état de psychologue. Il faut qu'il explique tout par le menu, et, quand il a tout expliqué, qu'il recommence. Il peint deux dévotes engloutissant des plats énormes avec des mines dégoûtées qui doivent donner le change, et convaincre le spectateur, et elles-mêmes, qu'elles n'y mettent point de concupiscence. Il suffisait de dire cela. Il le dit, déjà longuement, et ensuite:

«... Je vis à la fin de quoi j'avais été dupe. C'était de ces airs de dégoût que marquaient mes maîtresses, et qui m'avaient caché la sourde activité de leurs dents. Et le plus plaisant, c'est qu'elles s'imaginaient elles-mêmes être de très petites, de très sobres mangeuses. Et comme il n'était pas décent que des dévotes fussent gourmandes (sans doute, passons); qu'il faut se nourrir pour vivre et non pas vivre pour manger; que, malgré cette maxime raisonnable et chrétienne, leur appétit glouton ne voulait rien perdre, elles avaient trouvé le secret de la gloutonnerie...»

Ah! c'est fini!—Non!

«... et c'était par le moyen de ces apparences de dédain pour les viandes; c'était par l'indolence avec laquelle elles y touchaient qu'elles se persuadaient être sobres, en se conservant le plaisir de ne pas l'être; c'était (allez! allez!) à la faveur de cette singerie que leur dévotion laissait innocemment le champ libre à l'intempérance.»

Voilà trop souvent sa manière. Il semble croire que son lecteur est très inintelligent et n'a jamais compris. Marianne ne veut pas avouer au jeune Valville qu'elle est fille de magasin chez Mme Dutour. Elle refuse de donner son adresse; elle retournera à pied, quoique blessée. Elle évite de prononcer le nom de la lingère. Puis, à un moment donné, perdant la tête: «Il faudra donc envoyer chez Mme Dutour.» Quel malheur! elle s'est trahie! «—Ah! cette marchande de linge...., répond Valville; c'est donc elle qui aura soin d'aller chez vous dire où vous êtes.» Quelle bonne fortune! Valville n'a pas compris!—Le revirement est joli, il est très clair, et le lecteur n'a pas besoin de commentaire. Mais Marivaux en a besoin; il est explicateur fieffé:

Études Littéraires; dix-huitième siècle

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