Читать книгу Études Littéraires; dix-huitième siècle - Faguet Émile - Страница 22
IV LE SAGE PLUS VULGAIRE
ОглавлениеEt, à y regarder de très près, Le Sage a-t-il bien songé à tout cela, et est-il bien le philosophe même de moyen ordre que nous disons? Il l'est dans Gil Blas, et c'est un éloge encore à lui faire, que donnant Gil Blas partie par partie, à des intervalles très éloignés, il ait toujours retrouvé cette même direction de pensée et ce même état d'humeur, et ce même ton.—Mais il y a tout un Le Sage qui n'a pas même cette demi-valeur morale que nous cherchions tout a l'heure à mesurer au plus juste. On dirait qu'il est dans la destinée du réalisme de tendre au bas, qui n'est pas moins son contraire que le sublime. Je comprends très bien les critiques, comme Joubert par exemple, qui n'admettent pas ces peintures de l'humanité moyenne, et ne trouvent jamais assez de délicatesse et de distinction dans la littérature. Si on les pressait, ils nous diraient: «Oh! c'est que je vous connais! Dès que vous n'êtes plus au-dessus de la commune mesure, vous êtes infiniment au-dessous. L'étude de la réalité n'est jamais qu'un acheminement ou un prétexte a explorer les bas-fonds, et la région moyenne entre l'exception distinguée et l'exception honteuse, c'est où vous ne vous tenez jamais.»—Il y a du vrai en vérité, je ne sais pourquoi. Voilà un homme qui a écrit le Gil Blas, qui a montré un sens étonnant du réel, qui s'est tenu, comme la vie, également éloigné des extrêmes, qui n'est pas distingué, mais qui est de bonne compagnie bourgeoise, qui n'est pas très moral, mais qui n'a pas le goût de l'immoralité, et qui, du reste, est honnête homme. Quand il recommence, c'est de coquins purs et simples qu'il nous entretient, avec complaisance peut-être, en tout cas avec une remarquable impuissance à nous entretenir d'autre chose, Guzman d'Alfarache, le Bachelier de Salamanque, traductions ou adaptations de la littérature picaresque, sont du picaresque tout cru. Voilà des gens qui n'ont pas besoin de recevoir de la vie des leçons d'immoralité. Ils naissent gradins de parents voleurs, vivent en brigands, meurent en bandits, après avoir fait souche de canaille.
Le premier effet de la chose, c'est qu'ils sont cruellement ennuyeux.—Quel intérêt voulez-vous en effet qu'il y ait, et quelle variété, et quel éveil de curiosité, et où se prendre, dans une série de fourberies se continuant par des vols auxquels succèdent des espiègleries de Cartouche? Je remarque qu'à la page 50 c'est Guzman qui est le voleur, et qu'à la page 55 c'est Guzman qui est le volé; le divertissement est mince; et cela dure, et les volumes sont gros.—Et je remarque aussi, sans oublier que le Sage est honnête homme, que l'indifférence entre le mal et le bien, que j'acceptais chez un peintre réaliste, il ne la garde plus tout à fait. Il penche vers les coquins, il faut l'avouer. Où est mon bon archevêque de Grenade qui n'était qu'un honnête sot? Je vois dans Guzman tel évêque qui est absolument enchanté de l'habileté de son laquais à lui voler ses confitures. Quel adroit coquin! Quel génie inventif! Mais voyez comme il me vole bien! Est-il assez gentil! Et toute l'assistance est en extase. On cherche des compliments à ajouter à ceux de Monseigneur. On envie le voleur. Que ne sait-on aussi spirituellement piller la maison pour mériter l'applaudissement du maître et entrer en faveur! Voilà le goût pour les coquins qui commence.—Oh! chez Le Sage, ce n'est pas encore bien grave. Mais c'est un commencement, c'est un signe. Au XVIIe siècle l'idéal moral est toujours présent aux esprits, du moins dans le domaine des lettres. Les comiques mêmes ne l'oublient pas; et c'est La Bruyère qui marque son mépris des malhonnêtes gens à chaque page, et ne veut pas qu'un livre de portraits satiriques signé de lui s'en aille à la postérité sans un chapitre où se montre le grand honnête homme et le chrétien; et c'est Molière qui écrit Scapin, mais qui écrit Alceste aussi et Tartuffe. Ils ont au moins la préoccupation des choses morales; ils l'ont, ou leur public la leur impose, et cela revient presque au même.
Le Sage est leur élève, moins cette préoccupation, moins ce souci, du moins la plume en main. Et dans Gil Blas il n'est qu'insoucieux des choses de la conscience, et voilà qu'un peu plus tard, il descend d'un degré, d'un seul; mais la chute commence. D'autres iront jusqu'au bas de l'échelle. Nous aurons deux phénomènes littéraires très curieux: le goût du bas, et le goût du mal, les amateurs de mauvaises moeurs et les amateurs de méchanceté. Et ce sera la Pucelle, et Crébillon fils et Laclos, et il y a pire que Laclos. Plus on avance dans l'étude du XVIIIe siècle, plus on s'aperçoit de cette brusque rupture qui s'est faite, dès son commencement, dans les traditions intellectuelles. Une lumière s'est éteinte. L'affaiblissement des idées religieuses a eu pour effet une diminution morale. Les hommes se plairont un peu, pendant quelque temps, dans cet état, et puis, s'en fatiguant, chercheront à reconstruire la conscience. Pour le moment il ne faut pas se dissimuler qu'ils s'en passent. Et voilà comment le bon Le Sage, avec tout ce qu'il tient du XVIIe siècle, est de son temps, nonobstant, et annonce un peu celui qui va suivre, et comment on a bien eu raison de voir dans son oeuvre modeste une transition d'un âge à l'autre.