Читать книгу Études Littéraires; dix-huitième siècle - Faguet Émile - Страница 21

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Nous appelons homme de bon sens dans la vie celui qui sait prévoir et qui se trompe rarement dans ses prévisions, et nous disons que cet homme a «le sens du réel». Qu'est-ce à dire sinon qu'il a une idée nette de la moyenne des choses? Car l'inattendu et l'extraordinaire aussi sont réels, et le trompent quand ils surviennent; seulement il nous semble qu'ils ont tort contre lui, parce qu'ils sont en dehors des coups habituels, et qu'on aurait tort de parier pour eux. L'homme de bon sens est celui qui ne met pas à la loterie. De même en art l'homme de bon sens est celui qui aura le sens du réel, c'est-à-dire de cette moyenne des moeurs humaines que nous avons vu qui est la matière du réalisme. Ce bon sens en art est fait de tranquillité d'âme, d'absence de parti pris, de modération, d'une sorte d'esprit de justice aussi, a ce qu'il me semble, et d'une certaine répugnance à trancher net, à déclarer un homme tout coquin, ce qui est toujours lui faire tort, ou impeccable, ce qui est toujours exagérer. Cet art n'est point fait d'observations et d'enquête; ne nous y trompons pas. Il s'en aide, mais il n'en dépend point. Car on peut être observateur très injuste, et voir avec iniquité. Personne n'a plus observé que notre Balzac, et ses observations étaient soumises à une imagination, et à une passion qui les déformaient à mesure qu'il les faisait. C'est ce qui me fait dire que le bon sens est le fond même du vrai réaliste.

Le Sage avait cette qualité pleinement. Balzac est comme effrayé devant ses personnages; «Le Sage est familier avec les siens. Il semble leur dire: «Je vous connais très bien; car je sais la vie. Vous ne dépasserez guère telle et telle limite; car vous êtes des hommes, et les hommes ne vont pas bien loin dans aucun excès. Vous serez des friponneaux; car il n'y a guère de bandits; et vertueux avec sobriété; car il n'y a guère de saints dans le monde. Et vous ne serez pas très bêtes; car la bêtise absolue n'est point si commune; et vous n'aurez pas de génie; car il est très rare. Et vous ne serez point maniaques; car c'est encore là une exception, et les êtres exceptionnels ne me semblent pas vrais. Si vous le deveniez, je serais très étonné, et je ne m'occuperais plus de vous.»

Et c'est ainsi qu'il procède, dès le principe. Son Turcaret est bien remarquable à cet égard. Le sujet est d'une audace inouïe pour le temps, et la modération est extrême dans la manière dont il est traité. Pour la première fois dans une grande comédie, le public verra en scène un gros financier voleur, et pour la première fois une fille entretenue, et pour la première fois un favori de fille. Les trois témérités de notre théâtre contemporain sont hasardées, toutes trois ensemble, du premier coup, en 1709, tant il est vrai que c'est bien de Le Sage (en y ajoutant, si l'on veut, Dancourt) que date la littérature réaliste et «moderne».—Mais ces trois témérités, il n'y avait guère que Le Sage qui les pût faire passer. Ce n'est point qu'il atténue, qu'il tourne les difficultés; non, mais il les sauve à force de naturel, à force de n'en être ni effrayé lui-même, ni échauffé. On ne s'aperçoit pas qu'il est hardi, parce qu'il est hardi sans déclamation. Tout y est bien qui doit y être, dans ce drame: braves gens ruinés par le financier, financier «pillé» par une «coquette», coquette «plumée» par qui de droit; c'est un monde abominable. Voyez-vous l'auteur du XIXe siècle, qui, cent cinquante ans après Le Sage du reste, découvre ce monde-là, et ose l'exposer au jour. Il sera comme étourdi de son audace et, dans son émotion, il la forcera; chaque trait sera d'une amertume atroce; l'oeuvre sera d'un bout à l'autre «brutale» et «cruelle» et «navrante»; il n'y aura pas une ligne qui ne nous crie: «quels êtres puissamment abjects, et quelle puissante audace il y a à les peindre!»—et de tout cela il résultera une grande fatigue pour nous, comme de tout ce qui est guindé et tendu.—Tout naturellement, et non point par timidité, car s'il eût été timide, c'est devant le sujet qu'il eût reculé, Le Sage borne sa peinture à la réalité, à l'aspect ordinaire des choses. Ces monstres sont des monstres très bourgeois, parce que c'est bien ainsi qu'ils sont dans la vie réelle.—Cette «coquette» est d'une inconscience naïve qui n'a rien de noir, rien surtout de calculé pour l'effet et pour le «frisson»; elle est abjecte et bonne femme; elle a perdu tout scrupule et n'a point perdu toute honnêteté; car, notez ce point, elle est capable encore d'être blessée de la perversité des autres: «Ah! chevalier, je ne vous aurais pas cru capable d'un tel procédé.» C'est la vérité même.—Et ce Turcaret! Comme cela est de bon sens de n'avoir pas dissimulé sa scélératesse, de l'avoir montré voleur et cruel, mais de n'avoir pas insisté sur ce point, et de l'avoir montré beaucoup plus ridicule que méprisable. C'est connaître les limites de la comédie, dit-on. Oui, et c'est surtout connaître le train du monde. Scélérat, un tel homme l'est de temps on temps, quand l'occasion s'en présente; burlesque, il l'est sans cesse, dans toute parole et dans tout geste, et de toute sa personne et de toute la suite naturelle de sa vie. C'est ce que nous voyons de lui à tout moment; c'est en quoi il est «réel», c'est-à-dire dans le continuel développement et non dans l'accident de non être.—Tous ces personnages ont comme une vie facile et simple. Ils n'ont pas une vie «intense», ce qui, je crois, est chose assez rare. Ils vivent comme vous et moi. Ils posent aussi peu que possible; ils n'ont pas d'attitudes. C'est au point que Turcaret est comme un drame qui n'est point théâtral. S'il plaît mieux (de nos jours surtout) à la lecture qu'aux chandelles, c'est probablement pour cela.

Gil Blas est tout de même. C'est le chef-d'oeuvre du roman réaliste, parce que c'est l'oeuvre du bon sens, du sens juste et naïf des choses comme elles sont. Petits filous, petits débauchés, petites coquines, petits hommes d'Etat, petits grands hommes, petits hommes de bien aussi, et capables de petites bonnes actions, il n'y a pas un genre de médiocrité dans un sens ou dans un autre, qui ne soit vivement marqué ici, et pas un genre de grandeur qui n'en soit absent. L'impression est celle d'un tour que l'on fait dans la rue.

—Et par conséquent cela ne vaut guère la peine d'être rapporté.—Pardon, mais fermez les yeux, et, un instant, regardant dans le passé, retracez-vous à vous-même votre propre vie. C'est précisément cette impression de médiocrité très variée que vous allez avoir. Cent personnages très ordinaires, dont aucun n'est un héros, ni aucun un gredin, tous avec de petits vices, de petites qualités et beaucoup de ridicules; cent aventures peu extraordinaires où vous avez été un peu trompé, un peu froissé, un peu ennuyé, où parfois vous avez fait assez bonne figure, dont quelques-unes ne sont pas tout à fait à votre honneur, et sans la bourreler, inquiètent un peu votre conscience: voilà ce que vous apercevez.—Rendre cela, en tout naturel, sans rien forcer, vous donner dans un livre cette même sensation, avec le plaisir de la trouver dans un livre et non dans vos souvenirs personnels, que vous aimez assez à laisser tranquilles, voilà le talent de Le Sage. Son héros c'est vous-même; mettons que c'est moi, pour ne blesser personne, ou plutôt pour ne pas me désobliger moi non plus, c'est tout ce que je sens bien que j'aurais pu devenir, lancé à dix-sept ans à travers le monde, sur la mule de mon oncle.

Gil Blas a un bon fond; il est confiant et obligeant. Il s'aime fort et il aime les hommes. Il compte faire son chemin par ses talents, sans léser personne. Nous avons tous passé par là. Et le monde qu'il traverse se charge de son éducation pratique, très négligée. C'est l'éducation d'un coquin qui commence. On va lui apprendre à se délier, et à se battre, par la force s'il peut, par la ruse plutôt. Une dizaine de mésaventures l'avertiront suffisamment de ces nécessités sociales. Mais remarquez que ces leçons, Le Sage ne leur donne nullement un caractère amer et désolant. Le pessimisme, la misanthropie, ou simplement l'humeur chagrine consisteraient à montrer Gil Blas tombant dans le malheur du fait de ses bonnes qualités Il y tombe du fait de ses petits défauts. Il est volé, dupé et mystifié parce qu'il est vaniteux, imprudent, étourdi; parce qu'il parle trop, ce qui est étourderie et vanité encore; et ainsi de suite, jusqu'au jour où il est guéri de ces sottises, et un peu trop guéri, je le sais bien, mais non pas jusqu'à être jamais profondément dépravé.—Car ici encore la mesure que le bon sens impose serait dépassée. Il faut que l'éducation du coquin soit complète, mais ne donne pas tous ses fruits, parce que c'est ainsi que vont les choses à l'ordinaire. Ce serait ou déclamation ou conception lugubre de la vie que de faire commettre à Gil Blas, désormais instruit, de véritables forfaits. Ce serait dire d'un air tragique: «Voilà l'homme tel que la vie et la société le font.» Eh! non! sur un caractère de moyen ordre elles ne produisent pas de si grands effets, nous le savons bien. Elles peuvent pervertir, elles ne dépravent point. C'est merveille de vérité que d'avoir laissé à Gil Blas, une fois passé du côté des loups, un reste de naïveté et de candeur. Disgracié, mais sa disgrâce ignorée encore, il rencontre une de ses créatures, qui se répand en actions de grâces et en protestations de dévouement. Et le bon Gil Blas confie son chagrin à cet ami si cher, lequel aussitôt prend un air «froid et rêveur» et le quitte brusquement. Et Gil Blas a un moment de surprise, comme s'il ne connaissait point encore les choses. Toujours le mot de la Comtesse: «Ah! chevalier, je ne vous aurais pas cru capable d'un tel procédé.» Il reçoit encore des leçons d'immoralité; il peut en recevoir encore. Les plus mauvais d'entre nous en recevront jusqu'au dernier jour, et Dieu merci!

Et si l'expérience durcit peu à peu son coeur et détruit ses scrupules, elle affine son intelligence, et par là, tout compte fait, le ramène aux voies de la raison. Tant d'aventures lui font désirer le repos, et tant de batailles et de ruses, une vie simple et calme.— Mais voyez encore ce dernier trait. N'est-ce point une idée très heureuse que d'avoir ramené Gil Blas de sa retraite sur le théâtre des affaires? Il est tranquille, il a vu le fond des choses; et il s'est dit: «cultivons notre jardin»; et il le cultive. Il se croit sage; mais dans cette sagesse la nécessité entrait pour beaucoup, sans qu'il s'en doutât. Le prince qu'il a servi monte sur le trône. Notre homme revient à Madrid, sans précipitation à la vérité, sans ardeur, et comme retenu par ce qu'il quitte. Mais une fois à la cour, une fois posté sur le passage du Roi dont il attend un regard, il confesse honteusement qu'il ne peut repartir: «Afin que Scipion n'eût rien à me reprocher, j'eus la complaisance de continuer le même manège pendant trois semaines.» On sent ce que c'est que cette complaisance. Il reviendra plus tard à son jardin, sans doute; mais il était naturel qu'il eût au moins une rechute. La conversion d'un ambitieux est-elle vraisemblable, qu'il n'ait été relaps au moins une fois?

Tout cela est bien juste et bien pénétrant, sans la moindre affectation de profondeur. Il y a, je l'ai dit, une certaine imagination qui se mêle à ce bon sens, à cette vue juste de la condition humaine. C'est l'imagination du poète comique. Elle est très difficile à définir, n'étant, pour ainsi dire, qu'une demi-faculté d'invention. Elle consiste, ce me semble, à vivifier l'observation—et à lier entre elles les observations, ce qui n'est encore rien dire, mais nous met sur la voie. Le poète comique observe les hommes, qui se présentent toujours à nous en leur complexité, c'est-à-dire dans une certaine confusion. Pour les mieux voir, il débrouille, il distingue, il analyse; il essaye de saisir la qualité ou le défaut principal de chacun d'eux, de l'isoler de tout le reste, et de le considérer à part. Cela fait, s'il a de bons yeux, il peut tracer le portrait d'une faculté abstraite, de l'avarice, de l'ambition, de la jalousie, ou de «l'avare», de «l'ambitieux », du «jaloux», ce qui est absolument la même chose.—S'il s'arrête là, il n'est qu'un moraliste, une manière de critique des caractères, nullement un artiste. S'il va plus loin, si ce produit de son analyse, sec et décharné, s'entoure comme de lui-même, en son esprit, d'une foule de particularités, de détails, qui s'y accommodent, le complètent, l'élargissent, qu'est-il arrivé? C'est que l'imagination est intervenue; c'est que cette complexité de l'être humain, notre poète, après l'avoir détruite par l'analyse, l'a rétablie par une sorte de faculté créatrice qui est le don de la vie; l'a rétablie moins riche à coup sûr qu'elle n'est dans la réalité; l'a rétablie dans les limites de l'art, qui étant toujours choix est toujours exclusion; l'a rétablie juste assez incomplète encore pour qu'elle soit claire; mais enfin l'a reconstituée.—C'est ce que j'appelle vivifier l'observation.—C'est ce que le poète comique doit savoir faire. C'est ce que Le Sage fait excellemment.

Ses personnages vivent. Ils se meuvent devant ses yeux; il les voit circuler et se promener par le monde. Voit-il bien le fond de leur âme? Il faut reconnaître, et on l'a dit avec raison, que sa psychologie n'est point bien profonde. Mais, sans vouloir prétendre que c'est un mérite, je crois pouvoir dire que dans le genre qu'il a adopté c'est un air de vérité de plus. Il ne voit pas le fond de ces âmes, parce que les âmes de ces héros n'ont aucune profondeur. Il n'y a pas à «faire la psychologie» d'un intrigant, d'une rouée et de son associé, d'un garçon de lettres moitié valet, moitié truand, d'un archevêque beau diseur, d'un ministre qui n'est qu'un «politicien» et un faiseur d'affaires. Les âmes moyennes, voilà, encore un coup, ce qu'étudie Le Sage; et les âmes moyennes sont, de toutes les âmes, celles qui sont le moins des âmes. Celles des grands passionnés, celles des hommes supérieurs, celles des solitaires, qui au moins sont originales, celles des hommes du bas peuple, où l'on peut étudier les profondeurs secrètes, et les singuliers aspects et les forces inattendues de l'instinct, demandent un art psychologique bien plus pénétrant.

—Autant dire que l'art qui veut donner la sensation du réel ne donne que la sensation de la médiocrité. —Sans aucun doute; seulement la médiocrité vraie, bien vivante, parlante, et où chacun de nous reconnaît son voisin est infiniment difficile à attraper, et Le Sage, autant, si l'on veut, par ce qui lui manquait, que par ses qualités, était merveilleusement habile à la saisir: et je ne dis pas qu'il n'y ait un art supérieur au sien, je dis seulement que ce qu'il a entrepris de faire, il l'a fait à merveille. En quelque affaire que ce soit, ce n'est pas peu.

Je dis encore qu'il avait l'art, non seulement de vivifier les observations, mais de lier entre elles les observations. C'est d'abord la même chose, et ensuite quelque chose de plus. C'est d'abord avoir ce don de la vie qui, de mille observations de détail, crée un personnage vivant, c'est ensuite inventer des circonstances, des incidents, vrais eux-mêmes, et qui, de plus, servent à montrer le personnage dans la suite et la succession des différents aspects de sa nature vraie. On peut dire que c'est ici que Le Sage est inimitable. Les aventures de Gil Blas sont innombrables; toutes nous le montrent, et semblable à lui-même, et sous un aspect nouveau. Il y a là et un don de renouvellement et une sûreté dans l'art de maintenir l'unité du type qui sont merveilleux. De ces histoires si nombreuses, si diverses, aucune ne dépasse le personnage, ne l'absorbe, ne le noie dans son ombre. Il en est le lien naturel, et aussi il est comme porté par elles, comme présenté par elles à nos yeux tantôt dans une attitude, tantôt dans une autre; elles le font comme tourner sous nos regards, sans que jamais l'attention se détache de lui, et de telle sorte, au contraire, qu'elle y soit sans cesse ramenée d'un intérêt nouveau.—Et avec quel sentiment juste de la réalité, encore, pour ce qui est du train naturel des choses! Elles ne se succèdent, ces aventures, ni trop lentement, ni trop vite. Par un art qui tient à l'arrangement du détail et qui est répandu partout sans être particulièrement saisissable nulle part, elles semblent aller du mouvement dont va le monde lui-même. On ne trouve là ni la précipitation amusante, mais comme essoufflée, et qu'on sent factice, du roman de Pétrone, ni cette lenteur, amusante aussi, et ce divertissement perpétuel des digressions, qui est un charme dans Sterne, mais qui nous fait perdre pied, pour ainsi dire, nous éloigne décidément du réel, et nous donne bien un peu cette idée, qui ne va pas sans inquiétude, que l'auteur se moque de nous. Le Sage a tellement le sens du réel que jusqu'à la succession des faits et le mouvement dont ils vont a l'air, chez lui, de la démarche même de la vie.

Les épisodes même, les aventures intercalées, qui sont une mode du temps dont il n'est aucun roman de cette époque qui ne témoigne, ont un air de vérité dans le Gil Blas. Ils suspendent l'action et la reposent, juste au moment où il est utile. Au milieu de toutes ses tribulations, le héros picaresque s'arrête un instant, avec complaisance, à écouter un roman d'amour et d'estocades, et s'y délasse un peu. On sent qu'il en avait besoin. On sent que ce sont là comme les rêves de Gil Blas entre deux affaires ou deux mésaventures. Il a pris plaisir à se raconter à lui-même une histoire fantastique et consolante de beaux cavaliers et de belles dames, au bord du chemin, en trempant des croûtes dans une fontaine, pour ne pas manger son pain sec. Il a fait trêve ainsi au réel. Nous lui en savons gré.

Et notez que Le Sage, avec un goût très sûr, et pour bien marquer l'intention, ne met ces histoires-là que dans les épisodes. Ce sont choses qui se disent dans les conversations, que ses personnages se racontent pour s'émerveiller et se détendre. L'auteur n'en est pas responsable. Lui se réserve la réalité.—Notez encore qu'à mesure que le roman avance, ces épisodes sont moins nombreux. L'action, sans se précipiter, domine, prend le roman tout entier. Cela veut dire qu'à mesure qu'il arrive aux grandes affaires, et aussi à la maturité, Gil Blas rêve moins, ou rencontre moins de rêveurs sur sa route; et c'est la même chose; et sa pensée est moins souvent traversée de Dons Alphonse et d'Isabelle. Adieu les belles équipées d'amour, même en conversation ou en songes; et c'est encore le train véritable de la vie: car il faut toujours en revenir à cette remarque; et le roman se termine par la plus bourgeoise et la plus tranquille des conclusions.

C'est en quoi il est bien composé, à tout prendre, ce roman, quoi qu'on en ait pu dire. Qu'on observe qu'il semble quelquefois recommencer (comme la vie aussi a des retours), qu'il n'y a pas de raison nécessaire pour qu'il ne soit pas plus court ou plus long d'une partie, je le veux bien; mais il est bien lié, et il est en progression, et il s'arrête sur un dénouement naturel, logique, et qui satisfait l'esprit. Il est d'une ordonnance non rigoureuse, mais sûre, facile et où l'on se retrouve aisément. Dans quelle partie du livre se trouve telle scène caractéristique? D'après l'âge de Gil Blas, et la tournure d'esprit particulière chez lui qu'elle suppose, vous le savez, sans rouvrir le livre. Voilà la marque.—Et surtout, ce qui est art de composition supérieure encore, l'impression générale est d'une grande unité. Ignorez-vous que les Pensées de Pascal et les Maximes de La Rochefoucauld sont livres mieux composés, tels qu'ils sont par la volonté ou contrairement au dessein de leurs auteurs, que tel livre bien disposé, bien arrangé, bien symétrique et où l'unité et la concentration de pensée font défaut; parce que toutes les idées des Maximes et des Pensées se rapportent et se ramènent à une grande pensée centrale, gravitent autour d'elle, et parce qu'elles y tendent, la montrant toujours?—À un degré inférieur il en est de même de Gil Blas. Il y a dans ce livre une conception de la vie, que chaque page suggère, rappelle, dessine de plus en plus vivement en notre esprit, et que la dernière complète. Cette conception n'est point sublime; elle consiste à penser que l'homme est moyen et que la vie est médiocre, et qu'il faut peindre l'un et raconter l'autre avec une grande tranquillité de ton et d'un style très naturel et très uni, ce qui revient à dire que dans la pratique il faut prendre l'un et l'autre avec une grande égalité d'humeur et une grande simplicité d'attitude. La vie (c'est Le Sage qui me semble parler ainsi) est une plaisanterie médiocre, et, aux plaisanteries de ce genre, il y a ridicule à le prendre trop bien ou trop mal; il ne faut être ni assez sot pour en trop rire, ni assez sot pour s'en fâcher.—Voilà une belle philosophie!— Je n'ai pas dit qu'elle fût belle, je dis que c'en est une, et que ce livre l'exprime fort bien, d'où je conclus qu'il est bien fait.

Études Littéraires; dix-huitième siècle

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