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II LE «RÉALISME DANS» LE SAGE
ОглавлениеCe n'est pas encore indiquer par où Le Sage est de son temps que le considérer comme réaliste. Presque au contraire. Le réalisme en effet a son germe dans l'Ecole de 1660, en ce que cette école a été un retour au naturel, à l'observation exacte, au goût du réel, et une réaction très violente contre le genre romanesque. Le réalisme remplit les satires de Boileau, les comédies de Molière, le Roman bourgeois de Furetière, aimé de Boileau, et les Caractères de La Bruyère. En 1715, le réalisme n'est point une nouveauté, c'est une tradition, et bien plus novateurs seront ceux qui de la sphère des faits se jetteront dans celles des idées et des systèmes, ce qui souvent sera encore un retour au romanesque par une autre voie.—Le Sage, homme très peu prétentieux du reste, et modeste dans ses ambitions littéraires, ne fait donc, ou ne croit faire, que ce qu'on faisait avant lui. Il regarde, il observe, il collectionne, et il écrit des «caractères» avec l'assaisonnement d'un «roman comique». Seulement, si, à proprement parler, il n'invente rien, il apporte dans l'art réaliste sa nature propre, et il se trouve que cette nature est comme merveilleusement appropriée à cet art, ne le dépasse pas, ne reste point en deçà, s'y accommode et le remplit exactement. Le Sage est né réaliste par goût de l'être, par capacité de le devenir, et par impuissance d'être autre chose. Il l'est plus qu'éminemment; il l'est exclusivement.
Le réalisme est d'abord curiosité et bonne vue. Personne n'a été plus curieux que Le Sage, et n'a vu plus juste dans le monde où il lui était permis de regarder. —Mais ce monde n'était pas le très grand monde, et ce n'était pas un gentilhomme de lettres que Le Sage. Très honnête homme, et même presque héroïque dans sa probité, encore est-il qu'il n'a guère fréquenté que dans les théâtres, dans les cafés et chez les petits bourgeois.—Précisément! Je ne dirai pas tout à fait: «C'est ce qu'il faut,» mais je dirai, presque: ce n'est pas une mauvaise condition ni un mauvais point de vue pour le réaliste. Le plus haut monde et le plus bas sont tout aussi réels que le moyen; je le sais sans doute, et il n'est pas mauvais de le répéter; et, pourtant l'art réaliste a deux écueils dont le premier est de trop s'enfoncer dans la sentine humaine, et l'autre de vouloir peindre les sommets brillants. Tel grand réaliste moderne, Balzac, a échoué piteusement à vouloir faire des portraits de duchesses, et tel autre moins grand, très bien doué encore, Zola, a dénaturé le réalisme à s'obstiner dans la peinture cruelle de tous les bas-fonds. C'est que l'art est toujours un choix, et par conséquent une exclusion. C'est sa raison d'être. S'il était la reproduction exacte de la nature tout entière, il ne s'en distinguerait pas. Il s'en distingue, avant tout, en ce qu'il est moins complet qu'elle. Il consiste, avant tout, à la voir d'un certain point de vue, bien choisi, ce qui est n'en voir qu'une portion. Or l'art réaliste, comme tout autre, est un point de vue, et comme tout autre, découpe dans l'ensemble des choses la circonscription qui lui est propre. Mais laquelle, puisque ce dont il se pique, de par son nom même, est de nous donner la vérité même des moeurs humaines?
La vérité des moeurs humaines, pour l'art réaliste, ne pourra être que la moyenne des moeurs humaines, et son point de vue devra être pris à mi-côte. Pour le sens commun, qui se marque à l'usage courant de la langue, la réalité c'est ce qui frappe le plus souvent et comme assidûment nos regards. Un grand homme, comme Napoléon, est parfaitement réel; seulement il ne semble pas l'être. Du seul fait de sa grandeur il est légendaire, relégué, même en un entretien populaire, dans le domaine du poème épique.—Et il en est tout de même d'un scélérat hors de la commune mesure: il est vrai, et paraît être imaginaire. Remarquez que vous l'appelez un monstre: vous le mettez, quoiqu'il en soit aussi bien qu'un autre, en dehors de la nature. Par une sorte de nécessité rationnelle, qui pour l'artiste devient une loi de son art, qui dit réalité—chose singulière mais incontestable—ne dit donc pas toute la réalité, mais ce qui, dans le réel, paraît plus réel, parce qu'il est plus ordinaire. L'art réaliste, comme un autre art, et précisément parce qu'il est un art, aura donc ses limites, en haut et en bas, et devra s'interdire la peinture des caractères trop particuliers soit par leur élévation, soit par leur bassesse, soit, simplement, par leur singularité. Or Le Sage était, par sa situation dans la vie, admirablement placé pour observer, sans effort et naturellement, les limites de cet art. Il ne le créait point; et souvent il en semble le créateur; moins parce qu'il l'inventait, que parce que cet art semblait inventé pour lui. Il ne devait guère songer à peindre les créatures d'exception, ou seulement les hommes d'un monde élevé et raffiné; car, petit bourgeois modeste, timide même, à ce qu'il me semble, et un peu farouche, il ne faisait guère que passer dans les salons, parfois même un peu plus vite qu'on n'eût désiré. Il ne devait pas se plaire dans la peinture des trop vils coquins; car il était très honnête homme, et, notez ce point, très rassis d'imagination et très simple d'attitudes, n'ayant point, par conséquent, ou ce goût du vice qui est un travers de fantaisie dépravée chez certains artistes d'ailleurs bonnes gens, ou cette affectation de tenir les scélérats pour personnages poétiques, qui est démangeaison puérile de scandaliser le lecteur naïf chez certains artistes d'ailleurs très réguliers et très bourgeois.—Restait qu'il fût un bon réaliste en toute sincérité et franchise, sans écart ni invasion d'un autre domaine, et bien chez lui dans celui-là.
Voilà pourquoi il semble avoir inventé le genre. Ses prédécesseurs, en effet, ne le sont pas si purement. D'abord ils le sont moins essentiellement qu'ils ne le sont par réaction contre les romanesques qui les précédaient eux-mêmes. Et puis ils le sont avec quelque mélange. Les uns, comme Boileau, le sont avec une intention satirique, et c'est cela, sans doute, mais ce n'est pas tout à fait cela. Le réalisme est une peinture dont le lecteur peut tirer une satire, mais dont il ne faut pas trop que l'auteur fasse une satire lui-même, auquel cas nous serions déjà dans un autre genre, tenant un peu du genre oratoire, lequel est précisément un des contraires du réalisme. L'intention satirique n'est pas moins marquée dans La Bruyère, dans Furetière. Ai-je besoin de dire que quand nous donnons Racine pour un réaliste, nous ne cédons point à un goût de paradoxe ou de taquinerie, et croyons avoir raison; mais qu'encore ce n'est qu'en son fond que Racine est réaliste, par son goût du vrai, du précis, et du naturel, et de la nature; et que sur ce fond, qui du reste est un de ses mérites, il a mis et sa poésie, qui est d'une espèce si délicate et précieuse, et son goût d'une certaine noblesse de sentiments, de moeurs et de langage, une sorte d'air aristocratique qui se répand sur son oeuvre entière. Racine est un réaliste qui est poète et qui est homme de cour.—Le Sage est réaliste sans aucun de ces mélanges. Il l'est comme un homme qui non seulement a le goût de la réalité, mais l'habitude de ces moeurs, moyennes qui sont la matière même du réalisme.
Pour être un bon réaliste, il ne faut pas seulement l'habitude et le goût des moeurs moyennes, il faut presque une moralité moyenne aussi, dans le sens exact de ce mot, et sans qu'on entende par là un commencement d'immoralité. Il faut n'avoir ni ce léger goût du vice, vrai ou affecté, dont nous avions l'occasion de parler plus haut, ni un trop grand mépris, ou du moins trop ardent, des bassesses et des vulgarités humaines. Philinte eût été bon réaliste, lui qui voit ces défauts, dont d'autres murmurent, comme vices unis à l'humaine nature, et qui estime les honnêtes gens sans surprise, et désapprouve les autres sans étonnement.—Il faut remarquer qu'une certaine élévation morale donne de l'imagination, étant probablement elle-même une forme de l'imagination. Un Alceste qui écrit fait les hommes plus mauvais qu'ils ne sont, par horreur de les voir mauvais. Tels La Rochefoucauld, ou même La Bruyère, et encore Honoré de Balzac. Ils prennent un plaisir amer à montrer les scélératesses des hommes pour se prouver à eux-mêmes, avec insistance et obstination chagrine, à quel point ils ont raison de les mépriser. Et nous voilà dans un genre d'ouvrage qui s'éloigne de la réalité, qui donne dans les conceptions imaginaires.— L'inverse peut se produire, et tel esprit délicat, par goût d'élévation morale, fermera les yeux aux petitesses humaines, s'habituera à ne les point voir, et peindra les hommes plus beaux qu'ils ne sont. Une partie de l'imagination de Corneille est dans sa haute moralité, ou sa moralité tient à son tour d'imagination; car que la morale rentre dans l'esthétique ou que l'esthétique tienne à la morale, je ne sais, et ici il n'importe.
Eh bien, le bon Le Sage n'est ni un Corneille ni un La Rochefoucauld. Il est tranquille dans une conception de la nature humaine où il entre du bien et du mal, qui, certes, se distinguent l'un de l'autre, mais ne s'opposent point l'un à l'autre violemment, et n'ont point entre eux un abîme. Vous le voyez très bien écrivant une bonne partie des Caractères, avec moins de finesse et de force; mais vous ne le voyez point du tout y ajoutant le chapitre des Esprits forts, essayant de se faire une philosophie, d'affermir en lui une croyance religieuse, mettant très haut et prenant très sérieusement sa fonction et sa mission de moraliste. Non, sans être un simple baladin, comme Scarron, il n'a pas une vive préoccupation morale qui circule au travers de ses imaginations et qui les dirige, comme La Bruyère ou comme Rabelais. C'est pour cela qu'il est si vrai. Point de cette amertume qui force le trait et noircit les peintures. Il n'en a guère que contre certaines classes de gens qui apparemment l'ont maltraité, les financiers, les comédiens et comédiennes. Ailleurs il est tranquille. Il peint les coquins sans complicité, certes, mais sans horreur, et, pour cela, les peint très juste. Il ne se refuse point du tout à voir des honnêtes gens dans le monde, des hommes bons et charitables, même de bonnes femmes, dévouées et simples, et il les peint sans plus de complaisance, ni d'ardeur, ni d'étonnement, très juste ici encore, et du même ton placide. Mais où il excelle, c'est à voir et à bien montrer des hommes qui sont du bon et du mauvais en un constant mélange, et qu'il ne faudrait que très peu de chose pour jeter sans retour dans le mal, ou sans défaillance prévue, dans le bien. C'est en cela qu'il est plus capable de vérité que personne. La réalité ne se déforme point en passant à travers sa conception générale de la vie; parce que de conception générale de la vie, je crois fort qu'il n'en a cure. Est-il pessimiste ou optimiste? Soyez sûr que je n'en sais rien, ni lui non plus. Croit-il l'homme né bon, ou né mauvais? Il n'en sait rien, et comme, au point de vue de son art, il a raison de n'en rien savoir! Il voit passer l'homme, et il a l'oeil bon, et cela lui suffit très bien. Il nous le renvoie, comme ferait un miroir qui, seulement, saurait concentrer les images, aviver les contours, et rafraîchir les couleurs. —Mais cela revient presque à dire, ou mène à croire que le «bon réaliste» ne doit pas avoir de personnalité. —Ce ne serait point une idée si fausse. L'art réaliste est la forme la plus impersonnelle de l'art, celle où l'artiste met le moins de lui-même, et se soumet le plus à l'objet. On est toujours quelqu'un, sans doute; mais la personnalité de l'un peut être dans ses passions, et alors, comme artiste, il sera lyrique, ou élégiaque, ou orateur; et la personnalité de l'autre peut être dans ses appétits, et alors il ne sera pas artiste du tout;— c'est le cas du plus grand nombre;—et la personnalité de celui-ci peut être dans sa curiosité, dans son intelligence, et dans son goût de voir juste, et alors, comme artiste, il sera réaliste. Et c'est le cas de Le Sage, qui n'a pas une personnalité très marquée, qui semble n'avoir eu ni passion forte, ni goût décidé, ni système, ni idée fixe, ni manie, ni vif amour-propre, ni grande vanité, et qui pour toutes ces raisons «n'était quelqu'un» que par les yeux, que par l'habitude d'observer et par le goût (aidé du besoin de vivre) de consigner ses observations.