Читать книгу Études Littéraires; dix-huitième siècle - Faguet Émile - Страница 25

I MARIVAUX PHILOSOPHE

Оглавление

Il était absolument incapable d'une idée abstraite. Comme le goût de son temps était à la philosophie, il a philosophé de tout son coeur, en plusieurs volumes; car il avait cela aussi de féminin qu'il obéissait à la mode. Il semble même avoir eu une grande inclination pour cette mode-là. A plusieurs reprises il a voulu courir la carrière de publiciste. Après le Spectateur français, l'Indigent philosophe; après l'Indigent philosophe, le Cabinet du philosophe, et les Lettre de Madame de M***, et le Miroir. C'étaient feuilles volantes, sorte de journal intermittent où il prétendait exprimer, au hasard des circonstances, ses idées sur toutes choses. La lecture en est cruelle. On préférerait l'abbé de Saint-Pierre, qui, du moins, provoque la discussion. Dans le Marivaux publiciste, il n'y a pas même une idée fausse. Quand ce ne sont point des anecdotes et petites histoires sentimentales, sur quoi nous reviendrons, ce sont des lieux communs entortillés dans des phrases difficiles, ou des banalités de sentiment délayées dans du babillage. Il n'y a rien au monde qui soit plus vide. On saisit là le fond de la pensée de Marivaux, qui était qu'il ne pensait point. On s'est efforcé de trouver dans ces volumes au moins des tendances philosophiques, intéressantes à relever, comme indication du tour d'esprit général de l'aimable écrivain. On le montre ennemi du préjugé nobiliaire, très touché de l'inégalité des conditions sociales, etc. A le lire sans parti pris ni pour ni contre lui, et même avec la complaisance qu'il mérite, on reconnaîtra qu'il ne nous donne sur ces sujets, faiblement exprimées, que les idées courantes, et qui couraient depuis bien longtemps. Ses dissertations sont démocratiques comme la satire de Boileau sur la Noblesse, et socialistes comme un sermon de Massillon. C'étaient là propos de salon, à remplir les heures, et rien de plus. Quand il ne raconte pas quelque chose, on ne saurait dire à quel point Marivaux, dans le Spectateur et ouvrages analogues, nous tient les discours d'un homme qui n'a rien à dire.—«Du moment qu'il se fait journaliste...», me répondra-t-on.—Sans doute; mais ce journaliste est Marivaux, et dans tout le fatras ordinaire des feuilles volantes, on s'attendrait à trouver, çà et là, quelque passage révélant un homme qui réfléchit, ou qui a, d'avance, certaines idées arrêtées sur les choses. C'est ce qui manque. L'absence d'idées générales, et probablement l'incapacité d'en avoir, est un trait important du personnage que nous considérons. À lire les autres oeuvres de Marivaux, on soupçonne cette lacune; à lire le Spectateur, on s'en assure.

La chose est peut-être plus sensible, quand on s'enquiert des idées littéraires de Marivaux. On sait que Marivaux est un «moderne», ce que je ne songe nullement à lui reprocher; car non seulement il est permis d'être «moderne», mais il n'est pas mauvais de l'être, quand on est artiste, pour avoir le courage d'être original. Marivaux est donc contre les anciens; mais rien ne montre mieux son impuissance à exprimer une idée, c'est-à-dire à en avoir une, que la manière dont il plaide sa cause. Tout à l'heure, il était diffus et vide, maintenant il est inintelligible et inextricable:

«Nous avons des auteurs admirables pour nous, et pour tous ceux qui pourront se mettre au vrai point de vue de notre siècle. Eh bien, un jeune homme doit-il être le copiste de la façon de faire de ces auteurs? Non! cette façon a je ne sais quel caractère ingénieux et fin dont l'imitation littérale ne fera de lui qu'un singe, et l'obligera de courir vraiment après l'esprit, l'empêchera d'être naturel. Ainsi, que ce jeune homme n'imite ni l'ingénieux, ni le fin, ni le noble d'aucun auteur ancien ou moderne, parce que ou ses organes s'assujettissent à une autre sorte de fin, d'ingénieux et de noble, ou qu'enfin cet ingénieux et ce fin qu'il voudrait imiter, ne l'est dans ces auteurs qu'en supposant le caractère des moeurs qu'ils ont peintes. Qu'il se nourrisse seulement l'esprit de tout ce qu'ils ont de bon (il faudrait indiquer à quoi ce bon se reconnaît) et qu'il abandonne après cet esprit à son geste naturel.»

Toutes les fois qu'il touche à cette question, c'est ainsi qu'il parle. Ce qui précède est à là fin de la septième feuille du Spectateur; le galimatias est plus terrible au commencement de la huitième.

—Voici de son style quand il se fait critique. Sur Ines de Castro:

«... Et certainement c'est ce qu'on peut regarder comme le trait du plus grand maître: on aurait beau chercher l'art d'en faire autant, il n'y a point d'autre secret pour cela que d'avoir une âme capable de se pénétrer jusqu'à un certain point des sujets qu'elle envisage. C'est cette profonde capacité de sentiment qui met un homme sur la voie de ces idées si convenables, si significatives; c'est elle qui lui indique ces tours si familiers, si relatifs à nos coeurs; qui lui enseigne ces mouvements faits pour aller les uns avec les autres, pour entraîner avec eux l'image de tout ce qui s'est déjà passé, et pour prêter aux situations qu'on traite ce caractère séduisant qui sauve tout, qui justifie tout, et qui même, exposant les choses qu'on ne croirait pas régulières, les met dans un biais qui nous assujettit toujours à bon compte; parce qu'en effet le biais est dans la nature, quoiqu'il cessât d'y être si on ne savait pas le tourner: car en fait de mouvement la nature a le pour et le contre; et il ne s'agit que de bien ajuster.»

Marivaux était de ceux, ou de celles, a qui l'idée pure, même très peu abstraite, échappe complètement, qui n'ont ni prise pour la saisir, ni force pour la suivre, ni langage pour l'exprimer. Il n'était un «penseur» à aucun degré, et le peu de cas qu'en ont fait les philosophes du XVIIIe siècle tient en partie à cette raison.

—Il était mieux qu'un penseur; il était un moraliste. —Ce n'est pas encore tout à fait le vrai mot, et c'est chose curieuse même, comme ce romancier si agréable, et cet auteur dramatique si rare, est peu moraliste à proprement parler. Il me semble qu'il observe assez peu, et qu'on ne trouverait guère dans Marivaux de véritables études de moeurs ni de copieux renseignements sur la société de son temps. Dans ses journaux, pour commencer par eux, on ne rencontre que très peu de détails de moeurs. Il trouve le moyen de faire des «chroniques» non politiques, rarement littéraires, et où la société qu'il a sous les yeux n'apparaît point. Il n'a pas même cette vue superficielle des choses environnantes qui rend lisible Duclos. Ses causeries, pour ce qui est du fond, et dans une forme abandonnée et languissante qui, malheureusement, n'est qu'à lui, annoncent beaucoup moins Duclos qu'elles ne rappellent les Lettres galantes de Fontenelle. Ce sont des mémoires pour ne pas servir à l'histoire de son temps. Il est juste de faire quelques exceptions. On a relevé avec raison ce passage où nous apparaît un pauvre jeune homme, distingué, aimable, causeur spirituel, et qui devient absolument muet, stupide et paralysé de terreur devant son père. Voilà qui est vu, et voilà un renseignement. Mais dirais-je qu'il me semble que cela a bien l'air d'un cas très particulier et exceptionnel, et forme un renseignement plutôt sur l'époque antérieure que sur celle dont est Marivaux?—J'aime mieux citer la jolie page sur l'admiration des Français pour les étrangers, parce que c'est là un travers qui paraît bien s'introduire en France précisément dans le temps que Marivaux l'observe et le dénonce. Le passage, du reste, est charmant:

«C'est une plaisante nation que la nôtre: sa vanité n'est pas faite comme celle des autres peuples; ceux-ci sont vains tout naturellement, ils n'y cherchent point de subtilité; ils estiment tout ce qui se fait chez eux cent fois plus que ce qui se fait ailleurs... voilà ce qu'on appelle une vanité franche. Mais nous autres, Français, il faut que nous touchions à tout et nous avons changé tout cela. Nous y entendons bien plus de finesse, et nous sommes autrement déliés sur l'amour-propre. Estimer ce qui se fait chez nous! Eh! où en serait-on s'il fallait louer ses compatriotes?... On ne saurait croire le plaisir qu'un Français sent à dénigrer nos meilleurs ouvrages, et à leur préférer les fariboles venues de loin. Ces gens-là pensent plus que nous, dit-il; et, dans le fond, il ne le croit pas... C'est qu'il faut que l'amour-propre de tout le monde vive. Primo il parle des habiles gens de son pays, et, tout habiles qu'ils sont, il les juge; cela lui fait passer un petit moment assez flatteur. Il les humilie, autre irrévérence qui lui tourne en profondeur de jugement: qu'ils viennent, qu'ils paraissent, ils ne l'étonneront point, ils ne déferreront pas Monsieur; ce sera puissance contre puissance. Enfin, quand il met les étrangers au-dessus de son pays, Monsieur n'a plus du paysan au moins: c'est l'homme de toute nation, de tout caractère d'esprit; et, somme totale, il en sait plus que les étrangers eux-mêmes.»

À la bonne heure! voilà surprendre en ses commencements une manie qui n'existait point à l'âge précédent, qui est un caractère assez important de tout le XVIIIe siècle, qui aura ses suites, bonnes, mauvaises, parfois heureuses, souvent ridicules, dans l'avenir, et dont le principe psychologique est très finement démêlé.

Cela est rare. Le plus souvent Marivaux n'observe point, ou fait des observations déjà faites, par exemple sur les financiers et les directeurs, sans les renouveler par le détail ou par la forme. Dans ses romans même, je ne le trouve point si profond connaisseur en choses humaines. Ce que je dis ici sera redressé par ce qui va suivre; mais je fais une remarque générale qui m'inquiète un peu: voici deux romans de moeurs, formellement et de profession romans de moeurs, qui se passent dans le temps où l'auteur écrit, dans le pays et dans la société où il vit, des romans où le petit détail des actions humaines a sa place, des «romans où l'on mange», comme on a dit spirituellement, enfin des romans de moeurs. Eh bien, j'en vois un où il n'y a guère que des gens parfaits, et un autre où il n'y a guère que de plats gueux et des femmes perdues. Je ne sais pas lequel (à les considérer en leur ensemble) est le plus faux. Dans Marianne, jusqu'aux loups sont tendres, sensibles et vertueux. Marianne est exquise de délicatesse; voici une dame qui a la passion du désintéressement, en voici une autre qui est l'idéal même. Le Tartuffe de l'affaire, M. de Climal, a une fin si édifiante et dans tout le cours de son histoire une attitude si piteuse dans le mal, qu'on en vient à se dire que ce n'est point du tout un Tartuffe, mais un homme bon et vraiment pieux, qui a eu une faiblesse, ou plutôt une tentation de quinquagénaire, très pardonnable quand on connaît Marianne. Savez-vous ce qu'aurait fait M. de Climal, s'il eût vécu, en présence de la résistance de la jeune fille? Je suis sûr qu'il l'eût épousée.

Voilà l'aspect général de Marianne; on y voit comme un parti pris d'optimisme et une indiscrétion de vertu. Et voici le Paysan parvenu où je ne trouve ni un honnête homme ni une femme sage, où tout roule, je ne dis pas sur les plus bas sentiments, mais sur le plus bas des instincts, sur l'appétit sexuel, sans que rien, absolument, s'y mêle, de ce qui, d'ordinaire, le relève, le déguise, ou au moins l'habille. Lui, rien que lui. Par lui les intérieurs sont troublés, les familles désunies, robe, finances et ministères en émoi; par lui on meurt, on épouse, on s'enrichit, on entre en place, on parvient à tout.

Je reviendrai plus tard sur ces choses; pour le moment, je ne montre que l'ensemble et le contraste entre ces deux oeuvres d'imagination, et je crois voir que ce sont bien des oeuvres, en effet, où l'imagination domine. La réalité n'est point si tranchée que cela, ni dans le bien ni dans le mal. Ces romans renferment, nous le verrons, des parties d'observation très distingués, qu'il faut connaître; mais, en leur fond, ils ne procèdent pas de l'observation; ils n'ont point été conçus dans le réel; un peu de réel s'y est seulement ajouté. Ils procèdent chacun d'une idée, et un peu d'une idée en l'air, d'une fantaisie séduisante, qui a amusé l'esprit de l'auteur. Ce n'est point un vrai moraliste qui a écrit cela.

C'est qu'en effet il l'était peu, et seulement comme par boutades. La preuve en est encore dans ce tour d'esprit singulier, dans cette humeur fantasque d'imagination, dans cette excentricité laborieuse qui le guide plus souvent qu'on ne l'a remarqué dans le choix de ses sujets. Il s'en ira écrire des comédies mythologiques où figurent Minerve, Cupidon et Plutus, échangeant des «discours sophistiqués et des raisonnements quintessenciés». C'est ce que disait La Bruyère de Cydias; et ce que ces singulières productions dramatiques rappellent le plus, c'est bien en effet les Dialogues des morts de Fontenelle, et leur banalité attifée de paradoxes. Voyez plutôt: Cupidon fait l'éloge de la Pudeur, ce qui est le fin du fin, le plus piquant ragoût, et il dit: «Moi! je l'adore, et mes sujets aussi! Ils la trouvent si charmante qu'ils la poursuivent partout où ils la trouvent. Mais je m'appelle Amour; mon métier n'est point d'avoir soin d'elle. Il y a le Respect, la Sagesse, l'Honneur qui sont commis à sa garde; voilà ses officiers...»—Que tout cela est joli, et que voilà un rien bien travaillé!

Sur cette pente, il va jusqu'au bout, et quel est l'extrême en cela? Rien autre que la Moralité à allégories du moyen âge. Ne doutez point qu'il n'en ait écrit. Nous voici sur le Chemin de Fortune. Deux gentilshommes se rencontrent non loin du palais de Fortune. Ils voient de petits mausolées, avec des épitaphes: «Ci gît la fidélité d'un ami!»—«Ci gît la parole d'un Normand!» —«Ci gît l'innocence d'une jeune fille!»—«Ci gît le soin que sa mère avait de la garder», ce qui est bien plus finement imaginé encore, car il faut renchérir. —Et les deux gentilshommes avancent. Un seigneur qui s'appelle Scrupule sort d'un petit bois et les arrête; une dame qui se nomme Cupidité les soutient et les encourage, et le drame continue ainsi...

N'est-ce pas curieux ce retour au XVe siècle par-dessus toute la littérature classique, et qu'est-ce à dire, sinon, d'abord que Marivaux a une naturelle contorsion dans l'esprit, et ensuite qu'un esprit s'abandonne à ces singulières démarches parce qu'il n'est pas nourri et soutenu de connaissances solides et de vérité?—Il y a autre chose, certes, dans Marivaux; qu'il y ait cela, c'est un signe, non seulement de mauvais goût, mais d'un certain manque de fond. Le fond, ce sont les idées et les observations morales, et les grands siècles littéraires sont riches, avant tout, de cette double matière. Quand elle fait un peu défaut, il arrive qu'un homme de beaucoup d'esprit, et novateur sur certains points, recule tout à coup, par delà les grandes générations littéraires dont il sort, jusqu'au temps où les hommes de lettres pensaient peu, observaient moins encore, et où la littérature était une frivolité pénible, et une charade très soignée.

Études Littéraires; dix-huitième siècle

Подняться наверх