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I TRANSITION ENTRE LE XVIIe SIÈCLE ET LE XVIIIe AU POINT DE VUE PUREMENT LITTÉRAIRE

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Il ne faut point se piquer de nouveauté quand on n'a rien trouvé de nouveau. Il a été dit un peu partout que Le Sage est le créateur du roman réaliste en France, et il a été dit, peut-être encore plus, qu'il formait une transition entre le XVIIe siècle et le XVIIIe siècle; et je ne hasarderai dans cet article rien de plus que ces deux banalités, ayant pour raison que je les crois vraies; et pour ce qui est de donner au lecteur de l'inattendu, il faudra que ce soit pour une autre fois.—Homme de transition entre les deux siècles, Le Sage l'est excellemment. Tout un côté du XVIIIe siècle, Le Sage l'a ignoré, méconnu, repoussé, tant il appartient à l'autre âge, et tout un côté du XVIIIe siècle Le Sage l'a préparé, amené, pressé d'être, tant il appartient au temps où il écrit. Il ne manque guère d'exprimer son admiration et son culte pour l'âge précédent. Lope de Vega et Calderon, c'est-à-dire Corneille et Racine; car il n'y a pas à s'y tromper, malgré ce que ces pseudonymes peuvent, avoir de surprenant; voilà les dieux qu'il ne cesse d'opposer au héros du jour. Il est «classique» et il est «ancien». Il est pour ceux qui parlaient «comme le commun des hommes», et il approuve Socrate, c'est-à-dire Malherbe, d'avoir dit «que le peuple est un excellent maître de langue»20. Il y a de son temps cinq ou six «Fabrice» qu'il ne désigne pas autrement, mais où l'on peut reconnaître, sans être très méchant, Lamotte, Fontenelle, un peu Voltaire, et certainement Marivaux, qu'il poursuit de ses épigrammes, dont il trouve insupportables «les expressions trop recherchées», les «phrases entortillées, pour ainsi dire», le langage «mignon» et «précieux», «les attraits plus brillants que solides», les pensées «souvent très obscures», les vers «mal rimés», etc.21.—C'est presque une affectation chez lui que de ne point vouloir être de cette littérature-là, ni, pour ainsi dire, de son temps. Aussi bien les compliments que les épigrammes que reçoit son cher Gil Blas comme écrivain vont à montrer à quel point Gil Blas a un style naturel et simple, peu en usage autour de lui: «Tu n'écris pas seulement avec la netteté et la précision que je désirais, je trouve encore ton style léger et enjoué», lui dit le duc de Lerne. «Ton style est concis et même élégant, lui dit le comte d'Olivarès; mais je le trouve un peu trop naturel...» Sur quoi Gil Blas fait un second mémoire plein d'emphase, qu'Olivarès, homme à la mode, trouve «marqué au bon coin».—Evidemment, pour Le Sage la littérature et surtout la langue, au commencement du XVIIIe siècle, sont sur la pente d'une rapide décadence. Il est homme de 1660. Il n'est pas sûr qu'il eût écrit les Précieuses ridicules et les Femmes savantes; mais il les refait, discrètement, à sa manière, à plusieurs reprises. De Fontenelle et de Marivaux le bon lui échappe, et le mauvais l'exaspère; et de la Henriade, en son Temple de mémoire, malgré l'engouement d'alentour, il se moque cruellement. C'est tout à fait un retardataire.

Note 20: (retour) Gil Blas, VII, 13.

Note 21: (retour) Ibid., et X, 5.

Notez que du siècle précédent il en est aussi par la tournure d'esprit, du moins par un certain tour de l'esprit. Il a l'instinct généralisateur. Il n'est point contestable, bien que je ne me lasse point de protester contre l'excès où l'on a poussé cette considération, que les hommes du XVIIe siècle aiment fort les idées générales, les conceptions qui s'étendent loin et embrassent un très grand nombre d'objets. Dieu sait si Le Sage est philosophe; mais, à sa manière, il aime aussi généraliser, et sinon avoir des idées universelles, du moins tracer des tableaux d'ensemble. Ce n'est rien moins que toute la vie humaine qu'il encadre dans chacun de ses romans. C'est tous les toits des maisons d'une ville, et ceux des bourgeois, et ceux des nobles, et ceux des princes, et ceux des prisonniers, et ceux des fous, que soulève le Diable boiteux; c'est toutes les conditions humaines, de dupe, de fripon, d'écolier, de bandit, de valet, de gentilhomme, d'homme de lettres, d'homme d'État, de médecin, d'homme à bonne fortune, de mari tranquille et campagnard, et la pudeur m'avertit d'en passer, que traverse successivement Gil Blas. Le goût du XVIIe siècle est là. Les hommes de ce temps, ou simplement de cet esprit, aiment les grands aspects, les perspectives vastes; il ne leur déplaît pas de faire le tour du monde en un volume; et quand ce n'est pas le monde de la pensée humaine, ou celui de l'histoire, que ce soit celui de la société, avec tous ses vices, tous ses ridicules et tous ses travers.

Et voyez encore de qui Le Sage procède directement, où sont ses origines et comme ses racines littéraires. Il est tout autre que La Bruyère; mais il est né de lui. Avant d'avoir pris possession de sa pleine originalité, il écrit un livre qui est le Chapitre de la Ville arrangé en petit roman fantaisiste. Après l'immense succès des Caractères, cent imitations ou contrefaçons du livre à la mode se succédèrent. La centième, et la meilleure, c'est le Diable boiteux. Autre style, et un cadre, mais même procédé. Quel est celui-ci?... Et celui-là?... C'est un homme qui... et des portraits; et, pour varier, entre les portraits, des anecdotes, des actualités, des nouvelles à la main. Comparez aux Lettres Persanes. Dans celles-ci, des portraits encore, sans doute, mais, plus souvent, des idées, des discussions, des vues, des paradoxes, des espiègleries, et, tout compte fait, plus de pamphlet que de tableau de moeurs; et dans Duclos il en sera de même, et aussi dans les romans de Voltaire, et c'est bien là qu'est la différence entre les deux siècles, celui des moralistes et celui des «penseurs». Très naturellement, quand on lit Le Sage, c'est plutôt à ce qui précède qu'on songe, qu'à ce qui suit.

Et s'il n'en était que cela, Le Sage ne serait pas une transition entre les deux âges, mais appartiendrait tout simplement au précédent. Il est vrai; mais à côté de ces inclinations d'esprit qui en font un contemporain de La Bruyère, et comme derrière elles et plus au fond, Le Sage en a d'autres, par où il tend vers une toute autre date, un peu trop même peut-être, et c'est ce qu'on verra par la suite.

Études Littéraires; dix-huitième siècle

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