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VIII

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Jaurès dans l’Union sacrée

2 juin 1915.

Jean Jaurès n’était pas seulement le partisan militant qu’on a connu, et dont la politique a pu être, à certains égards, critiquée: esprit ouvert et orné, tel qu’on n’en avait pas vu en France depuis Mirabeau, il était philosophe, il était historien. Ses thèses et sa soutenance de doctorat à la Sorbonne furent très remarquées (j’étais membre du jury et je me rappelle fort bien ce grand succès). Il a écrit, depuis, une histoire de la Révolution française, qui est une œuvre aussi forte que belle. Enfin, un des plus précieux services qu’il ait rendus aux études historiques, ç’a été, il y a onze ans, la création, au ministère de l’instruction publique, d’une commission de l’histoire économique de la Révolution française.

Aidée de comités départementaux, cette commission a entrepris une enquête sur les principaux faits d’ordre économique, d’ordre social, et elle a déjà publié toute une bibliothèque de recueils et de documents: vente des biens nationaux, subsistances, comités des assemblées, cahiers des Etats généraux, etc.

C’est là, dans ce pacifique atelier historique, dont il était le chef et où je collaborais de mon mieux comme contremaître, c’est là que j’ai pu, pendant dix ans, voir à l’œuvre un Jaurès inconnu du public, un Jaurès à l’impartialité sereine, un Jaurès à l’objectivité scientifique, un Jaurès organisateur du travail historique collectif, un Jaurès incitateur des esprits, conciliateur des bonnes volontés et des amours-propres.

Je crois qu’il n’y avait presque point de collectivistes dans la commission, et que bien peu d’entre nous auraient voté, comme citoyens, avec Jaurès. Comme historiens, il nous avait tous entraînés dans une sorte d’unanimité d’esprit critique, de méthode et de zèle.

Touchées par la baguette magique de son talent, les plus techniques, les plus ingrates, les plus rébarbatives questions d’érudition historique se transfiguraient aussitôt elles devenaient belles, larges, humaines, non par un poétique ou fantaisiste effort, mais par une vue philosophique du lien des choses.

Nous étions là, sous cette présidence de Jaurès, une petite phalange de travailleurs, professeurs d’Université, membres de l’Institut, archivistes, sénateurs, députés, hommes de lettres, fort divers par les opinions et les tendances, non seulement en politique, mais en histoire. Eh bien, Jaurès avait établi entre nous une véritable «union sacrée » au service de la vérité.

Samedi dernier, c’était la première séance plénière de la commission de l’Histoire économique de la Révolution depuis la mort de Jaurès, et j’avais, en ma qualité de vice-président, à saluer le successeur de Jaurès à la présidence.

Ce successeur, c’est M. Louis Barthou, ancien président du conseil des ministres, qui, lui aussi, comme Jaurès, est chef de parti, chef militant et qui, lui aussi, dans la conduite de nos travaux historiques, s’élèvera sans effort à l’impartialité objective. Historien de Mirabeau (et, dans son livre, le savoir est aussi solide que le talent est éclatant), M. Barthou connaît bien la Révolution, et il la connaît par son véritable homme de génie.

Notre nouveau président, qui prépare un travail sur l’œuvre historique de son prédécesseur, m’avait demandé de dire quelques mots sur la présidence de Jaurès, dont je m’étais trouvé être, plus que lui, le témoin.

Alors, en évoquant la figure de Jaurès, si odieusement assassiné, je n’ai pas vu seulement cette figure dans le passé : je l’ai vue dans le présent et dans l’avenir, et je n’ai pu m’empêcher de parler, non seulement de l’historien qu’aurait continué à être Jaurès, mais du citoyen, du patriote qu’il aurait été dans la défense nationale.

Cette «union sacrée» où il nous avait ralliés pour le service de la vérité historique, il en aurait été un des chefs pour le service de la patrie attaquée par la tyrannie allemande.

Brutalement dissipées par la réalité,les illusions du socialiste-poète sur la bonne foi et la bonne volonté allemandes, auraient fait place à la colère de l’honnête homme, et le patriotisme de Jaurès, éclairé, déchaîné, armé, aurait été redoutable à l’Allemagne, dont il aurait d’autant plus haï les crimes qu’il avait lui-même été davantage dupe de son hypocrisie.

J’entends d’ici la voix de Jaurès dénonçant au monde l’assassinat de la Belgique, le torpillage du Lusitania, la lâcheté traîtresse des sozial-démocrates impériaux.

Ce n’aurait pas été seulement, au service de la défense nationale, un cri du cœur, un geste de tribun: c’eût été, dans les conseil du gouvernement, l’utile effort méthodique d’un cerveau prodigieusement organisé.

L’union sacrée! Le cadavre de Jaurès, à peine refroidi, en a été comme l’initiateur, puisque c’est devant sa tombe qu’en des paroles d’une spontanéité sublime, a été proclamé, scellé le pacte de la démocratie ouvrière pour la défense de la patrie.

A voir ce que le cadavre d’un homme a pu faire pour l’union des Français, on peut présumer ce que cet homme eût fait, s’il avait vécu, et si, désabusé de sa chimère d’indulgente confiance en l’Allemagne, il avait pu consacrer sa parole, son geste, son action, tout son génie à la défense nationale.

Oui, Jaurès eût été dans l’Union sacrée, et au premier rang!

Voilà ce que nous disions samedi, à la commission d’Histoire économique de la Révolution, et voilà les idées auxquelles M. Barthou, qui avait trouvé jadis en Jaurès un âpre adversaire politique, a donné son assentiment avec une cordialité éloquente, faisant, lui aussi, un beau et sincère geste d’union sacrée.

(Guerre Sociale du 2 juin 1915 )

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