Читать книгу La guerre actuelle commentée par l'histoire - François-Alphonse Aulard - Страница 14
ОглавлениеSpécialistes et Embusqués sous la Convention Nationale
7 juin 1915.
Cette question des «embusqués» et cette question des «spécialités» — deux questions connexes, car c’est surtout sous prétexte de spécialité qu’on s’embusque — occupent et inquiètent l’opinion publique, qui s’en trouve saisie plus particulièrement par le projet Dalbiez.
A l’époque de la Révolution française, dans la crise de la défense nationale, ç’avait été déjà une des préoccupations, une des inquiétudes de la Convention et du Comité de salut public.
Le célèbre décret du 23 août 1793 ordonna la levée en masse.
On y lisait: «Dès ce moment, jusqu’à celui où les ennemis auront été chassés du territoire de la République, tous les Français sont en réquisition permanente pour le service des armées.»
Mais on avait surtout besoin de fusils, de canons, de boulets, de poudre. Il fallait, alors comme aujourd’hui, quoique dans des proportions moindres et dans des conditions autres, un grand effort scientifique, industriel. On lit dans les Mémoires sur Carnot: «Le Comité de salut public sentait qu’il n’avait qu’un moyen de triomphe, c’est-à-dire de salut pour la France: l’enthousiasme dirigé par la science.»
Le même décret du 23 août 1793 chargea le Comité de salut public de «prendre toutes les mesures nécessaires pour établir sans délai une fabrication extraordinaire d’armes de tous genres, qui réponde à l’élan et à l’énergie du peuple français». Le Comité fut autorisé «à former tous les établissements, manufactures, ateliers et fabriques qui seront jugés nécessaires à l’exécution de ces travaux, ainsi qu’à requérir pour cet objet, dans toute l’étendue de la République, les artistes et les ouvriers qui peuvent concourir à leur succès ». L’établissement central de cette fabrication extraordinaire devait être fait à Paris.
C’est Prieur (de la Côte d’Or) qui fut (sans le titre) le «ministre des munitions» d’alors, mais avec la collaboration de ses collègues du Comité de salut public, surtout Carnot, Robert Lindet, Prieur (de la Marne).
Jamais l’amour de l’égalité n’a été plus vif, ni plus soupçonneux, ni plus irritable qu’à cette époque du sans-culottisme.
Eh bien, le Comité de salut public n’hésita pas à soustraire aux obligations du service armé tous les citoyens que leur compétence rendait utiles à l’organisation scientifique ou industrielle de la défense nationale.
Son premier soin fut de rechercher tous les ouvriers compétents dans la fabrication des armes, et qu’ils fussent sous les drapeaux ou non, de les réquisitionner à cet effet. Mais le nombre des ouvriers directement compétents ne suffisait pas, vu l’énorme quantité d’armes dont la défense nationale exigeait la fabrication subite, la fabrication improvisée. Le Comité réquisitionna, en outre, tous les artisans dont la spécialité avait quelque rapport, même lointain, avec l’art de fabriquer les armes et les munitions: par exemple, les horlogers de Paris furent requis pour fabriquer certains éléments délicats. D’une façon générale, le Comité réquisitionna tous les ouvriers en fer. Dirigés, instruits par des savants, ces ouvriers firent vite et bien; la seule manufacture de fusils de Paris dut fournir mille bois de fusils par jour. Quant aux canons de fusil, l’idéal du Comité était d’en fabriquer, rien qu’à Paris, également, mille par jour.
Le Recueil des actes du Comité de salut public, que je publie, est rempli d’arrêtés, soit collectifs, soit individuels, pour réquisitionner des ouvriers d’élite, c’est-à-dire pour les enlever au service armé et les employer aux fabrications utiles à la défense nationale.
Si ce gigantesque et admirable effort d’improvisation industrielle réussit et sauva la France, c’est surtout parce que la Convention fut convaincue de la primordiale et indispensable nécessité qu’il y avait d’appliquer chaque individu à la besogne de défense nationale à laquelle il était le plus propre, de faire produire ainsi à chaque Français son maximum d’utilité.
C’est de la sorte, par cet effort méthodique, scientifique, que la Convention se rendit assez victorieuse pour obtenir cette paix de Bâle,cette éblouissante paix de Bâle, qui nous promit la rive gauche du Rhin et couronna ainsi toute l’histoire de France.
Et les embusqués?
Il y en eut, certes, en 1793 et en 1794, jusque dans les bureaux du Comité de salut public, et même parfois des embusqués «contre-révolutionnaires », à demi-traîtres. Mais il y en eut peu. La Convention aima mieux risquer d’avoir quelques soldats de moins plutôt que de risquer de manquer de munitions ou d’armes. Il y eut çà et là des récriminations, auxquelles Carnot fit allusion dans son rapport du 13 brumaire an II. Mais l’opinion approuva, soutint, encouragea le gouvernement dans cet appel constant et méthodique qu’il fit aux compétences, aux spécialités pour la fabrication des instruments de défense nationale.
C’est cette sélection, aussi hardie que judicieuse, qui, continuée avec une intelligente obstination, permit d’organiser une défense nationale, à la fois scientifique et enthousiaste, devant laquelle la coalition recula.
(Information du 7 juin 1916.)