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ОглавлениеAprès six mois de guerre. Si c’était à recommencer...
4 février 1915.
Si bonne que soit notre situation militaire après ces six mois de guerre, si bonne que soit notre situation diplomatique, les étrangers peuvent s’imaginer qu’il y a peut-être des Français qui, en pensant aux maux subis, à nos huit départements envahis, à nos villes détruites, à nos soldats tués, à tant de paisibles habitants assassinés, en viennent à se poser, dans le silence de la méditation, cette question, cette douloureuse question: «La France a-t-elle bien fait de s’exposer à cette horrible guerre? Si c’était à recommencer, recommencerions-nous?»
Il faut répondre que, même si notre situation militaire était moins bonne, même si, au lieu de huit départements, l’ennemi en occupait vingt, même si l’Allemand était descendu jusqu’à la Loire ou plus bas encore, même si, au lieu de cette sympathie des neutres qui nous encourage tant, de nouvelles menaces se préparaient contre nous, il faut répondre que, même dans ce cas, il serait avantageux pour la France d’avoir préféré son devoir et son honneur au genre de paix qui lui était offert, il y a six mois, par l’Allemagne.
L’Allemagne, en effet, aurait certes consenti à ne point nous déclarer alors la guerre, si nous avions faussé compagnie à la Russie, si nous avions manqué à notre parole, si nous avions trahi l’alliance.
Matériellement, nous pouvions agir ainsi; il nous était physiquement possible de laisser la Russie se défendre seule contre l’Autriche et l’Allemagne.
Sans doute, c’eût été la ruine de notre honneur; c’eût été la ruine de notre situation morale dans le monde, l’irrémédiable discrédit de la République française parmi les nations; car la Russie avait raison: elle ne pouvait laisser écraser ainsi la Serbie sans perdre tout prestige, son propre avenir, sa propre existence.
Mais peut-être ainsi, dira-t-on, en abandonnant la Russie, aurions-nous, aux dépens de notre honneur, sauvé notre peau: parfois, la lâcheté se croit prudence, parfois l’égoïsme poltron se décerne un brevet de longue vie.
Eh bien, ces six mois de guerre, en démontrant la force de l’organisation militaire allemande, nous ont enseigné, par une expérience terriblement éloquente, que si la Russie avait été seule à soutenir à la fois le choc allemand et le choc austro-hongrois, elle n’eût sans doute pas pu n’être pas vaincue.
La Russie n’aurait même pas eu le temps de faire appel, contre l’envahisseur, au général Hiver.
Surprise au début ou plutôt à la veille de sa mobilisation, assaillie par une masse de huit millions d’hommes, à qui il aurait suffi des deux mois de belle saison, août et septembre, pour s’avancer jusqu’à Pétrograd, jusqu’à Moscou; culbutée par une avalanche avant d’avoir eu le temps de mettre ses armées sur pied, l’alliée que nous aurions abandonnée se serait vue contrainte à demander la paix au bout de quelques semaines Et quelle paix? Une paix allemande, c’est tout dire: Varsovie et la Pologne, Riga, Revel, Helsingfors, peut-être Pétrograd cédés, une lourde indemnité de guerre à payer, l’activité européenne de la Russie annihilée pour un demi-siècle, voilà quel eût été le résultat de la défaite de notre alliée, si notre abstention se fût produite.
Ainsi victorieuses de la Russie, grandies moralement et physiquement par cette guerre, l’Allemagne et l’Autriche, que la commune victoire aurait comme soudées en un Etat triomphant sous le kaiser, auraient fait de la France ce qu’elles auraient voulu.
Nous n’aurions pas pu résister à cette masse victorieuse, à cette masse que c’eût été véritablement le cas d’appeler colossale. Ni l’héroïsme du peuple français, ni le génie d’un général, ni l’ingéniosité du désespoir, rien, peut-être, en ce cas, n’aurait pu nous sauver de l’écrasement. Attristés et ironiques, les neutres auraient assisté, sans bouger, à l’effondrement d’une nation discréditée par son infidélité à l’alliance russe et par son imprévoyante lâcheté. Qui sait même si, à l’heure de la curée, ces neutres n’auraient pas participé au dépècement de la France?
L’Angleterre, alors, restée seule contre l’Europe germanisée, aurait-elle pu prolonger indéfiniment sa résistance? N’aurait-elle pas succombé à son tour?
Ainsi, notre manquement à l’alliance russe n’aurait pas été seulement le suicide de la France: le rêve du kaiser s’en fût trouvé réalisé, et le monde, par notre faute, serait devenu allemand.
Voilà la réponse de l’histoire ou de la raison à la question que j’ai supposée, mais qu’en réalité aucun Français ne formule sérieusement: car pour tous les Français, il est d’une éclatante évidence que leur gouvernement a sagement agi en décrétant cette mobilisation générale qui a donné à l’empire allemand motif ou prétexte à déclarer la guerre à la France, il y a juste aujourd’hui six mois.
Ce faisant, l’empire allemand a fait précisément ce qu’il ne voulait pas faire, ce qu’il espérait éviter, ce que Bismarck lui avait conseillé d’éviter à tout prix, à savoir de coaliser contre lui la France, la Russie et l’Angleterre, dans l’abstention et la neutralité de l’Italie.
11 a dû renoncer à l’espoir d’écraser ses adversaires l’un après l’autre.
Dans cette situation difficile, le kaiser a, vu les lenteurs de la mobilisation russe,cru avoir le temps d’écraser la France d’abord, cette France dont il connaissait, mieux peut-être qu’on ne la connaissait à Paris, l’insuffisante préparation. L’héroïsme actif de la Belgique et de son roi ont fait manquer le début même de cette opération, nous donnant ainsi le temps de mobiliser. Puis la gigantesque armée d’invasion, dont l’avancée sur notre sol semblait irrésistible, a été arrêtée net, à la Marne, non par un hasard militaire, mais par un subit effort de la France, effort voulu et réfléchi, effort suprême et victorieux, effort issu des profondeurs de notre histoire, effort organisé par un Français qui s’est trouvé, à ce moment-là, résumer en lui les vertus solides de notre génie national.
Oui, quand cette armée française, inférieure en nombre et dans l’épreuve même d’une retraite précipitée, se retourna tout d’un coup, fit tête, força l’armée allemande, beaucoup plus nombreuse, à rebrousser chemin, à fuir jusqu’à l’Aisne, le monde vit, dans cette manœuvre étonnante, la France même signifiant, prouvant qu’elle ne périrait pas, qu’elle vivrait, plus forte que jamais en génie et en volonté, plus utile que jamais à l’humanité.
S’il s’est trouvé dans les rangs allemands, comme jadis à Valmy, un Gœthe clairvoyant, c’est en 1914, plus encore qu’en 1792, qu’il a eu raison d’écrire sur ses tablettes: De ce jour date une ère nouvelle dans l’histoire du monde.
En 1871, après six mois de guerre, la France, que les fautes du gouvernement impérial avaient isolée, était vaincue, à terre. Paris venait de capituler. Le démembrement de notre nation était décidé. C’était le désastre.
En 1915, après six mois de guerre, la France, malgré les maux d’une invasion partielle, est plus forte qu’au début des hostilités. Son armée est plus forte, peut-être du double plus forte. Son outillage de guerre est plus fort. Ses alliés sont plus forts. Ces neutres, qui, en 1871, étaient pour la plupart malveillants ou dédaigneux, font des vœux pour la France: ils comprennent que la défaite de la France serait la défaite de la liberté, la défaite du droit des gens, et chaque jour qui survient, en nous apportant une sympathie nouvelle, nous apporte une force morale nouvelle, de même que chaque jour nous apporte, à nos alliés et à nous, un surcroît de ressources militaires.
Nous pouvons dire que nous marchons au combat au milieu de la sympathie et de l’applaudissement de l’humanité civilisée, dont nous sommes les champions.
Quelle gloire! Quelles espérances! Quelles souffrances fécondes! Quel illustre rôle joué par la France, par les nations alliées, dans cette tragédie, la plus terrible dont l’Europe ait été le théâtre, et d’où enfin la sagesse de notre victoire fera sortir la paix du monde, une paix française, c’est-à-dire une paix sincère, non d’hégémonie, mais de liberté et d’équilibre!
Ah! oui, si c’était à recommencer, comme nous le disions plus haut, la France recommencerait!
Et l’autre, le kaiser, si on lui posait la même question dont nous venons de faire l’hypothèse, si on lui disait: Sire, si c’était à recommencer... — quelle serait sa réponse?
Un jour, tout à la fin de juillet 1914, au bord même de l’abîme, l’Autriche, inquiète de l’attitude et de l’insistance de la Russie, dans une brusque vision de cette guerre générale qu’elle ne voulait peut-être pas, se demanda si, malgré les assurances prussiennes, l’Angleterre et la France n’allaient pas former tout de suite leur coalition contre les ambitions du germanisme; elle hésita, elle recula d’un pas, elle admit la possibilité de soumettre l’affaire de Serbie à une conférence. C’était la paix, la paix certaine. Personne n’en doutait. Le kaiser n’en douta pas; il en douta si peu qu’aussitôt (tant il voulait la guerre!) il adressa à la Russie, sans tenir compte de la tardive mais nette velléité pacifique de François-Joseph, l’ultimatum qui brisa la paix et déchaîna la guerre.
Ah! il doit se le rappeler avec effroi, avec dépit, comme dans un perpétuel cauchemar, ce geste d’ultimatum qui, en une seconde, jeta son empire dans le péril de mort! Ah! ce geste, si Guillaume II pouvait le révoquer, l’abolir, comme il s’empresserait de réparer la destinée, de repousser le spectre de la défaite, dont ses nuits sont hantées! Ah! non, il ne recommencerait pas! Ce ne sont pas seulement les faits qui le prouvent, ce n’est pas seulement sa difficile situation militaire, sa difficile situation diplomatique, l’issue fermée, non à des succès partiels, mais à toute victoire générale et décisive: ce qui prouve surtout que le kaiser ne recommencerait pas, si c’était à recommencer, c’est le perpétuel mensonge par lequel il trompe son peuple sur les causes de la guerre, en répétant (comme un futur vaincu) que l’Allemagne a été attaquée, alors que le monde sait que c’est lui, le kaiser, qui a voulu et déchaîné la guerre, l’abominable guerre, la plus sanglante et la plus atroce que l’Europe ait vue.
Oui, guerre abominable, guerre sanglante, guerre atroce, mais aussi guerre glorieuse, guerre émancipatrice, parce qu’elle brisera le militarisme prussien, rendra l’Alsace-Lorraine à la France et organisera l’Europe sur la base du droit des gens.
Que cette conviction, si elle doit gonfler nos cœurs, n’amollisse pas nos volontés. Que notre allégresse, qui vient de notre bonne conscience opposée à la mauvaise conscience de l’Allemand, qui vient aussi et surtout du sentiment que la force est mise chaque jour davantage au service du droit, que cette allégresse, ennoblie par la mort et la souffrance, ne nous cache à aucun moment l’importance, la difficulté de l’œuvre qui reste à accomplir. Ces six mois de guerre écoulés, ce n’est pas la fin de la guerre qui s’annonce à bref délai; combattants et non-combattants, il faut bien nous dire que nous avons à tendre toute l’énergie de notre courage, que nous avons à affermir toute notre puissance de patience pour vaincre définitivement un ennemi encore debout, encore robuste.
La victoire finale n’est possible qu’à la condition de l’arracher au destin par un redoublement d’action et de sacrifice. Mais disons-nous aussi — et c’est là la vraie leçon de ces six mois de guerre — qu’à ce prix la victoire finale est certaine.
(Journal du 4 février 1915.)