Читать книгу Programme des Épouses Interstellaires Coffret - Grace Goodwin - Страница 16
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ОглавлениеRoark
J’ouvre et cligne des yeux. On m’appelle.
« Roark !
— Conseiller. »
Je pousse un gémissement en me retournant. J’ai mal partout, j’arrive pas à m’ôter la puanteur du pelage de ce maudit nox du nez. Du sang. De la chair brûlée. De la douleur. Je sens la douleur.
« Soulevez-le doucement. Il doit passer au moins une journée dans le caisson de RéGénération. »
Au début, je ne vois que du blanc puis les couleurs apparaissent, tout reprend sa place. J’aperçois des visages penchés sur moi.
« Il se réveille. » Seton, mon second, pousse un soupir de soulagement et me sourit. Seton a deux ans de plus que moi, c’est un ami fidèle. La lignée de sa famille remonte presque aussi loin que la mienne. En tant que dernier-né, j’ai été élu Conseiller. Mais nous savons pertinemment tous les deux que si je n’ai pas d’héritier, si on me tue, le peuple élira mon neveu. Ce n’est plus un bébé. Un enfant ne peut régner. Seton remplirait le rôle de Conseiller jusqu’à ce que mon neveu soit assez grand pour être élu. Je lui en sais gré. Je n’avais jamais envisagé cette possibilité auparavant. Il est vrai que je n’avais jamais été capturé et torturé auparavant. Il ne fait aucun doute qu’ils m’auraient tué si je ne m’étais pas échappé. Sûr et certain.
J’essaie de m’asseoir mais Seton m’en empêche en posant fermement sa grosse main sur ma poitrine, afin que je me rallonge sur le lit. « Qu’est-ce qui s’est passé, Roark ? On a perdu tout contact avec l’Avant-poste Deux depuis des jours. Le sas de téléportation était verrouillé, du moins jusqu’à ce que tu t’en serves. » Seton me scrute de la tête aux pieds, je lis la colère et la certitude dans ses yeux.
« Drovers. » Je ne lâche qu’un seul mot, la douleur est cuisante. Mon annonce provoque une certaine agitation. Je tourne la tête et regarde derrière la grande silhouette de Seton. J’aperçois une bonne douzaine d’hommes portant un uniforme de médecin et des gardes.
Seton s’approche et murmure. « Des Drovers ? Qui attaquent un avant-poste ? T’es sûr ? »
Je hoche la tête d’un air sombre. « Ils ont attaqué. Ils ont tout fait exploser. J’ai dit à Natalie de partir avec la doctoresse, de se mettre à l’abri. J’ai emmené mes hommes traquer les assaillants dans le désert. Mais c’était un piège, Seton. » Je soupire, je constate que Natalie et mes parents seraient morts s’ils étaient restés avec moi, comme ils le souhaitaient. « Les Drovers n’ont pas fui—ils ont envahi le campement à pied.
— Les Drovers n’abandonnent jamais leurs montures, insiste Seton. C’est un suicide.
— Ils étaient lourdement armés, ce sont des guerriers entraînés au combat. J’essayais de rejoindre Natalie lorsque je suis tombé dans une embuscade et qu’ils m’ont capturé ». Je me racle la gorge, les souvenirs me reviennent en mémoire. Ils ont égorgé Byran et l’ont laissé sur le sable, exsangue.
« Je suis désolé, Roark. Il est au nombre des victimes.
— Et Natalie ? Mes parents ? Ils ont réussi à s’échapper ?
— Tes parents sont repartis sur Xalia il y a neuf jours. On n’a reçu aucune nouvelle de l’Avant-poste, on ignorait ce qui s’était passé avant ton retour. J’ai envoyé une patrouille sur l’Avant-poste à la recherche de survivants. Ils nous envoient un rapport tous les quarts d’heure.
— On est quel jour ? »
Il me l’annonce et je réfléchis.
Neuf jours. Les Drovers m’ont gardé prisonnier pendant huit jours et j’ai chevauché un jour de plus sur un nox pour retourner à l’Avant-poste. Putain. Où est Natalie ? Qu’est-ce qu’elle a bien pu faire depuis ?
« Natalie ! Je crie son nom.
— Roark, calme-toi. Qui est Natalie ? » demande-t-il. Il est grand et mat comme moi, comme la majorité des hommes Trion mais ses yeux sont clairs. Il ne passe pas inaperçu auprès des femmes. Il n’est pas marié, il profite probablement de la multitude de femmes désireuses de partager sa couche.
« Ma femme. » Ces mots m’échappent tandis que je suis allongé sur le brancard, leurs mains sur mon dos et mes côtes me font l’effet de lames de rasoir, on remet en place mon genou blessé. « Doucement ! hurle Seton.
— Il faut que je la retrouve. Où est-elle ? » Je lève un bras et agrippe Seton. Les baguettes ReGen virevoltent devant moi tandis qu’on m’amène vers la salle de téléportation. Je ne me souviens pas d’être arrivé au terminal de téléportation du Secteur Deux. L’odeur nauséabonde du nox, le sable, la chaleur. La douleur. Tout devient trouble. Douloureusement flou. Je me souviens d’avoir déboulé sous la tente. Du sable gorgé de sang. Le pupitre de commandes …
Il arque les sourcils. « Tu t’es marié ?
— Avec une Terrienne. Elle est à moi. Elle est où ? »
Seton poursuit, voyant mon anxiété. « Tout ce que je sais c’est que tes parents sont rentrés sur Xalia il y a neuf jours. Personne d’autre n’est revenu de l’Avant-poste Deux jusqu’à ce que tu fasses ton apparition il y a quelques minutes de ça, à moitié mort. T’as été téléporté sur l’Avant-poste Neuf.
Je rejette la tête en arrière et ferme les yeux. Dieu soit loué. Je me trouve sur le Continent Nord, sur le territoire du Haut Conseiller Tark.
Seton est présent bien entendu. Je l’ai envoyé chez Tark il y a deux mois pour étudier les itinéraires empruntés par les Drovers avec les caravanes de l’Ouest, Tark et moi y oeuvrons conjointement.
« Putain, je me demande bien comment tu t’en es sorti avec de telles blessures. » Seton me regarde de la tête aux pieds et observe le docteur qui essaie de m’examiner. J’arrête de bouger mais j’y vois rien avec tous ces gens qui m’entourent. Je ne sais pas exactement où je me trouve. Je présume qu’ils m’ont amené au dispensaire.
« Faites venir le chef de la garde, dis-je en aboyant mon ordre. Immédiatement ! »
Le chef de la garde, un commandant, se fraye un chemin parmi les gardes et me salue. Son uniforme et son insigne indiquent qu’il est haut gradé. « Commandant Loris. Ravi de vous savoir en vie, Conseiller. » Il est vraiment heureux de me voir, un peu moins en constatant l’étendue de mes blessures. « Tout indique que vous avez été torturé.
—Mmm, » je murmure, en repensant à ce que les Drovers m’ont fait. C’est rien comparé à ce que je ressens à l’instant présent. Un manque total de contrôle. De la frustration. La douleur régresse grâce à l’intervention des docteurs, mais n’apaise en rien mon envie de remuer la planète toute entière pour rechercher Natalie. « Ils n’ont pas attaqué comme à l’accoutumée.
— Parce qu’ils vous ont laissé la vie sauve ? demande le Commandant Loris.
— Exact. Ce n’est pas dans leurs habitudes. Pourquoi ne pas m’avoir tué comme les autres ? »
Seton se racle la gorge. « On a eu des cas similaires dans le Nord, Conseiller, ils ont capturé des officiers haut placés et des chefs de tribus et ont demandé des rançons.
— J’ai fait l’objet d’une demande de rançon ?
— Non. Il est clair qu’ils ne savaient pas à qui ils avaient à faire lorsqu’ils vous ont capturé. »
Je rejette la tête en arrière et ferme les yeux. « Ils n’auraient jamais relâché un Conseiller.
— Exact. Seton me serre doucement l’épaule. Tu es un ennemi bien trop dangereux. »
Si jamais ils ont touché à Natalie, s’ils lui ont fait du mal, ils n’ont même pas idée de la dangerosité de l’ennemi qu’ils auront à affronter.
« Seton, où est ma femme ?
— J’ai envoyé un groupe de gardes à l’Avant-poste Deux à ta sortie du sas de téléportation. Il détourne le regard un instant. Ça fait une heure, ils font état d’un carnage total. Ils n’ont pas trouvé de survivants pour le moment.
— Ma femme était là-bas. »
Il perd de sa superbe, et écarquille les yeux. Sa mâchoire se contracte. « A quoi ressemble-t-elle ?
— Elle est belle. » Je ferme les yeux et me la remémore, comme durant ma captivité. « Blonde aux yeux clairs, comme les tiens, mais bleus. » Des yeux d’un bleu superbe, un sourire adorable, des courbes voluptueuses, des seins lourds ornés de piercings, une chatte toute rose.
« Je la retrouverai. » Seton me tape sur l’épaule tandis que le docteur avance, j’ouvre grand les yeux pour le regarder, juger de la véracité de ses dires. Il est sincère, je hoche la tête. C’est un homme bien. Un vrai ami.
« Désolé de vous interrompre mais on doit vous mettre dans le caisson de RéGénération. Vous faites une hémorragie interne monsieur. »
Putain.
« Vous ne serez d’aucune utilité à votre femme ou à votre peuple si vous mourrez, » insiste le docteur.
Maudits soient les médecins pour clamer l’évidence et en être convaincus.
« Je suis désolé, Conseiller. » Le commandant s’éclaircit la gorge, il porte la main à son oreille, comme s’il écoutait attentivement un message. Il commence à parler, bafouille, comme si les mots restaient bloqués dans sa gorge. « Je … ils ont trouvé une femme morte dans le terminal de téléportation. » Il s’éclaircit à nouveau la gorge mais n’en dit pas plus.
« Comment savoir si c’est bien elle ? »
Le Commandant Loris s’éloigne dans et marmonne quelque chose que je ne peux pas entendre. Je fais signe au docteur qui s’approche de dégager, il comprend immédiatement, vu l’intensité de mon regard que je n’ai pas l’intention d’aller dans le caisson de régénération pour le moment.
Le commandant revient vers nous, son expression est encore plus sombre qu’auparavant. « Conseiller. » Il déglutit péniblement, le mouvement de sa gorge au ralenti et le fait qu’il refuse de me regarder en face m’alarme au plus haut point. « Ils ont trouvé une robe ivoire maculée de sang. »
Mon cœur s’arrête et s’emballe. Natalie. Natalie portait cette robe quand on a quitté Mirana, elle était belle, comblée, en pleine santé, elle rayonnait de bonheur. Non. Mon dieu non.
« Comment est-elle morte ? » Ma voix se brise, mes yeux étincellent de colère. Je vais tous les tuer. Tous les putains de Drovers du Continent Sud. Le commandant me regarde d’un air de pitié, ce qui a le don de m’énerver encore plus. « Comment. Est. Elle. Morte ? »
Il regarde Seton, qui hoche la tête de façon imperceptible.
« Poignardée dans le dos, monsieur. »
Ma vision se trouble, le docteur hurle son inquiétude. « Vite, dans le caisson ! Immédiatement ! Sinon c’est la mort assurée. »
Seton escorte l’équipe médicale tandis qu’on me fait passer de la civière au caisson ReGen. Le commandant nous suit, marque une pause, écoute la voix dans son oreillette. « Les recherches sont terminées sur l’Avant-poste Deux.
— Et ? » Seton se tourne vers lui. Tout le monde stoppe net tandis que le commandant prend une profonde inspiration. Je survole l’équipe médicale du regard, Seton, le docteur et le commandant essaient de trouver les mots pour exprimer le sentiment commun.
« On n’a retrouvé que des cadavres, monsieur. Je suis désolé. Le sable et les mouches empêchent toute identification des victimes sans analyses ADN. Les équipes de recherche disent que ça ne servirait à rien, Conseiller. Je suis désolé. Si votre épouse se trouvait à l’Avant-poste Deux, elle est morte. »
Morte. Ma Natalie. Ma superbe épouse. Son corps rongé par les charognards du désert, ces gros insectes orange capables de nettoyer les os d’un nox en quelques jours à peine.
« Non ! » Je hurle, j’essaie de m’asseoir mais la douleur est trop cuisante. Les alarmes retentissent, le docteur s’emporte.
« Calmez-vous monsieur. Vous saignez abondamment. Votre cœur risque de ne pas tenir le coup. »
Un type de l’équipe médicale, en vert, s’avance. « On est en train de le perdre, Docteur. Son cœur va lâcher.
— Putain, Roark ! Arrête de bouger ! » hurle Seton, je finis par me calmer, mon organisme est bien trop faible pour supporter ma fureur. Seton saute sur l’occasion et s’adresse au médecin. « Activez le caisson sur le champ. » Il me regarde de ses yeux clairs, j’y décèle des émotions que je n’imaginais pas lire, et encore moins nommer. « Ils vont le payer, Roark. Je te le jure. Mais tu ne pourras pas traquer ceux qui ont tué ton épouse si tu meurs toi aussi.
— D’accord. » J’arrête de lutter, une rage sourde s’empare de moi, je ne quitte pas le médecin des yeux. Douze heures.
— Mais, monsieur. Je vous prie de m’excuser. Je préconise que vous restiez dans le caisson un cycle complet. Vous êtes grièvement blessé. Le docteur se tord les mains, c’est non.
— Non. Douze heures. Pas une de plus. » Douze heures et je retourne à l’Avant-poste Deux avec mille hommes, un déluge de feu va s’abattre sur les Drovers, jusqu’à ce que la douleur qui me ronge le cœur s’apaise, ou jusqu’à ma mort.
Plusieurs paires de mains me transfèrent dans le cocon souple afin d’y être soigné. Le cocon se referme sur moi, je suis calfeutré dans le caisson ReGen. Je vois le docteur derrière l’étrange vitre bleutée, il est visiblement inquiet. Il actionne les commandes sur le côté du caisson, amorçant le cycle de guérison.
« Natalie. » Je prononce doucement son prénom, comme un mantra. Tous lisent l’angoisse dans mes yeux.
Seton se penche afin que je puisse le voir à travers la vitre. « Je vais me téléporter sur l’Avant-poste Deux et partir à sa recherche pendant que tu reprends des forces. Je te jure que nous mettrons tout en œuvre pour savoir ce qui s’est réellement passé.
— Laissez-le. Il faut qu’il guérisse, il a déjà assez de mal à supporter le fait d’être dans le caisson. » Le docteur pousse Seton qui disparaît de ma vue, je reste là, à regarder droit devant moi. Je suis encerclé par des lumières jaune clair, je vais perdre connaissance dans quelques secondes, le temps de me soigner.
Je regarde le Commandant Loris, mes pensées et mes ordres tournent en boucle dans mon esprit. Où chercher. Qui emmener. Quelles armes choisir. Comment se déployer. J’ouvre la bouche pour donner mes ordres mais le seul mot qui franchit mes lèvres avant que le caisson ne s’empare du peu d’énergie qui me reste est son prénom.
Natalie
Le ronronnement du baby-phone posé sur le plan de travail de la cuisine est réconfortant et distrayant à la fois, je nettoie les traces laissées par la soupe aux tomates et fromage que la cuisinière a préparé pour le déjeuner. Je suis assise à la petite table dans la cuisine, les domestiques entrent et sortent, grignotent un morceau au passage et papotent. Je mangeais à cette table quand j’étais petite, je me sentais alors orpheline, étrangère dans la famille Montgomery, on m’envoyait à la campagne quand je rentrais de l’école, pour ne pas gêner les fêtes et les agendas très chargés.
Mes parents venaient me chercher à Noël, m’habillaient comme une princesse et m’exhibaient dans des fêtes organisées pour des enfants, avec des Pères Noël bedonnants aux joues roses, avec d’autres gosses de riches.
Je regardais les autres enfants et me demandais s’ils menaient la même vie que moi. Si leurs parents les aimaient ou si, tout comme moi, ils n’étaient que de simples objets qu’on exhibait à certaines périodes de l’année.
« Arrête ça tout de suite. » Je me parle à moi-même en regardant l’écran. Mon bébé dort, ces deux heures de sieste sont le seul moment que j’ai pour penser à moi. Je refuse que le personnel s’en occupe, lui donne à manger ou le baigne. Il est à moi et je l’aime.
Il ressentira mon affection tout au long de sa vie. Je serai toujours là pour lui. Il ne se demandera jamais si ses parents l’aimaient ou non. Il n’a que moi mais j’ai assez d’amour pour deux.
Je me lève et dépose mon assiette et le bol vides dans le grand évier en porcelaine blanche, en soupirant. Susan, la cuisinière, me remercie d’un signe de tête et remue la soupe de ce soir, ça sent délicieusement bon, un potage de nouilles et poulet.
Je la remercie pour le repas, prends le baby phone et vais dans ma chambre. Un panier plein de vêtements de Noah m’attend sur mon lit, attendant d’être pliés. Miranda, la domestique, m’a dit qu’elle le ferait mais j’ai refusé.
J’aime enfouir mon nez dans ses petits vêtements, sentir sa bonne odeur de bébé. J’adore son odeur. Ça sent l’amour.
Je sors de la cuisine et passe devant l’autre salle sans même regarder à l’intérieur. Je n’ai pas envie de voir la salle à manger austère dans laquelle j’ai pris tant de repas toute seule. La grande table en acajou polie est assez grande pour accueillir vingt convives. Un chandelier très travaillé est placé au centre. Les chaises ont de hauts dossiers rigides, à l’image de mes parents.
Je me demande comment ils ont fait pour avoir un enfant. C’est inconcevable. Je suis peut-être un bébé éprouvette. Je ne peux pas imaginer ma mère dans le cabinet aseptisé d’un médecin, ni en train de s’abandonner aux affres de la passion, offrant son corps à son amant.
Et comme d’habitude, mes pensées s’enflamment. Roark. Mes pensées s’envolent vers mon homme, je suis excitée, en manque, la douleur entre mes cuisses est bien réelle. Mais ce n’est rien comparé à la douleur qui m’envahit.
Il est mort. Forcément. Je l’ai attendu longtemps, j’ai espéré. L‘espoir m’a aidé à tenir durant la grossesse. J’espérais qu’il me reviendrait, comme il l’avait promis. J’espérais qu’il survivrait à cette brutale attaque de Drovers, même si la Gardienne Egara m’a avertie du contraire.
Les jours sont devenus des semaines. Les semaines des mois, un an. Notre fils est venu au monde, il a crié. Mais mon mari est mort.
L’enquête menée par la Gardienne Egara n’a rien donné. L’Avant-poste deux est bel et bien perdu. Il n’y a aucun survivant.
Roark est mort. La Gardienne Egara doit se rendre à la Coalition Interstellaire sur la planète Prillon afin de rencontrer le Prime, le mec chargé de la Coalition, et demander une dérogation pour Noah et moi. Demander un autre Trion.
Je ne veux pas d‘un autre partenaire. J’ai le cœur brisé. Roark était l’homme idéal, il était à moi. Mon seul amour. J’ai immédiatement ressenti ce lien qui nous unissait, je me suis donnée à lui corps et âme. Je n’ai plus rien à offrir à un autre. Noah est le seul être qui compte. Je n’ai plus d’amour pour un autre. Rien de rien.
Je n’ai heureusement pas besoin d’un homme pour vivre. Lorsque mes parents ont appris pour le bébé, ils m’ont cédé cette propriété en quarante-huit heures à peine. J’ai un accès illimité à leurs nombreux comptes bancaires, remplis à ras bord de plus d’argent que je ne pourrais jamais utiliser dans toute ma vie. C’est pour toi, m’ont-ils dit. Afin que je sois à l’abri du besoin, ont-ils insisté.
Mais nous savons tous le fin mot de l’histoire.
La demeure n’est pas située au centre de Boston, où vivent mes parents. La maison de campagne est située à cinquante kilomètres à l’extérieur de la ville, en plein campagne, avec des chevaux, à l’écart des amis, collègues, connaissances du country club ou associés de mes parents. Un petit-fils illégitime—ils considèrent mon mariage comme illégal—c’est une chose.
Un bébé extraterrestre en est une autre.
Mieux vaut que Noah et moi— ils n’ont pas encore rencontré leur petit-fils —vivions cachés aux yeux de tous. J’ai tout l’argent dont j’ai besoin, un toit sur la tête, c’est une façon comme une autre de ne pas tout envoyer balader. Je vais pas m’en plaindre. Je resterai invisible, comme je l’ai toujours été.
Je me rue dans les escaliers pieds nus et les cheveux détachés, je me sens libre, comme du temps où j’étais avec Roark. Ma mère n’approuverait pas, elle insiste pour porter des chaussures en toutes occasions, sauf pour dormir. Mais je me contrefiche de ce que pense ma mère, de ce qu’elle fait et où elle est. Seul mon fils compte.
A ma demande, le couloir du haut, décoré de vases et d’œuvres d’art hors de prix, a été entièrement dépouillé. J’ai passé ma vie à ne toucher à rien, à faire attention de ne rien casser, à marcher dans ma maison sur la pointe des pieds, comme si j’étais un intrus.
J’ai pas envie que Noah vive cette vie. Il n’a pas encore quatre mois mais bientôt, il marchera à quatre pattes, cette maison sera son terrain de jeux. Tout est adapté pour un bébé, il partira à l’aventure en toute sécurité.
Il se sentira en sécurité et à l’aise. Il aura l’enfance que je n’ai jamais eue.
Ma chambre est magnifique, la moquette est ivoire et or, de la soie couleur chocolat sur le lit. Un grand baldaquin blanc et marron crée un cocon protecteur durant mon sommeil.
Je m’assois au bord du lit près du panier à linge que j’ai laissé en plan il y a quelques heures. L’odeur d’adoucissant et de bébé m’enivre, je souris. A quelques pas de là, la porte menant à la chambre de Noah est entrebâillée. A peine, juste assez pour entendre mon bébé bouger alors qu’il se réveille de sa sieste.
Je vais le voir, incapable de résister. Sa chambre n’est pas comme les autres, pleine de peluches et de nounours géants. Noah est spécial, je veux qu’il sache d’où il vient.
Trois murs sont couverts d’étoiles et constellations. Sur le quatrième, juste au-dessus de sa tête, j’ai payé un artiste qui a reproduit les symboles de Roark, les épées croisées représentent son père, les deux boucliers assortis sont les armoiries de sa famille. Les domestiques n’ont rien demandé et je ne leur ai donné aucune explication. J’ai pris des photos des médaillons suspendus à la chaîne entre mes seins avec mon portable et les ai remises à l’artiste peintre lors de sa venue.
La femme a simplement hoché la tête et a transformé le mur au-dessus du berceau de Noah en une fresque aux teintes riches, vivement colorée. Un mobile suspendu au-dessus de sa tête joue « Brille Brille Petite Etoile », quand j’appuie sur le bouton. J’ai rangé dans le tiroir de ma table de chevet tout ce que j’ai récupéré de la planète Trion. C’est pas grand-chose, la Gardienne Egara m’a aidé, quelques photos de sa planète, de gens qui lui ressemblent, peau mate, cheveux noirs, regard intense. Noah va ressembler à son père quand il sera plus grand. Il pesait presque quatre kilos cinq à la naissance, il est tellement grand qu’il est mince malgré son poids. Il doit bien manger pour bien grandir, je m’empare du biberon afin de combler son appétit insatiable.
Noah ressemble à son père absent. Mon fils a les cheveux épais, la peau mate. Mais il a mes yeux. Ils étaient bleu foncé quand il est né, je pensais qu’ils allaient foncer mais ils ont éclairci de jour en jour, pour devenir aussi clairs que les miens. Le contraste est frappant, je sais que lorsqu’il sera grand, il faudra que j’éloigne les filles intriguées par son côté « exotique ».
Mais pour le moment, il est à moi. « Coucou mon grand. »
Il ouvre les yeux et m’aperçoit. Il me sourit, il a de bonnes joues dodues, son regard pétille de joie.
Une bouffée d’amour m’envahit, si forte qu’elle me bouleverse. Je le prends dans son berceau. Je le pose sur la table à langer et change sa couche. Il donne des coups de pieds et s’agite, il a hâte que je termine tandis que je chatouille son joli petit ventre.
Je repense à mes moments heureux sur Trion.
Ça me manque énormément lorsque je me retrouve le soir, seule dans mon lit. Mon mari. Roark. Noah remplace un peu Roark.
Bien déterminée à ne pas gâcher la journée, je me penche et dépose un baiser sur le ventre de Noah, je souffle sur sa peau douce comme un pétale. Il donne des coups de pieds et pousse des cris perçants, ses petits doigts potelés effleurent mon ventre, il se fraye un passage sous mon T-shirt en coton. Mon jean confortable est usé, je fais une taille de plus qu’avant. Ça va encore.
Je me penche et m’amuse à grogner, Noah crie et tape des pieds. Mais la partie de plaisir s’arrête net. Noah agrippe la chaîne en or suspendu à mes tétons et tire dessus. Fort. « Aïe ! » Je glousse, soulève mon T-shirt, sa petite main potelée agrippe le médaillon du milieu, celui que son père m’a donné. « Lâche-ça. C’est pas à toi, bébé. C’est à Maman. »
Je retire ses petits doigts du médaillon, un par un, il s’y agrippe fermement, essaie de porter le médaillon scintillant à sa bouche.
« Noah ! » Il me regarde d’un air innocent tout en glissant le médaillon dans sa bouche, bave à qui mieux mieux. Ce qui m’aide à défaire ses doigts sans me faire mal plus que de rigueur.
J’ai essayé d’enlever la chaîne et les anneaux quand je suis revenue sur Terre. J’ai essayé avec des tenailles et des pinces coupantes. J’ai tout essayé, rien n’a fonctionné. Il faudrait en passer par une intervention chirurgicale mais j’ai pas envie d’en arriver là. Je m’y suis habituée au bout d’un mois ou deux. A la naissance de Noah, ça m’a permis de me souvenir de mon court séjour auprès de Roark. Noah a remplacé la chaîne et ses médaillons, tel un cadeau en guise de ce que nous avons partagé, le fruit de notre amour.
La chaîne est mon tourment et mon plaisir, mon seul lien avec l’homme que j’aimais et qui est mort.
Avec une infinie patience, j’ai pas du tout envie qu’il tire sur mes seins de cette façon, j’arrive enfin à ôter le médaillon de ses doigts potelés et baveux.
« Tu vas avoir des ennuis, toi. » Je glisse l’or sous mon t-shirt et le remets en place afin que ses petites mains baladeuses ne le trouvent pas.
« Viens mon amour. On va manger. »
Je le prends dans mes bras et descends les escaliers, mon fils lové contre moi.