Читать книгу Conférences de l'Académie royale de peinture et de sculpture - Henry 1841-1913 Jouin - Страница 11
VII
ОглавлениеN’oublions pas que c’est un peintre qui tient ce langage. Certes, si de nous-même nous avions formulé la moitié de ces préceptes, on nous eût taxé de pédanterie! Mais le moyen, dites-moi, de récuser un peintre parlant à ses pairs, un maître de l’école française, en son temps directeur de l’Académie royale, premier peintre du duc d’Orléans, anobli par l’Etat. Plus d’un artiste de notre génération regrettera peut-être qu’un peintre ait osé tracer ce code laborieux. Car il est un grief sans cesse allégué par les artistes contre les écrivains d’art. On accuse ceux-ci de se trop préoccuper de la pensée dans l’œuvre peinte, dans la sculpture ou la musique.
Tout critique est un suspect.
Il apporte, disent les peintres, dans l’étude de l’art, non moins d’ignorance que de préjugé. Il ignore le procédé de l’artiste et ne lui tient pas compte, dans une mesure suffisante, de sa grande habileté. Le critique juge une toile ou un groupe comme il jugerait un livre. Et tout le monde sait que la langue du peintre ne peut être pleinement saisie que par un peintre! On entend dire que le milieu de l’artiste est autre que celui de l’écrivain. Pour un peu, vous feriez avouer. à certains que les lèvres humaines sont impuissantes à parler des tons et des couleurs!
Tout beau, messieurs! Antoine Coypel vient de nous rappeler que les lois de la peinture, aussi bien que les lois de la sculpture, de la musique et de la poésie, se fondent sur les mêmes principes. Or la poésie se chante et se raconte. Souffrez qu’il en soit de même de la peinture. Ne répudiez pas la philosophie de l’art; que l’historien d’art soit le bienvenu dans vos rangs; ne découragez pas le critique.
S’il parle de vos ouvrages, est-ce que l’homme de lettres, sans leur porter atteinte, ne leur donne pas cette forme usuelle dont il revêt les événements de chaque jour? Vous plaindrez-vous s’il place au même point de vue l’achèvement d’une toile et un débat parlementaire, l’inauguration d’une statue et la signature d’un traité, l’audition d’un opéra et l’annonce d’une découverte scientifique? Est-ce que le «silencieux langage de la création» n’est pas entendu par un plus grand nombre d’intelligences lorsque le critique lui prête ainsi le concours utile de sa plume? Est-ce que dans le tumulte des affaires publiques, dans la contradiction des systèmes qui se combattent aux époques de transition, aussi bien en art qu’en litterature et en politique, il n’est pas bon que des voix désintéressées aident l’esprit dans ses choix?
L’éducation de la pensée ne va pas de soi chez les individus par une impulsion spontanée. On peut dire du goût qu’il est un organe délicat, subtil, dont le développement exige des soins prolongés. C’est au critique à être le précepteur du goût. Voltaire a défini le critique en ces termes: «Un excellent critique serait un artiste qui aurait beaucoup de science et de goût, sans préjugés et sans envie.» Le critique un artiste! Assurément on ne pouvait mieux dire à l’honneur de l’écrivain d’art. Mais Voltaire ne désigne pas le critique modèle auquel il fait allusion. Son éloge conditionnel semble s’adresser à quelque être idéal que le philosophe oublie de nommer. La raison de cet oubli, vous la connaissez?
Aux yeux de Voltaire, le seul critique et le seul poète, c’est Voltaire. Fâcheuse préférence. Si l’homme de lettres en est là lorsqu’il prend la plume pour parler d’art, il se peut qu’il soit exempt d’envie, mais je redouterai ses préjugés.
Qu’y faire? La critique s’épure par la critique. Les générations appellent des jugements de leurs aînées. Le vrai, l’honnête, le juste se dégagent avec les années d’une expression trop vive, d’un verdict trop sévère.
Diderot a dit du peintre Boucher: «Ce n’est pas un sot. C’est un faux bon peintre, comme on est un faux bel esprit. Il n’a pas la pensée de l’art, il n’en a que le concetto.» On dit que les contemporains se fâchèrent: on taxa le critique d’ignorance, de grossièreté, de partialité, d’envie. Un siècle a passé sur tant d’invectives. L’opinion de Diderot sur Boucher est venue jusqu’à nous et ne rencontre guère d’opposants. Personne ne soutiendra sans rire que Boucher soit un «bon peintre», mais tout le monde est d’accord que «ce n’est pas un sot». Que conclure, sinon que la justesse d’une idée triomphe tôt ou tard d’un engouement déraisonnable? Je vais plus loin, bon nombre d’artistes de notre âge applaudiront à la parole de Diderot. Elle ne les atteint pas. Boucher est déjà loin de nous. Il appartient au passe. Il nous apparaît à son rang dans un milieu disparu. Sa figure nous intéresse sans nous passionner. N’est-ce rien, après tout, qu’un profil prestement enlevé, incisif et ressemblant? Ce sont intailles précieuses que l’on conserve, épreuves de maître que l’on aime à revoir.
L’art n’est donc pas soustrait à la loi commune. Il se réclame des lettres au même titre que les sciences et la poésie, parce que les lettres ont le secret de répandre et d’exalter le génie en centuplant son œuvre dans des pages qui lui susciteront des admirateurs.