Читать книгу Conférences de l'Académie royale de peinture et de sculpture - Henry 1841-1913 Jouin - Страница 22
XVIII
ОглавлениеL’école flamande compte un écrivain d’art remarquable dans le plus illustre de ses maîtres, Rubens. Ses ouvrages Palazzi di Genova, l’Architecture italienne, le Traité de la Peinture, la Théorie de la figure humaine considérée dans ses principes ont été lus, traduits et commentés. Mais Rubens, comme tous les hommes supérieurs, n’est jamais mieux inspiré que lorsqu’il écrit de prime saut, sans préparation. Ses lettres à Peiresc, le savant amateur que Balzac appelait «une pièce du naufrage de l’antiquité,» à Valavès, à Pierre Dupuy sont pour la plupart des esquisses d’un vrai mérite.
Soit que Rubens explique, à propos du poème de Morisot, Porticus Medicœa, le sens de certaines figures allégoriques de la galerie du Luxembourg, soit qu’il cherche pour Pierre Dupuy un trait d’amour conjugal qui se puisse traiter sur la toile, sa plume a souvent la vigueur de son pinceau.
Un jour, l’homme d’art se trahit par cette parole amère: «Le duc de Mantoue aurait dû mourir avant de vendre son cabinet aux Anglais.» Quelques semaines plus tard, Rubens revient sur cette vente: «Le gentilhomme anglais qui transporte dans son pays le cabinet de Mantoue est arrivé à Anvers. Il m’a assuré que tout est maintenant en bon chemin, et il en attend chaque jour la plus grande partie dans cette ville. Cette vente me cause tant de déplaisir que j’ai l’envie de m’écrier à la place du génie de cet État: «Éloignons-nous d’ici!»
D’Anvers, Rubens adresse à Peiresc une description fort originale de la peinture antique, les Noces Aldobrandinies, qu’il n’a pas vue depuis vingt ans, et dont il souhaiterait d’avoir sous les yeux un dessin colorié pour venir en aide à sa mémoire. De Londres, il parle avec enthousiasme des peintures du palais du Roi, de la galerie de Buckingham, du cabinet du duc d’Arundel. De Stein, s’adressant toujours à Peiresc: «Je suis chargé, dit-il, envers vous, d’obligations infinies qui m’attachent pour la vie à votre service. Vous y avez mis surabondamment le comble en m’envoyant le dessin colorié que je désirais tant, avec la copie de cette peinture antique qui fut trouvée, à Rome dans ma jeunesse, et admirée, adorée même comme unique par tous les amis de l’art et de l’antiquité.»
Toutes ces lettres sont à lire; elles honorent Rubens, le peintre diplomate, que son génie a fait si dissemblable des Anciens, et qui, en littérature comme en art, s’est nourri de la sève antique.
Dans quelques pages latines, détruites par le feu, mais que De Piles avait heureusement traduites, Rubens n’a-t-il pas traité de la Forme chez les Grecs? On connaît au surplus la curieuse lettre de ce peintre que Junius a voulu placer en tête de son livre savant De Pictura Veterum.
C’est l’Éloge de Rubens qui ouvre le volume laissé par Antoine Wiertz sous le titre Œuvres littéraires. Il n’est pas un artiste qui, visitant Bruxelles, se soit dispensé de voir le Musée Wiertz. Wiertz est le Wagner du pinceau. Être grand par l’idée, par la composition, par le coloris; être l’interprète d’une époque aux aspirations généreuses, aux problèmes sans nombre, et parfois aux contradictions et aux défaillances terribles dans l’ordre moral ou politique, telle fut l’ambition de Wiertz.
Il est philosophe autant que peintre.
Ce sera sa faiblesse dans un certain nombre de ses tableaux. Fasciné par une idée noble, juste, il ne s’aperçoit pas qu’elle n’a parfois rien de pittoresque, et, sans prendre garde à l’écueil, il traite avec la couleur tel point d’histoire ou de science sociale qui relevait plus directement du livre.
Ses peintures Un grand de la terre, le Phare de Golgota, l’Inhumation précipitée, le Dernier Canon, et surtout le triptyque Pensées et visions d’une tête coupée, ont fait dire d’Antoine Wiertz qu’il est tantôt naïf jusqu’à l’excès, tantôt bizarre, subtil et inintelligible.
Wiertz n’est pas là tout entier.
Que l’homme ait manqué de mesure; que le sens du goût, si nécessaire à l’artiste, se soit à plus d’une reprise émoussé chez le peintre belge, nous n’en disconvenons pas. Mais telle de ses compositions est d’un homme vraiment doué, d’un coloriste sincèrement épris des Vénitiens et des Flamands, auxquels il a dérobé plus d’un secret. Lui-même, au surplus, parlant de son œuvre, n’a-t-il pas dit: «Tous ces tableaux ne sont considérés par l’artiste que comme des études, des tentatives, des essais, après lesquels, si Dieu lui prête vie, il commencera à produire des œuvres qui donneront la véritable mesure de son talent».
Un pareil jugement commande l’indulgence.
Quand Wiertz tient la plume et qu’il s’attaque à ses contemporains, le pamphlétaire remplace vite le critique; mais s’il parle de son art, observé chez les maîtres du passé, s’il définit l’École flamande et les caractères constitutifs de son originalité, s’il pénètre le génie de Rubens, un style vivant et sobre le sert à souhait. Rien de banal, mais rien qui sente la recherche. Wiertz est un écrivain de race.
«Deux villes se disputent le grand peintre, écrit-il à propos de Rubens: Cologne se vante d’avoir donné le jour à l’enfant; Anvers d’avoir donné naissance au grand homme.
«Gloire à la ville d’Anvers!»
Ailleurs, dans une page restée fameuse chez nos voisins, Wiertz représente Rubens devant sa toile, et voici quel portrait il a laissé du maître:
«Le grand coloriste a posé sur divers points les cinq couleurs primitives. A voir comment l’ombre et la lumière naissent, grandissent et détachent les objets, on se figure l’apparition subite du soleil sortant de la mer et. éclairant par degrés la nature plongée dans les ténèbres. Autant les effets éblouissants de l’astre surprennent et enchantent, autant les capricieux accidents de lumière qui surgissent sous la main de Rubens saisissent et étonnent.
«La fée va, vient, vole, et la toile frémissante bourdonne comme un tonnerre lointain.
«Avec quelle écrasante rapidité la brosse large et hardie attaque l’ensemble et les détails! Avec quelle adresse inouïe elle sait donner à tous les corps leur forme, leur caractère, leur couleur! Ici, elle établit des masses resplendissantes qui sont le foyer le plus étendu de la lumière; la, elle débrouille et détache des parties sourdes, renforce des parties faibles, atténue des parties fortes, et, tournoyant sans cesse dans une pâte fraîche et brillante, étend ses soins prestigieux jusqu’aux moindres détails.»
L’esquisse est terminée, la gamme des couleurs est habilement distribuée par le maître. Est-ce tout? Ce n’est rien encore. Laissons parler Wiertz:
«Cette multitude d’objets, ces êtres aux mille formes et aux mille couleurs attendent la vie. Rubens, dont le génie entrevoit d’un coup d’œil ce qui manque à la perfection, s’éloigne un instant et parcourt des yeux son œuvre. Rapide comme l’éclair, il reprendra sa palette, chargée de nouvelles couleurs.
«La fée va, vient, vole!
«Partout les objets changent, se développent, grandissent; partout se produisent des effets nouveaux. Doit-il rendre la douleur, le calme, l’effroi? Une touche juste et hardie l’exprime. Ce bras est-il trop long, ce torse est-il trop court? Le pinceau, d’un trait, rétablit les proportions. Songeant ensuite aux intérêts de la couleur, il tempère ces parties trop brillantes, réveille ces parties trop sourdes, salit celles-ci, illumine celles-là, ranime par des teintes vierges les points principaux, revient rapidement vers les détails qu’il arrondit, détache, modèle et finit.
«La fée va, vient, vole!
«Son impétuosité ne s’arrête pas un instant, elle fouille les ombres obscures et profondes, rehausse de lumières vives tous les corps saillants, les empâte, les fait jaillir de la toile. Ainsi s’achève l’œ uvre, lorsqu’ enfin le peintre attaque une dernière fois toutes les parties du tableau, les frappe vivement de touches fines et légères, les creuse de noirs vigoureux, les pique de blancs étincelants, et, comme si la matière dont il a imprégné ses pinceaux était dérobée au feu du ciel, il donne à tout ce qu’il vient de créer l’expression et la vie.»
Ainsi parle Antoine Wiertz de Pierre-Paul Rubens dont il dit ailleurs: «L’École flamande, c’est l’école de Rubens; c’est cette pléiade d’artistes qui marcha sur ses traces. Avant eux, notre peinture a peu d’éclat, elle n’a pas un «caractère national» bien décidé. Après eux, l’école flamande tombe dans une dégénérescence fatale.»
Ce jugement est trop sévère pour Jean de Bruges, les Van Eyck, Hans Memling et leurs descendants immédiats; mais voudrait-on combattre l’opinion de Wiertz sur la décadence de l’école flamande, après la disparition du groupe qui vécut des leçons du peintre d’Anvers?