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II

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Nous avons nommé Montaigne. On sait quelles relations étroites existèrent entre Montaigne et La Boëtie. «Si on me presse de dire pourquoi je l’aimais, écrit Montaigne, je sens que cela ne se peut exprimer qu’en disant: Parce que c’était lui, parce que c’était moi!»

Ainsi parle l’auteur de la Lettre sur la mort de La Boëtie. Cette Lettre est un chef-d’œuvre de piété fraternelle. Il semble que le nom de «frère», nom «plein de dilection» dont les deux magistrats avaient fait «leur alliance», leur appartînt de par une naissance commune. Cette union de deux âmes, de deux esprits, union qui ne pouvait être rompue que par la mort, est l’un des attraits des livres de Montaigne. En maint endroit des Essais, il jette une plainte, un cri à l’adresse de l’ami qu’il regrette «en un pensement si pénible que cela lui fait grand mal.» Des larmes roulent entre les lignes de l’inimitable chapitre de l’Amitié, et c’est Montaigne qui signale à l’attention de son siècle un court traité de La Boëtie sur la Servitude volontaire. Informées du mérite de cet ouvrage, les générations successives voudront l’ouvrir, et l’un des maîtres de notre temps rendra ce magnifique témoignage du génie précoce de La Boëtie: «Le traité de la Servitude volontaire, qu’il écrivit à vingt ans, étincelle de pensées fortes, d’images hardies, et semble un manuscrit antique trouvé dans les ruines de Rome, sous la statue brisée du plus jeune des Gracques.»

Tel est le livre, telles la puissance et la contrainte relatives de l’écrivain.

Composé dans le silence et la réflexion, le livre est fait de pages. L’abondance des pensées constitue la richesse de l’écrivain. Il ne s’inquiète pas de limiter ses tableaux. Ceux qui le liront dans vingt ans le rencontrent aujourd’hui sans se douter qu’il est en travail et qu’il fait son œuvre. Il est maître de son labeur. Nul ne le presse d’achever. Chaque jour, lorsqu’il reprend sa plume, il peut dire à nouveau son deuil, sa joie, son enthousiasme, sa colère avec une énergie croissante, et des hommes lui naîtront qui partageront sa haine ou son amour.

Son outil n’est pas le verbe. On ne l’entendra pas au Forum appeler et retenir pour une heure tout un peuple au pied de la tribune. Ses outils sont la plume de l’oiseau, une goutte d’encre, un rouleau de papier. Des signes conventionnels, indéchiffrables pour les ignorants, froids et sans beauté pour l’œil du lettré, aident l’écrivain à fixer sa pensée.

Où est le verbe éclatant, où cette lave brûlante qui s’échappait tout à l’heure des lèvres de Lamartine ou de Cicéron? L’écrivain n’a pas le don fougueux et superbe qui fait l’orateur. Mais cette foule que les tribuns électrisent est une foule impatiente. Elle a ses murmures significatifs. Elle sera vaincue peut-être par l’homme qui lui parle, mais elle indique à son vainqueur, par l’attitude, le regard ou la voix, les arguments qu’il doit invoquer. Elle dicte à l’orateur, qu’elle redoute et qui l’attire, la pensée, l’action dont elle subira l’ascendant.

Un discours est un dialogue.

Deux interlocuteurs sont en présence: l’orateur et l’auditoire. Aussi, tout discours porte sa date. La scène, le cadre dans lesquels s’est exercé l’homme de parole veulent être restitués par le curieux qui tentera de ressaisir toute la portée d’un discours.

Il n’en est pas de même des pages écrites. Le philosophe et l’historien s’étant écartés de la foule lorsqu’ils ont résolu de donner une forme à leur pensée, la lecture silencieuse de leurs écrits ne leur est pas défavorable. Rédigés avec une sage lenteur, à la claire lumière du bon sens et de la réflexion, leurs livres inclinent l’âme à des convictions pleines de mesure. Ils mûrissent l’esprit du lecteur. Montaigne écrivant sur La Boëtie élève un monument impérissable à l’amitié. Tacite ayant parlé de son temps avec le désintéressement du citoyen qui juge les hommes et les faits comme s’ils lui étaient étrangers, Tacite nous émeut et nous convainc par le calme et sévère enchaînement de son récit.

Sans doute, l’action de l’historien n’est pas immédiate, mais elle est durable; l’histoire n’a pas pour but d’entraîner, elle instruit. Tacite n’est pas Cicéron, mais les hommes que combattit Cicéron par son éloquence se sont appelés Catilina, Verres, Antoine. Tacite a flétri plus que des hommes, il s’est érigé en justicier des coups de force, des gouvernants indignes et de leurs courtisans. Des faits il remonte au principe. Moraliste, non moins que narrateur, il émeut, il persuade, il passionne presque à l’égal d’un orateur. «On confond son âme avec celle de Tacite, a dit un penseur, et on se sent fier de la parenté avec lui. Voulez-vous rendre le crime impossible à vos fils? Voulez-vous passionner la vertu dans leur imagination? Nourrissez-les de Tacite. S’ils ne deviennent pas des héros à cette école, c’est que la nature en a fait des lâches ou des scélérats. Un peuple qui aurait Tacite pour évangile politique grandirait au-dessus de la stature commune des peuples. Ce peuple jouerait enfin devant Dieu le drame tragique du genre humain dans toute sa majesté.» Jamais orateur recueillera-t-il un plus complet éloge?

Conférences de l'Académie royale de peinture et de sculpture

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