Читать книгу Les Maîtres peints par eux-mêmes, sculpteurs, peintres, architectes, musiciens, artistes dramatiques - Henry 1841-1913 Jouin - Страница 14
ОглавлениеLES CARÊMES D’UNE TRAGÉDIENNE
A Monsieur le marquis de La Chalotais.
Paris, ce 11 mars 1730.
J’ai reçu, Monsieur, le tribut qu’il plaît à votre amitié de m’envoyer tous les caresmes; je suis fâchée qu’il n’y en ait qu’un par an, puisque ce n’est que dans ce temps et à cette occasion que vous m’honorez de votre souvenir. Je suis très flattée qu’il subsiste malgré la longueur de l’absence et le peu d’espérance de nous revoir. — Pour moi, je suis très-constante pour des amis tels que vous, et dussions-nous vivre cent ans et rester aussi éloignés, je ne vous oublierais point; mais j’aimerais mieux vous revoir. — Vous voilà décoré d’une charge qui vous retiendra plus que jamais dans votre Bretagne, et à moins que je n’y aille, je ne verray plus mon petit abbé : Il y a peut-être de l’indécence à moy d’appeler ainssy un homme devenu très-grave par le sacrement et la magistrature, je vous en demande donc pardon très-humblement, Monsieur, à vous, à Madame vostre épouse et à vôtre nouvelle dignité ; tout ce que je puis vous assurer, c’est que mon petit abbé, jeune, plein d’esprit, de grâce et de sagesse, n’estoit pas moins respectable pour moy que Monsieur le marquis de La Chalotais, père de famille et avocat général du Parlement de Bretagne. Ces titres, loin de m’imposer, m’autorisent ce me semble à vous parler plus naïvement, et avec plus de confiance, des sentiments qu’une extrême jeunesse et une entière liberté devaient modérer. Quand on a dix ou douze ans de connoissance, et une espesce d’attachement qui résiste à l’éloignement et ne doit blesser personne, on doit se parler sans contrainte. Je vous assure donc que je vous aime autant que je vous estime, que je fais des vœux pour vostre bonheur et celuy de tout ce qui vous appartient, et je vous exorte à me conserver vostre souvenir et mieux.
Vous dittes que vous voudriez que je vous apprisse l’art de la déclamation, dont vous avez besoin; avez-vous donc oublié que je ne déclame point? La simplicité de mon jeu en fait l’unique et faible mérite: mais cette simplicité que le hazard a fait tourner à mon bonheur chez moy, me paroist indispensable dans un homme comme vous. Il faut premièrement autant d’esprit que vous en avez, et puis laisser faire la belle nature. Vouloir l’outrer c’est la perdre. Grâce, noblesse et simplicité dans l’expression, et mettre la force seulement dans le raisonnement et dans les choses, c’est ce que vous direz et ferez bien mieux que personne, et, sur ce, j’ai l’honneur d’estre avec l’amitié la plus tendre et l’estime et la considération la plus forte,
Monsieur,
Vostre très-humble et très-obéissante servante
LE COUVREUR.
C’est le 20 mars 1730 que mourut Adrienne Lecouvreur. Une lettre de l’artiste, datée du 11 mars 1730 — elle n’avait plus que neuf jours à vivre! — est de nature à piquer la curiosité. On l’a vu, ce n’est pas un simple billet, mais une page prestement écrite, pleine d’enjouement, de fine raillerie, d’émotion vraie, dictée sans hâte et comme à loisir. Cependant, Adrienne Lecouvreur, minée par la maladie, lorsqu’elle traçait cette lettre, n’avait pas encore suspendu ses représentations. Ce fut le 15 mars qu’elle joua pour la dernière fois. Elle remplit, ce jour-là, le rôle de Jocaste dans l’Œdipe de Voltaire et celui de Bérénice dans la comédie le Florentin. Mlle Aïssé nous a parlé de cette mémorable soirée:
«Le rôle de Jocaste, écrit-elle, est assez fort. Avant de commencer, il prit à Adrienne une dysenterie si forte que, pendant la pièce, elle fut vingt fois à la garde-robe et rendait le sang pur. Elle faisait pitié de l’abattement et de la faiblesse dont elle était, et quoique j’ignorasse son incommodité, je dis deux ou trois fois, à Mme de Parabère, qu’elle me faisait grand’pitié. Entre les deux pièces, on nous dit son mal. Ce qui nous surprit, c’est qu’elle reparut à la petite pièce et joua, dans le Florentin, un rôle long et très difficile, et dont elle s’acquitta à merveille, et où elle paraissait se divertir elle-même.»
Mais revenons à la lettre du 11. Elle est adressée au marquis Louis-René de Caradeuc de La Chalotais, établi à Rennes, et récemment nommé avocat général au Parlement de Bretagne, dont il devint plus tard procureur général. L’autographe d’Adrienne Lecouvreur fait partie de la collection de l’arrière-petit-fils du magistrat, M. le marquis de Kerniez, qui a bien voulu nous le communiquer.
La Chalotais avait vingt-neuf ans en 1730. Adrienne Lecouvreur, plus âgée que lui de neuf années, se croit autorisée à ne point marquer une obséquieuse déférence au jeune avocat général. En revanche, ce qu’elle exprime avec non moins de grâce que de sincérité, c’est sa reconnaissance du «tribut» que La Chalotais lui fait tenir «tous les carêmes!» — Quelques primeurs, sans doute? — Enfin, ce qui donne un réel intérêt à cet écrit, ce sont les préceptes qu’Adrienne Lecouvreur formule, avec un grand bon sens et une netteté parfaite, sur le naturel dans la diction. Cette lettre que M. le marquis de Kerniez nous a fait tenir en 1884, et que nous avons publiée à cette époque dans le Courrier de l’art, a été reprise par notre ami M. Georges Monval, archiviste de la Comédie-Française, l’auteur du précieux recueil des Lettres d’Adrienne Lecouvreur, paru en 1892 (Paris, in-12). Le volume renferme plus d’une page non moins belle que celle qui nous occupe. Adrienne tenait la plume avec autant de sûreté que de bonne grâce. La Chalotais dut recevoir de nombreuses lettres de la tragédienne. M. l’avocat général Bonnet, dans son Discours de rentrée de la Cour de Rennes en 1882, s’exprime ainsi: «Venu jeune à Paris, La Chalotais fréquente les salons renommés; il est assidu au théâtre, où Baron et Adrienne Lecouvreur inaugurent une diction pleine de naturel. Il est charmé, et ne dédaignera pas d’entretenir un commerce intellectuel avec la célèbre protégée de la marquise de Lambert.» Ce n’est pas assez d’une seule lettre pour témoigner de ce commerce intellectuel. Où sont les autres? Souhaitons qu’elles se retrouvent!