Читать книгу Les Maîtres peints par eux-mêmes, sculpteurs, peintres, architectes, musiciens, artistes dramatiques - Henry 1841-1913 Jouin - Страница 8

UNE FORTUNE D’ARTISTE

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AU XVIe SIÈCLE

Nous ne possédons que de vagues indications sur la fortune des vieux maîtres. Les biographes, selon les cas, parlent d’opulence ou de dénuement, sans rien préciser. Un testament d’artiste, daté de 1529, détaillé, exact, est donc une rareté. Je conviens volontiers que la valeur des œuvres produites est sans relations avec les revenus personnels du peintre ou du sculpteur, mais il n’est pas sans intérêt pour nous d’approcher, s’il se peut, des hommes dont la mémoire a traversé les siècles. L’histoire moderne a de ces curiosités légitimes. Ne répudions pas toute tendance de cet ordre, et puisque Marcillat se révèle à nous dans un document autographe plein d’imprévu, laissons-le nous confier ses dernières volontés.

Mais qu’est-ce que Marcillat? D’où vient-il? Où a-t-il vécu? Quelles œuvres a-t-il laissées? Marcillat est l’un des maîtres éminents de la Renaissance. Il vient de France. Il vit en Italie. Ses verrières et ses fresques l’ont fait grand.

Parlons de lui.

Antérieurement à ce siècle, la plupart des artistes étrangers qui se sont fixés à Rome y sont venus sur l’appel de l’Église. C’est dans le but de décorer quelque basilique ou la demeure des Papes qu’ils ont quitté leur pays. Toutefois, lorsque la Renaissance eut multiplié ses chefs-d’œuvre, exhumé par centaines des fragments antiques, ouvert des écoles, fondé des académies, ce furent souvent des modèles ou des leçons que l’Europe vint chercher en Italie. Mais parmi les artistes que l’on vit accourir vers cette terre privilégiée, combien subirent sans retour le charme de son ciel et de ses trésors! La fascination fut presque générale.

On connait la lettre d’Albert Dürer, datée de Venise, où l’avaient cependant conduit de graves contestations, motivées par les procédés peu délicats de Marc-Antoine. «Plût à Dieu, écrivait Dürer à un de ses amis, plût à Dieu que vous fussiez ici! Vous n’imaginez pas combien les Italiens sont aimables! J’ai été recherché par eux, et, chaque jour, ils m’affectionnent davantage, ce dont mon cœur éprouve un indicible contentement. Ce sont des gens bien élevés, instruits, élégants, habiles joueurs de luth, pleins d’esprit et de dignité, affables et bons avec moi au delà de toute expression.»

L’éloge est complet, mais Dürer, dans ces lignes, oublie de préciser le caractère, le rang des personnes dont il parle. Quel est ce public qui l’entoure? D’où lui viennent les adulations auxquelles il attache tant de prix? Est-il le point de mire d’une curiosité banale ou l’objet d’une admiration sincère et réfléchie? Que pensent de lui ses émules? Quelle place les maîtres vénitiens ont-ils faite dans leurs assemblées au peintre incorrect et parfois étrange de Nuremberg? Reprenons sa lettre.

«Il est vrai, il ne manque pas ici d’hommes déloyaux, de menteurs, de coquins, dont on ne voit pas les pareils sous le ciel; ils rient de tout, même de leur mauvaise réputation. Mes amis m’ont averti à temps de ne pas manger avec ces individus, ni avec les peintres de leur bande. Parmi eux, quelques-uns se sont mis à me faire la guerre, et ils copient effrontément mes tableaux dans les églises et les palais, tandis qu’ils m’accusent de ruiner le goût en m’éloignant de l’antique. Cela n’empêche point Giovanni Bellini de me combler d’éloges au milieu de réunions nombreuses; en outre, voulant quelque chose de moi, il est venu me trouver en personne et m’a demandé un dessin, en ajoutant qu’il était jaloux de le bien payer. Il est aimé, vénéré, admiré de tous, et on ne parle que de son talent et de sa bonté. Bien que déjà vieux, il a peu d’égaux.»

Si l’on songe à la grande renommée de Giovanni Bellini à l’aube du seizième siècle, lorsque Giorgione et Tiziano, ses disciples, consacraient par l’éclat de leurs ouvrages le mérite de l’homme qui les avait formés, on ne peut qu’être frappé de l’attitude de Bellini à l’égard de Durer. Le fondateur de l’école vénitienne ambitionnant la possession d’un dessin signé d’un peintre allemand! Bellini octogénaire allant trouver Durer, qui n’avait alors que trente ans, et lui proposant de le bien payer s’il se rendait à sa demande! De semblables avances étaient, faites pour retenir les étrangers en Italie. Toutefois, la conduite de Bellini n’a rien qui surprenne. Bramante fera plus. Ce n’était pas Bellini qui avait appelé Durer à Venise. Or, c’est Bramante, l’architecte de Jules II, qui invitera maître Claude et le Frère Guillaume de Marcillat, deux verriers français, à venir l’assister dans la décoration du Vatican.

Il est naturel que plus d’un artiste étranger, après avoir vécu près des maîtres les plus illustres, n’ait pas su rompre avec l’Italie. Beaucoup ont voulu mourir à l’ombre de ses monuments, et ne paraissent pas même avoir eu conscience de leur exil.

A peine avaient-ils respiré l’air enivrant et subtil de ce lieu de merveilles, qu’ils saluaient la terre classique des arts pour leur patrie d’adoption. Aussi n’est-ce pas sans peine que des compatriotes érudits de ces hommes, devenus citoyens de Rome ou de Florence, ont ensuite essayé d’établir leur nationalité.

Où se reprendre dans l’histoire d’un artiste dont le nom n’a rien gardé de sa consonance primitive, dont l’œuvre est à peine remarqué à travers l’entassement superbe et rayonnant des richesses d’un grand peuple? La mission du critique et de l’historien devant de tels hommes, si séduisante qu’elle soit, reste parfois difficile.

Sans doute, la vie de certains maîtres présente, pour ainsi parler, deux versants. Leur jeunesse s’est écoulée dans leur patrie d’origine, ils n’ont donné à Rome que leur maturité. S’il advient que l’artiste pèlerin ait doté son pays de quelque ouvrage remarquable, cette page sera le meilleur jalon de l’écrivain. Il en étudiera le caractère, la construction, le style. Nourri de cette esthétique qui se dégage de toute production de mérite, l’historien de l’art pourra prendre à son tour le bâton du voyageur, passer les Alpes et s’arrêter sous les cloîtres des monastères, au seuil des églises, sur les places, dans les palais, observant les marbres, les fresques, les verrières, les arazzi, les vélins. Le soir venu, ce chercheur ira frapper à la porte des dépôts d’archives, et là, pendant de longues heures, il compulsera les chartes, les marchés, les quittances, les registres d’état civil, afin d’arracher aux parchemins poudreux quelque chose d’une existence passée, les vestiges d’un homme disparu depuis quatre siècles, et dont ses pères furent les concitoyens.

La vie du Frère Guillaume de Marcillat ne présente pas ce double versant dont nous parlions tout à l’heure. On ne connaît aucune œuvre de lui sous le ciel de France. Ce moine artiste n’a rien retenu de son génie au profit de ceux qui l’avaient instruit dans son art. L’Italie l’a eu tout entier. Maître de Pastorino, de Maso Porro da Cortona, de Benedetto Spadari, de Battista Borro d’Arezzo, son histoire nous a été conservée par Vasari, qui, étant tout enfant, avait suivi les leçons du Frère Guillaume.

Il l’appelle le plus ordinairement «le Prieur».

La notice de Marcillat, dans les Vies des peintres, suit immédiatement celle de Raphaël, et Vasari, ayant raconté la mort du Prieur, termine par ces mots:

«Nous lui garderons à jamais notre respect et notre gratitude; à jamais nous proclamerons ses louanges dans tous nos ouvrages.»

Qu’était-il donc, encore une fois, ce Frère Guillaume de Marcillat?

Nous l’avons dit, il peignit à fresque; on le vit pratiquer l’architecture, mais il fut avant tout un admirable verrier.

Mort en 1537, à l’âge de soixante-deux ans, Marcillat était donc né en 1475.

C’est en France qu’il vit le jour.

Vasari, ayant négligé de se relire avec soin lorsqu’il eut écrit la vie de son premier maître, laissa subsister dans son texte, en divers endroits, les noms de «Marsilla» et de «Marzilla» sous lesquels ses annotateurs, et notamment le cordelier Della Valle, en 1791, se plurent à voir une abréviation de «Marsiglia ». De là, l’erreur dans laquelle sont tombés, depuis près d’un siècle, la plupart des historiens. Guillaume de Marcillat a reçu le nom de «Guillaume de Marseille», et on a cru qu’il était d’origine provençale.

Un savant italien, le docteur Gaye, a découvert dans les archives du Dôme d’Arezzo deux pièces signées par Marcillat qui ne permettent plus de chercher au midi de la France le berceau de notre artiste.

On l’a cru originaire de l’ancien diocèse de Verdun.

Ces pièces sont des marchés. Il serait oiseux de les transcrire. Ce qu’il convient d’y relever, ce sont les expressions Guglielmo Di Pietro, Francese, et Io Guglielmo Di Pietro de Marcillat insérées dans un contrat du 1er juin 1522, expressions que complètent les mots: e priore di S. Teobaldo, di S. Michele, diocesi di Verduno in Francia, contenus dans un document du 28 janvier 1524.

Le Père Marchese, l’historien des artistes de l’Ordre de saint Dominique, signala, dès 1845, l’importance de la découverte du docteur Gaye. Il proposa de voir dans Marcillat le nom de famille du peintre-verrier, dans Pietro, le nom de son père, dans S. Teobaldo, le titre du prieuré que l’artiste avait obtenu en Toscane, et dans S. Michele, le lieu de naissance de Marcillat au diocèse de Verdun.

L’opinion du Père Marchese fut admise par le vicomte Delaborde, et portée à la connaissance du public français au cours d’une étude que celui-ci fit paraître dans la Revue des Deux Mondes en 1854. Depuis cette époque, des deux côtés des Alpes, personne n’a plus le droit de désigner Marcillat sous le nom fantaisiste de Guillaume de Marseille.

Que raconte Vasari sur la jeunesse du peintre? Peu de chose. Il se perfectionna dans l’étude du dessin, puis dans l’art du verrier, et ce qui le distinguait entre ses contemporains, c’était la richesse de son coloris.

Un jour, des camarades de Marcillat l’emmenèrent avec eux. Survint un homme qui était leur ennemi. Une rixe s’engagea: l’homme fut tué. Marcillat n’avait été que le témoin du meurtre, mais sachant qu’on le poursuivait, et qu’il pouvait encourir un châtiment, l’artiste alla demander asile aux Frères Prêcheurs, qui l’accueillirent.

A quelle date eurent lieu ces événements?

Nous avons lieu de penser que ce fut aux approches de l’an 1500.

Dans quelle ville de France Marcillat prit-il la robe de saint Dominique? Le Père Marchese restant muet sur ce point, nous se sommes pas tenté de relire après lui les volumineuses archives des Dominicains français.

Au surplus, qu’importe? La question de lieu n’est rien. Marcillat a choisi l’Ordre des Frères Prêcheurs pour s’y réfugier, parce qu’étant artiste il n’eût pas été naturel qu’il agît autrement. En effet, l’heure était solennelle. La douce mémoire d’Angelico, qui avait peuplé de ses chefs-d’œuvre le couvent de Saint-Marc, et dont la cendre était à peine refroidie sous la dalle de Santa-Maria sopra Minerva, hantait l’esprit de quiconque gardait le culte du beau. Il y avait plus d’un siècle que l’église de Santa-Maria-Novella, construite sur les plans de Fra Sisto, de Fra Ristoro et de Fra Giovanni, était achevée. Si Michel-Ange ne l’avait pas encore surnommée la Sposa, cette grande œuvre d’architecture n’en était pas moins connue de toute l’Europe, et faisait honneur aux Dominicains. N’était-ce pas à un religieux de cet Ordre, le Frère Joconde, que Paris était redevable du pont Notre-Dame? On venait d’apprendre que Lorenzo di Credi et Baccio della Porta avaient livré aux flammes leurs propres ouvrages, sur l’invitation de Savonarole. Lui-même était mort sur le bûcher avec deux de ses disciples, devant la Loggia dei Lanzi. Baccio, qui s’était tenu auprès de Savonarole, pendant le siège du couvent de Saint-Marc, revêtait, peu après le supplice de son maître, la blanche robe du moine, et prenait le nom de Fra Bartolommeo, qu’il allait illustrer.

Ces faits justifient, ce nous semble, les préférences de Marcillat pour un ordre religieux où le respect de l’art semblait être l’un des signes de la vocation. C’est un dominicain qui a dit, en parlant des vieux monastères de son ordre:

«Les cloîtres cachaient des architectes, des sculpteurs, des peintres, des musiciens, de la même manière qu’il s’y formait des écrivains et des orateurs. Le chrétien, en entrant sous le doux ombrage de leurs voûtes, offrait à Dieu, avec son âme et son corps, le talent qu’il avait reçu de lui, et quel que fût ce talent, il ne manquait pas de prédécesseurs et de maîtres. Près de l’autel, tous les Frères se ressemblaient par la prière; rentrés dans leurs cellules, le prisme était décomposé, et chacun d’eux exprimait à sa manière un rayon de la beauté divine.»

Tel fut, nous pouvons le penser, le milieu favorable dans lequel vécut Marcillat, puisque Vasari prend soin de nous apprendre qu’en entrant en religion «le peintre n’abandonna pas la pratique de son art, mais, s’y consacrant davantage, il acquit rapidement une plus grande habileté ».

L’artiste français est désormais en pleine possession de son génie; l’heure est venue pour lui de passer les Alpes.

Nous allons le retrouver sous le nom de Fra Guglielmo.

L’art du peintre-verrier avait compté plus d’un maître chez les Dominicains d’Italie, au cours du quatorzième et du quinzième siècle. Fra Giacomo di Andrea et Fra Bernardino étaient réputés à Florence. Tous deux avaient appartenu au couvent de Santa-Maria-Novella. Fra Bartolommeo di Pietro, prieur du couvent de Saint-Dominique à Pérouse, n’était pas moins célèbre. Toutefois, le renom de ces artistes n’avait pas empêché Guillaume de Marcillat et maître Claude, Français l’un et l’autre, d’être cités parmi les plus experts. Maître Claude était laïque. Si nous en croyons Vasari, ce maître Claude aurait joué le rôle du tentateur auprès de Marcillat. C’est à maître Claude que Bramante aurait proposé de se rendre à Rome, et, celui-ci, connaissant le mérite du Frère Guillaume, l’aurait séduit à prix d’or.

Sur ce point le doute est permis.

Vasari, qui d’ailleurs semble attacher peu d’importance au fait qu’il rappelle, présente Marcillat comme fatigué de la règle monastique et tout heureux de reconquérir sa liberté. Comment concilier cette assertion avec les documents retrouvés par Gaye, et dont le texte nous apprend que Fra Guglielmo de Marcillat était encore en religion l’an 1522? Comment expliquer ce que Vasari raconte lui-même de son maître quelques pages plus loin, lorsqu’il l’appelle avec insistance «le Prieur» ? Et pourquoi supposer gratuitement une âme vénale chez l’homme supérieur qu’on a le dessein d’honorer?

Au surplus, maître Claude était-il en mesure d’offrir beaucoup d’or? Vasari consent à le proclamer «le plus grand verrier de France», mais il se hâte d’ajouter qu’il était «viveur et gourmand». Les économies de maître Claude ont dû trouver un rapide emploi. Laissons à Vasari la responsabilité de son injure.

Voilà donc nos deux Français à Rome. Un désir de Jules II les y a conduits, car n’est-ce pas lui, en effet, qui a demandé à Bramante de décorer le Vatican d’un certain nombre de vitraux? L’architecte, pressé d’obéir, entre fortuitement chez l’ambassadeur du roide France. Il y voit un travail de maître Claude. A peine l’a-t-il observé, que Bramante en apprécie la beauté. Or, ayant le projet d’ouvrir deux fenêtres en travertin, dans la salle contiguë à la chapelle Sixtine, l’habile architecte d’Urbin se promet d’y placer des verrières du maître français.

Celui-ci, assisté de Marcillat, son inséparable compagnon, garnit de verrières, non seulement les deux fenêtres dont nous venons de parler, mais d’autres encore, sur divers points du palais. Apparemment, Jules II s’était montré satisfait du talent remarquable des deux artistes, car, au témoignage de Vasari, leurs travaux au Vatican furent nombreux. La plupart périrent pendant le sac de Rome, les défenseurs de la ville ayant démonté les fenêtres, afin d’en retirer le plomb pour en faire des balles. Nous n’avons donc pas cherché dans la Sala Regia, si richement ornée, au temps de Paul III, par Antonio da Sangallo et Perino del Vaga, les vitraux que deux Français y avaient posés il y a tantôt quatre siècles. Nous avouons avoir parcouru maintes fois le Vatican sans penser à maître Claude et à Marcillat. Il se peut que des fragments de leur œuvre aient triomphé du temps, et qu’on les découvre dans le palais pontifical. A l’époque où écrivait Vasari, un vitrail décoratif, représentant des Anges supportant les armes de Léon X, existait dans la chambre à feu de Raphaël, à la tour Borgia. Le sujet traité dans ce vitrail, d’une importance très secondaire, permet toutefois de l’attribuer à Guillaume de Marcillat, puisque son compatriote, maître Claude, est mort sous le pontificat de Jules II.

Nous devions être plus heureux à Santa-Maria del Popolo que nous ne l’avions été au Vatican.

Qui n’a visité dans ses curieux détails l’église de Sainte-Marie-du-Peuple, qui se dresse à la porte même de la ville, en s’appuyant aux rampes du Pincio, que domine la Villa Médicis? On sait que Sainte-Marie-du-Peuple fut construite à la fin du quinzième siècle, par les soins de Sixte IV, oncle de Jules II. A son tour, Jules II ne négligea rien pour embellir un sanctuaire que la piété romaine avait consacré de longue date, et que l’un de ses prédécesseurs, de la Rovère comme lui, venait de relever avec munificence. C’est à Jules II que Sainte-Marie-du-Peuple est redevable des superbes monuments des cardinaux Basso et Ascagne Sforza, sculptés par André Sansovino. Rome estime que ces tombeaux sont des modèles, au triple point de vue de l’architecture, de la statuaire et de la décoration. Ils sont placés dans le chœur de l’église, derrière le maître-autel, l’un en face de l’autre, et adossés aux parois latérales. La voûte du chœur est de Pinturicchio. Les fenêtres ménagées au-dessus des monuments dus à Sansovino, sont de maître Claude et de Guillaume de Marcillat.

La grande renommée de Sansovino, le mérite des sculptures qu’il a laissées à Sainte-Marie-du-Peuple n’étaient pas de nature à servir la réputation des verriers français. Peu de touristes ont remarqué leur travail. A la vérité, l’analyse en est chose laborieuse. Ils sont haut placés et le chœur est étroit: il est difficile de les bien voir. Cependant, on n’a pas tout dit sur ces vitraux lorsqu’on s’est borné à rappeler leur ancienneté. Contemporains des premières années du seizième siècle et soigneusement conservés, ils sont peut-être les plus vieux spécimens de l’art du verrier que Rome puisse montrer à ses pèlerins.

Deux meneaux divisent chaque fenêtre en trois compartiments, coupés à leur tour par une bande horizontale. Cette disposition a obligé l’artiste à traiter des épisodes distincts et de proportions réduites. Chacune des verrières comporte en réalité six tableaux. Naturellement, les sujets choisis ont trait à l’histoire de la Vierge. Sur le vitrail de gauche, au-dessous des armes pontificales accompagnées de la devise: IULIUS II PONT. MAX., se trouve représentée la Naissance de la Vierge. Cette scène occupe le sommet de la partie médiane. Au-dessous de ce premier tableau est l’Annonciation. A gauche, en partant du haut, l’artiste a peint la Rencontre de la Vierge et de saint Joseph dans la campagne, et plus bas, le Mariage de la Vierge. Le sujet traité dans la partie supérieure à droite nous échappe. Peut-être s’agit-il de la Naissance de saint Jean-Baptiste? Au-dessous est retracée la Visitation.

Les scènes du vitrail de droite se succèdent dans le sens horizonzal. Ce sont la Nativité, l’Adoration des Bergers, l’Adoration des Mages, et, au-dessous, la Présentation au Temple, la Fuite en Egypte, et Jésus retrouvé dans le Temple. Les armes du Pape et la devise, sans abréviation cette fois: IVLIVS II PONTIFEX MAXIMVS, complètent le second vitrail et en attestent l’origine.

Ce détail a sa valeur, car le style des deux verrières n’est pas le même. A la naïveté des compositions qui décorent celle de gauche, on ne serait pas tenté d’attribuer à leur auteur les personnages robustes de celle de droite. Là, le dessin manque de fermeté ; ici, au contraire, le trait est plein de décision. D’où viennent ces différences? Devons-nous croire à une répartition de la tâche acceptée entre maître Claude et Marcillat? Auraient-ils chacun leur vitrail dans le chœur de Sainte-Marie-du-Peuple? S’il en est ainsi, l’hésitation ne saurait être longue, c’est Guillaume de Marcillat qui a dû peindre les scènes initiales de l’histoire de la Vierge. Elles sont racontées avec une grâce qui n’est pas exempte de gaucherie; on y sent le souffle d’une pensée jeune, primesautière, qui incline volontiers vers la nouveauté, l’imprévu, le caprice.

Pour un peu, l’artiste ajouterait au témoignage de l’Église et s’affranchirait de toute tradition. Il ne dédaigne pas de composer une page dont le sujet n’a germé que dans son cerveau fertile. La Légende dorée de Voragine est son livre de chevet. Quoi de plus nouveau, par exemple, que cette Rencontre de saint Joseph et de la Vierge dans la campagne? Tout est lumière, parfum, quiétude autour d’eux. Le site qui leur sert de cadre est un paysage à l’atmosphère limpide et tiède. A quelques pas des deux personnages, un berger marche lentement, emportant une brebis. C’est donc au milieu des bergers que saint Joseph et la Vierge se seraient vus pour la première fois? C’est parmi les humbles, les hommes au labeur pénible que le charpentier, qui deviendra le père adoptif de Jésus-Christ, se plaît à vivre, et la Vierge va chercher son époux dans les rangs des gens de métier. L’idée n’a rien qui nous choque, mais elle est d’un poète qui, ayant imaginé une scène champêtre, un épisode rustique, n’a pas craint de l’enchâsser dans l’histoire, telle que la tradition nous l’a transmise.

Et cette scène ajoutée à la vie de la Vierge est la plus belle, la plus achevée parmi celles que renferme la verrière de gauche. C’est une page exquise, que les naïfs chroniqueurs du moyen âge n’auraient pas désavouée.

Le vitrail de droite est conçu d’après une esthétique différente. Maître de sa main, l’artiste se montre également maître de sa pensée. Non seulement il ne corrige point l’Evangile, mais il en respecte la lettre dans les plus légers détails. Ses personnages, pour peu qu’ils ne soient pas les comparses du drame raconté, l’œil les reconnaît sans peine à leur type, à leur attitude, à leur costume, qui sont le type, l’attitude et le costume que leur ont donnés les maîtres du quinzième siècle. On sent que le verrier n’a pas eu besoin de rien inventer pour laisser une œuvre supérieure, tant il était sûr de sa grammaire et de son crayon.

Il y a pourtant entre ces deux verrières des points de rapprochement sérieux. Le coloris semble avoir été conduit au même degré d’intensité. La note générale est sombre. Il semble que le verrier, volontairement ou non, a été amené à assourdir ses tons. Nous obtiendrons peut-être de Vasari l’explication de l’inégalité que nous constatons dans le dessin et de la ressemblance qui nous frappe dans le coloris. Comment admettre que les deux artistes aient exécuté séparément leurs cartons, et qu’un seul artiste ait distribué la couleur des deux verrières sans altérer les contours, sans porter atteinte au trait ferme ou timide de son compagnon?

Les choses ne se passent point de la sorte. Nous avons tout lieu de penser que maître Claude et Guillaume de Marcillat ont peint l’un et l’autre, à leur gré, les tableaux qu’ils s’étaient personnellement réservés. Mais le peintre-verrier a un collaborateur obligé : le feu. On sait combien il entre de calcul, de prévision mathématique dans l’agencement des tons sous le pinceau du verrier, l’action du feu étant l’inévitable coefficient qui doit modifier la valeur de la composition. Il semble que la spécialité de Guillaume de Marcillat ait précisément consisté dans la connaissance exacte, dans la pratique impeccable des procédés scientifiques, hors desquels la peinture des vitraux n’est que surprises.

«Guglielmo, écrit Vasari, ne faisait usage que de deux couleurs pour ombrer les verres qu’il soumettait à l’action du feu. Il tirait l’une des battitures de fer et l’autre de celles de cuivre. La première étant noire lui servait à ombrer les bâtiments, les vêtements et les cheveux; il empruntait à la seconde la teinte chaude, légèrement brûlée, qui sied à la représentation des chairs. Guglielmo savait aussi tirer un grand parti d’une pierre dure qu’il faisait venir de France ou des Flandres. C’était une pierre rouge qui est connue de nos jours sous le nom de lapis amotica, et dont le peintre se servait pour brunir l’or. Mélangée avec de la gomme, après avoir été broyée d’abord dans un mortier de bronze et ensuite sur une plaque de cuivre ou de laiton, avec une molette de fer, elle produit sur le verre un très grand effet.»

A cette méthode que le peintre apportait dans le choix et la préparation de ses couleurs, Guglielmo joignait un art véritable, lorsqu’il composait une verrière.

«Son intelligence, écrit son disciple, était surtout remarquable dans la manière dont il savait éviter les inconvénients qui résultent, naturellement, de la division en tant de morceaux des verres sur lesquels il peignait. Ce genre de difficulté est bien fait pour surprendre et paralyser des artistes doués d’une habileté moins grande que la sienne. Cependant, il se jouait, pour ainsi dire, de ces sortes d’entraves, disposant avec tant de soin son travail que les châssis de plomb ou de fer étaient invariablement dissimulés dans les ombres, ou les plis de ses draperies, de telle façon que ces lignes métalliques, toujours opaques et rigides, au lieu de traverser ses figures et de les couper sans utilité, ajoutaient à la précision de ses contours, à la vigueur de ses ombres.»

Les paroles de Vasari n’ont rien d’exagéré. Aux renseignements qu’il donne, aux procédés dont il parle, contre sa coutume, avec tant de clarté, on nommerait sans peine Guillaume de Marcillat en face des verrières de Sainte-Marie-du-Peuple. Nous ne sommes pas surpris que ces vitraux aient provoqué l’admiration des contemporains de leurs auteurs. De nos jours, les visiteurs de l’église savent que Luther y célébra sa dernière messe, que Paolo Posi est l’auteur du fastueux monument de la princesse Chigi, mais un bien petit nombre songent à Marcillat. Cependant, l’œuvre qu’il a laissée dans le chœur de Sainte-Marie-du-Peuple est intacte et, au temps de Jules II, elle acquit au peintre français «non moins de profit que de gloire».

Le poète a dit:

La fortune nous vend ce qu’on croit qu’elle donne!

Maître Claude devait en faire l’expérience. Enivré par le succès des verrières de Sainte-Marie-du-Peuple, il ne résista pas au désir de vivre grassement, et ayant trop mangé, chose pernicieuse en tout pays, mais surtout sous le climat de Rome, il fut pris d’une fièvre qui l’emporta dans les six jours.

Marcillat resta donc le seul verrier en vogue. On lui demanda de peindre une fenêtre à Santa-Maria dell’Anima. Il se rendit à la prière des Allemands qui possèdent cette église, et le vitrail qu’il leur donna, remarqué par le cardinal Silvio, fut le point de départ des commandes importantes qui allaient être faites à Marcillat.

Le cardinal était originaire de Cortone, patrie de Luca Signorelli. Invité à se rendre dans cette ville, Fra Guglielmo y consentit. C’est en Toscane qu’il faut le suivre si nous voulons connaître l’homme et l’œuvre. Il dut arriver à Cortone vers le temps où Luca Signorelli dotait l’église de Saint-Dominique, déjà riche d’un tableau de Fra Angelico, de son admirable composition: la Vierge avec saint Pierre martyr, c’est-à-dire peu après l’avènement de Léon X. Le cardinal Silvio chargea Marcillat de décorer la façade de sa demeure. L’artiste, nous dit Vasari, peignit, en grisaille, Crotone et les premiers fondateurs de la cité. A quelque temps de là, Marcillat, «qui joignait à l’excellence du talent l’excellence du caractère», dut peindre, sur l’invitation du cardinal, une Nativité et une Adoration des Mages dans la chapelle principale de l’église paroissiale de Cortone.

Notre verrier ne se laissa pas séduire par ses triomphes. Coloriste plein d’habileté, il se sentait moins sûr de son crayon que de son pinceau. C’est alors qu’il entreprit de perfectionner son dessin en s’inspirant des chefs-d’œuvre placés à sa portée. Il n’avait guère moins de quarante ans lorsqu’il s’imposa ce genre d’étude. Telle fut sa volonté de bien faire, qu’au bout de peu d’années, il était passé maître dans une branche de l’art qu’une éducation trop hâtive lui avait fait négliger. Vasari se plaît à constater combien les verrières du palais du cardinal Silvio, l’œil-de-bœuf de l’église paroissiale de Cortone et deux petits vitraux, le Christ et Saint Onuphre, demandés à l’artiste par la Confrérie de Jésus, sont des pages supérieures aux premiers ouvrages de Marcillat. Mais ne nous attardons pas à Cortone. Le séjour de Fra Guglielmo dans cette ville n’est qu’une étape. Rome avait été son point de départ, Arezzo sera le but de sa vie d’artiste. Qui n’a pas vu le Dôme d’Arezzo ne peut parler de Marcillat comme peintre à fresque, et ne saurait dire à quel degré s’est élevé chez lui le peintre-verrier.

C’est le 13 décembre 1520 que les fabriciens du Dôme passèrent un contrat avec Marcillat pour la décoration de trois voûtes. Ce contrat ne laisse pas d’être curieux. Nous y voyons l’abandon, fait au peintre, d’une propriété prise à ferme par les fabriciens, au lieu dit Fontesecca. Cette propriété appartenait à la confrérie de Sainte-Marie-de-la-Misérieorde. Son revenu annuel était de deux cent trente ducats d’or. C’est ce revenu qui, par contrat, passa sur la tête de l’artiste, à titre de rente viagère. En retour, Marcillat s’engageait à peindre les trois voûtes de la nef du Dôme à ses frais, dans l’espace de trois années. Il tint parole, et, sur l’estimation de Ghirlandajo, appelé par les fabriciens pour la réception du travail, Marcillat reçut en payement cinq cent soixante ducats d’or, indépendants de la rente viagère assurée au peintre.

La Création de l’homme et de la femme, la Création des animaux, Adam et Ève chassés après la faute, le Déluge sont représentés dans les quatre segments de la première voûte. La seconde comporte Abraham en prière, Abraham se rendant au bûcher, le Songe de Jacob et la Lutte avec l’Ange. Enfin, dans la troisième, l’artiste a peint le Passage de la mer Rouge, les lévites rebelles: Abiron, Dathan et Coré, le Serpent d’airain, Moïse dictant la Loi. Des nombreuses fresques dues au pinceau des maîtres prestigieux de la Renaissance, aucune ne peut être dite supérieure aux grandes peintures de Marcillat dans le Dôme d’Arezzo. Ces œuvres sont de toute puissance. Il ne leur manque que le cadre de la Sixtine pour être aussi célèbres que le Jugement dernier ou les Sibylles. L’énumération rapide des sujets traités ne dit rien à l’esprit. Il faudrait appuyer sur la fertilité d’esprit qui a présidé à la composition de chaque scène, sur le style élevé avec lequel est interprété chaque personnage, sur la magie de la couleur, toujours sobre et sévère dans ses tonalités qui subjuguent le regard. Il y a plus. Ce ne sont pas quatre tableaux seulement que Marcillat a disposés sur chacune des trois voûtes. Le décor a plus d’ampleur. Il déborde sur les voussoirs, et les figures allégoriques qu’il a jetées à profusion dans le voisinage des actes bibliques, retracés par lui, sont autant de créations heureuses, neuves, imposantes, devant lesquelles on se prend à balbutier involontairement le nom de Michel-Ange.

Marcillat, le peintre-verrier, avait-il renoncé à peindre sur verre lorsqu’il vint se fixer à Arezzo? Non certes. Le Dôme lui fut redevable d’un vitrail dans la chapelle du bienheureux Grégoire (1517). La grande rosace de la façade fut la seconde œuvre du verrier. Le vitrail du Baptême de Jésus-Christ fut exécuté en 1519, et l’artiste, de 1519 à 1524, garnit de verrières toutes les fenêtres du côté droit de la cathédrale. Saint Sylvestre et sainte Lucie, la Résurrection de Lazare, la Femme adultère, les Profanateurs du Temple, le Baptême de Jésus-Christ, la Vocation de saint Mathieu sont les seuls vestiges des verrières de Marcillat dans le Dôme. Nous ne parlons pas de l’Assomption de la Vierge qui décorait la rosace principale, celle-ci ayant souffert plus qu’aucun des autres vitraux. Mais ce qui reste de l’œuvre du maître est absolument supérieur. Les scènes sont écrites avec une liberté, un tempérament qui dénotent l’homme de génie. L’assurance et la force, dans une distinction toujours surveillée, sont les caractéristiques de Marcillat lorsqu’il traite le verre. La gamme de ses vitraux d’Arezzo est moins sévère que celle des fenêtres de Santa-Maria del Popolo. Mais ce n’est pas l’artiste qui doit être fait responsable de cette différence. Un usage, presque barbare, voulut que la fête de sainte Barbe autorisât des salves de bombardes sur le parvis du Dôme, et ces détonations violentes ont causé de sérieux dommages aux verrières. Il fallut remplacer les morceaux détruits. Les réparations n’ont pas été faites avec toute compétence. On raconte aussi que, vers la fin du dix-huitième siècle, des praticiens inhabiles auraient procédé au nettoyage des vitraux, à l’aide de liquides corrosifs qui portèrent atteinte au coloris. Ne jugeons donc pas Marcillat, sans quelque prudence, au point de vue de la couleur, sur les verrières d’Arezzo.

Cette ville, qui avait vu naître Vasari, fut, au dire du peintre écrivain, le «dernier nid» de Marcillat. C’est là qu’il dicta son testament en 1529. Ce document curieux soulève plus d’une question. Tout d’abord, lorsque Marcillat vint se fixer à Arezzo, vers 1517, il n’appartenait plus à l’Ordre de saint Dominique. Un bref de Jules II, daté du 19 octobre 1509, relevant l’artiste de ses vœux, l’avait autorisé, en reconnaissance du mérite dont il venait de faire preuve dans la décoration du Vatican, à vivre de la vie séculière. Mais, chose inattendue, ce bref qualifie Marcillat de religieux dominicain du couvent de Nevers. D’autre part, dans son testament, le maître va se dire originaire de La Châtre. Doit-on conclure, du voisinage de Nevers et de La Châtre, que Marcillat ne serait pas né dans le diocèse de Verdun, comme on l’a cru jusqu’ici, d’après l’interprétation d’une phrase dictée par lui au cours d’un marché ? Rien ne l’interdit. Ce qui ressort toutefois du bref de Jules II, c’est que notre artiste était «fils du couvent» de Nevers par affiliation religieuse. En effet, en France, au seizième siècle, comme aujourd’hui encore en plus d’un pays, les religieux étaient «vêtus» et admis à la profession par un couvent qui les acceptait «en famille», ce qui n’empêchait pas leur assignation ultérieure dans telle autre maison, d’une même «province», au gré des supérieurs. Nous ne pouvons donc voir dans le couvent de Nevers, tel qu’il est désigné ici, un simple lieu d’assignation pour Marcillat, mais bien la maison dans laquelle il est d’abord entré, lorsqu’il abandonna la vie civile. Et, s’il faut ajouter foi à l’anecdote racontée par Vasari, on est en droit de supposer que l’événement qui donna lieu à l’entrée précipitée de l’artiste dans une maison religieuse, dut se passer, sinon à Nevers, du moins dans la région environnante. Or, Marcillat était jeune. S’il vivait dans la contrée, peut-être ne l’avait-il jamais quittée, et, puisque son père est originaire de La Châtre, lui-même a pu voir le jour dans cette ville. Ce ne sont là sans doute que des hypothèses, mais l’origine lorraine de l’artiste a-t-elle d’autre fondement qu’une hypothèse?

Le bref de Jules II témoigne de difficultés survenues entre Marcillat et les Frères Prêcheurs. Ayant demandé à entrer, soit chez les Chanoines réguliers de Saint-Augustin, soit dans l’Ordre de saint Benoît, l’artiste vit sa requête agréée par le souverain Pontife. Une clause cependant fut mise à l’autorisation qui lui était accordée: Marcillat devait renoncer à l’obtention de bénéfices. Lorsque le testament du maître le montre vivant et mourant chez lui, en possession de biens dont il dispose, il en faut conclure qu’étant entré dans une maison religieuse après 1509, comme il y semble disposé d’après les termes mêmes du bref, il s’est, plus tard, affranchi définitivement de la vie commune, et que ce qu’il lègue de biens mobiliers et immobiliers résulte de ce que lui avaient rapporté ses travaux. En effet, la défense de la recherche et de l’acceptation de bénéfices ecclésiastiques ne comportait pas l’observation stricte du vœu de pauvreté. Puisqu’il vivait à moitié dans le siècle, sans être à la charge d’aucune maison, il lui eût été impossible de subvenir à ses besoins, s’il n’avait pas tiré le profit légitime de l’exercice de ses talents. Son association avec Stagio, le verrier de Cortone, dont nous parlerons tout à l’heure, association qui se rapporte à la dernière phase de la vie du maître, en serait au besoin la preuve. Mais Vasari appelle volontiers Marcillat «le Prieur». Comment concilier cette appellation avec la défense formelle faite à l’artiste d’acquérir un bénéfice? Nous aurions tort, sans doute, de donner à ce titre le sens précis qui lui était attaché en France au dernier siècle. Un prieur était alors, le plus souvent, un bénéficier jouissant des revenus d’un prieuré. Tel était, avec quelques différences, le prieur commendataire ou le prieur séculier. Nous pensons qu’il n’en fut pas ainsi pour Marcillat. Le titre de prieur que lui donne Vasari ne doit être qu’un surnom familier, l’artiste ayant pu, avant ou après 1509, régir des religieux en communauté. Il nous reste à chercher dans quel Ordre entra Marcillat lorsqu’il fut délié de ses engagements envers les Frères Prêcheurs. Vasari est muet sur ce point. Il nous faut donc recourir aux documents que nous possédons. Jules II laisse à Marcillat le choix entre les Chanoines réguliers de Saint-Augustin et l’Ordre de saint Benoît. Le testament du maître jette quelque clarté sur ce point. En effet, Marcillat, on le verra, abandonne ses biens aux Ermites Camaldules. Or, les Camaldules suivaient, de longue date, la règle cénobitique de saint Benoît, qu’ils avaient substituée à la règle anachorétique que leur avait donnée leur fondateur, à la fin du dixième siècle. Divisés en ermites, en observants et en conventuels, les Camaldules s’étaient volontairement placés, vers 1512, sous la haute direction de l’abbé de Camaldoli, solitude primitivement appelée Campo Moldoli, située dans les Apennins, près d’Arezzo. — Rappelons en passant que le dignitaire immédiatement placé au-dessous de «l’abbé » dans le gouvernement des religieux était le «prieur claustral ». — L’union entre les diverses branches du même Ordre fut de courte durée, mais elle s’effectua précisément à l’époque où Marcillat se préoccupait de vivre dans un monastère. Si nous rapprochons de ce fait le désir exprimé par l’artiste d’être inhumé dans l’église de l’ermitage des Camaldules, au diocèse d’Arezzo, alors qu’il institue les ermites, l’ermitage et le chapitre des Camaldules ses légataires universels, nous avons le droit de penser qu’il ne cède pas, en agissant de la sorte, à un simple mouvement de préférence pour un Ordre quelconque, mais bien à une sorte d’obligation qui le porte à faire bénéficier de sa fortune les religieux chez lesquels il a dû prendre l’habit peu après 1509.

Deux artistes italiens sont mentionnés parmi les légataires du peintre-verrier. Ce détail, relevé par Carlo Milanesi, ne pouvait échapper à quiconque s’est rendu familière la vie de notre peintre, telle que la raconte Vasari, car ces deux artistes se sont trouvés en grandes relations avec Marcillat. Stagio, le premier, fils et petit-fils de peintres-verriers, accueillit Marcillat dans sa maison de Cortone, après avoir rompu avec son associé Domenico Pecori. Peu auparavant, Stagio et Domenico avaient exécuté, pour le Dôme d’Arezzo, une commande dont les Arétins s’étaient déclarés peu satisfaits. Stagio pensa peut-être qu’il relèverait le crédit ébranlé de sa fabrique en s’associant Marcillat. Celui-ci ne tarda pas — c’est ce que laisse deviner Vasari — à éclipser Stagio; mais les deux collaborateurs n’en restèrent pas moins en excellents rapports. Le second artiste, légataire de Marcillat, dont il est fait mention dans le testament du maître, est Pastorino, son disciple, au sujet duquel Vasari a pris soin de dire: «Il (Marcillat) donna à son élève Pastorino, qui était resté plusieurs années près de lui, ses ustensiles de travail, ses vitraux et ses dessins.» Vasari nous apprend encore que «Pastorino s’appliqua à plusieurs parties de l’art de la peinture, et lit aussi des verrières, mais il a laissé peu de choses de lui en ce genre». Dans les Vies de Perino del Vaga, et de Valerio de Vicence, le même historien revient, à plusieurs reprises, sur Pastorino, qui fut à la fois stucateur, habile à modeler des portraits polychromes, graveur en médailles et peintre-verrier.

Mais, pas plus que la servante de Marcillat et son cultivateur, — on dirait dans certaines provinces son «colon», — Stagio et Pastorino ne reçurent en héritage la plus grande partie des biens du Prieur. Les Camaldules furent ses légataires universels. «Il portait une affection toute particulière aux ermites Camaldules, qui sont à vingt milles d’Arezzo, dans la gorge des Apennins; il leur légua son corps et ses biens.» Ainsi s’était exprimé Vasari, et le texte qu’on va lire vient à l’appui de son témoignage.

Ce texte a été traduit pour la première fois, en 1886, par Anatole de Montaiglon et par nous. Carlo Milanesi en avait publié, dès 1859, le texte latin. Montaiglon et nous n’avons pas pensé qu’on dût s’en tenir là, si l’on avait à cœur d’honorer le maître français. Chaque peuple pense comme il parle. Le lecteur français, prompt et pressé, pense dans sa langue. C’est se leurrer d’imaginer que des pièces en langue étrangère serviront la mémoire de nos nationaux, au même titre que le pourrait faire un document français. Un fin critique n’a-t-il pas dit: «Le Français a besoin d’entendre vite et n’a pas la patience d’écouter longtemps» ? Que s’il se glisse dans une traduction quelques membres de phrase dont le tour manque de justesse, du moins la critique peut-elle prendre pied, sur un point solide, pour atteindre à une version meilleure. Ainsi l’a pensé Montaiglon, qui s’est associé à nous dans la traduction qui va suivre.

Nous ne surprendrons personne en disant que le testament de Marcillat, dicté en 1529, — juste dix années avant l’ordonnance de Villers-Cotterets, qui bannit en France le latin des actes judiciaires et des arrêts du Parlement, — n’est pas d’une langue très pure. Plusieurs noms propres sont privés de l’initiale majuscule, dont, en retour, des noms communs se trouvent gratuitement dotés. Ces licences, ajoutées aux formules en usage dans la langue des officiers publics du seizième siècle, présentaient quelques difficultés qu’il était utile de résoudre.

Il convient, maintenant, de donner la parole à Marcillat.












Les Maîtres peints par eux-mêmes, sculpteurs, peintres, architectes, musiciens, artistes dramatiques

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