Читать книгу Les Maîtres peints par eux-mêmes, sculpteurs, peintres, architectes, musiciens, artistes dramatiques - Henry 1841-1913 Jouin - Страница 6

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Vertot, dans un moment de franchise, laissa tomber la parole fameuse,: «Mon siège est fait!» Renouard prétend que le mot de Vertot n’est pas un aveu, mais bien une boutade ou, si l’on préfère, une défaite. Renouard est dans son rôle. Il défend l’histoire et les historiens. Un importun, dit-il, vint un jour offrir à Vertot des pièces dont l’authenticité parut suspecte à l’auteur des Révolutions romaines, et celui-ci, pour se débarrasser du fâcheux qui l’obsédait à outrance, aurait répondu: «Mon siège est fait!» Acceptons le dire de Renouard. Tout mauvais cas est niable. Or, le mauvais cas le plus habituel à l’historien n’est-il pas précisément celui que laisse deviner la réplique de Vertot, si nous l’estimons un aveu? Quel est le narrateur d’un passé lointain, le biographe d’un homme disparu qui n’ait senti parfois le sol se dérober sous ses pieds? Quel est l’historien autour duquel les témoignages irrécusables se soient accumulés assez nombreux, assez variés, pour que la trame de son récit s’appuyât sur des preuves solides à tous les points de sa chaîne? Est-il une restitution sans lacunes, une évocation toujours claire, précise, permettant aux vivants de dire en toute exactitude ce que furent les grands morts, les temps héroïques retombés dans l’oubli, qu’ils ont l’ambition de placer sous le regard curieux de leurs contemporains?

Avouons-le, les plus consciencieux et les plus sagaces percent les ténèbres, sans jamais parvenir à les dissiper complètement. Tous, tant que nous sommes, nous avons reconstitué de notre mieux, en y mettant de nous-même, un caractère ou une époque; tous, nous avons fait notre siège, suivant notre tempérament personnel; tous, nous sommes coupables d’avoir remplacé quelques mailles brisées, quelques anneaux perdus, sans lesquels nos livres, nos études rétrospectives auraient attesté notre embarras. Le vraisemblable tient la place du vrai sous la plume de quiconque se trouve en face de l’inconnu, et a le devoir de passer outre. Quand le touriste qui, de Castellamare, entreprend de monter aux crêtes du Vésuve, rencontre une crevasse qui lui barre le chemin, il jette furtivement une planche sur le vide et se fait une passerelle.

Les passerelles sont d’un usage fréquent chez les historiens de notre temps. Leurs devanciers — c’est un mot de Villemain — «s’étant fait une tradition, une habitude, non seulement de taire ou d’altérer certains faits par circonspection politique, mais de falsifier la couleur générale des événements». Villemain, en parlant ainsi, vise l’histoire des peuples. Pour des motifs d’un autre ordre, l’histoire de l’art a ses obscurités, ses entraves. L’artiste est un homme d’étude. Il vit dans le recueillement, parfois dans la détresse. Sa vie s’écoule entre les quatre murs d’un atelier. De temps à autre, il est vrai, une pensée peinte ou modelée sort du silence de ce lieu de travail. On la porte sur le forum ou dans le temple. Elle fait illustre, pour un jour, le nom de son auteur; mais lui, qui l’a vu? qui le connaît? Ses émules, ses amis, un ou deux écrivains orientés vers les choses de l’art, et c’est tout. Laissez le bruit d’une année couvrir l’acclamation de la veille, et la personne du maître qui vous a charmé, instruit, élevé, redevient insaisissable. On dirait d’un voyageur ou d’un étranger, dont on se souvient à peine, et que des régions inexplorées cachent aux yeux qui le cherchent. C’est qu’en effet le maître, salué dans sa gloire éphémère, a repris sa brosse ou son ciseau et, sans bruit, sans nul souci de vogue, il s’est replongé dans le rêve; il essaye de donner une forme à l’idéal.

A de certaines heures, ce créateur modeste prend sa plume. On le voit tracer une page sur sa propre vie, fixer le souvenir d’un jour de lutte, confier à un ami ses angoisses d’artiste, raconter la fin douloureuse d’un camarade d’atelier, mort dans l’insuccès et le dénuement. De pareilles confidences sont précieuses. Elles ont la liberté qui est le caractère des mémoires intimes, la saveur particulière des écrits que n’attend aucune publicité.

Recueillir, mettre au jour ces pages dispersées, n’est-ce pas honorer ceux qui les ont signées, n’est-ce pas venir en aide à l’historien de l’art, en quête de documents authentiques et curieux sur des hommes dont l’existence échappe, et que l’on aime à suivre à travers les difficultés ou les triomphes d’une vie toujours attachante? Combien de fois de bons écrivains, des Français au cœur chaud, à l’esprit juste ne se sont-ils pas arrêtés dans leur dessein de consacrer un livre à Jean Goujon? L’œuvre du maître a survécu et sollicite le culte des générations qui se succèdent, mais l’homme! où le chercher, où le reconnaître, où le saisir? D’absurdes légendes ont couru sur sa mort. Sa signature existe au pied d’un contrat. Un registre d’écrou renferme son nom. Et c’est la tout ce qu’on sait de lui! Quel prix nous attacherions à quelques autographes du maître qui a su allier, dans ses marbres élégants et forts, le génie français et le génie grec!

Les lettres de Poussin offrent une lecture pleine d’attrait. Des maîtres moins profonds que l’auteur de l’Arcadie doivent-ils être négligés dans leurs écrits? Je ne le pense pas. «Les peintres ne savent pas toujours parler d’eux, a dit avec justesse Charles Blanc, mais il est rare que par le récit, même le plus décousu, ils ne sachent pas nous intéresser beaucoup plus vivement que ne le ferait un biographe exercé dans son art. De là, le prix qu’on attache aux autographes des peintres.» Charles Blanc a raison, et ce qu’il dit des peintres est également vrai des sculpteurs, des architectes, des graveurs, des musiciens, voire même des artistes dramatiques, statues vivantes au service de Corneille ou de Molière dont ils interprètent les chefs-d’œuvre et font la gloire durable.

Ce livre sans prétention est formé d’autographes d’artistes. Des lecteurs l’ouvriront par désœuvrement et passeront peut-être d’agréables instants dans la compagnie de Coypel ou de Delacroix, de Falconet ou de Chapu, de Prud’hon, de Gavarni, de Molière ou d’Adrienne Lecouvreur. Les artistes me sauront gré d’avoir tiré de l’oubli des lettres ou de courts fragments qui témoignent, quoi qu’on en dise, de l’estime, de l’attachement réciproques dont s’honorent entre eux les maîtres français. Et, d’autre part, s’il se trouve un biographe, un historien de l’art — un seul! — à qui ce volume épargne l’ennui de «faire son siège» sur un point quelconque de biographie ou d’histoire; si la physionomie confuse, mal éclairée, d’un artiste dont on ne savait plus que le nom se revêt ici d’un peu de lumière, j’estimerai mon labeur utile et cette publication justifiée.

Les Maîtres peints par eux-mêmes, sculpteurs, peintres, architectes, musiciens, artistes dramatiques

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