Читать книгу Les Maîtres peints par eux-mêmes, sculpteurs, peintres, architectes, musiciens, artistes dramatiques - Henry 1841-1913 Jouin - Страница 16
ESTHÉTIQUE DE PEINTRE AU XVIIIe SIÈCLE
ОглавлениеA Antoine Duchesne.
A Paris, ce 7e avril 1747.
Vraiment, mon très cher, la peinture vous est bien obligée de vous occuper de ses mistères et luy faire part de vos méditations instructives. Nous ne pourrons pas manquer dorénavant que de nous bien conduire, puisque des personnes éclairées veulent bien nous aider à remplir notre pénible carrière. Cependant, souffrez qu’en bon sitoyen de ce noble art, je réponde à vos réflexions. Je conviendrai avec vous que les peintres répètent trop souvent des sujets rebatus; je vous diray là-dessus qu’ils ne sont pas si coupables; je commenceray par les peintres anciens. Nous n’avons d’eux, communément, que des morceaux détachés qui leur ont été demandés par différents particuliers, et je suis bien sûr qu’ils ont été limités par tous les sujets qu’ils ont traités. En Italie, le peuple a toujours préféré tous ces sujets usés, par une habitude extérieure de piété. Voilà ce qui nous a fourni tant de madones et autres dans ce goût-là. Les tableaux, ensuite, d’église, ont perpétué ce genre. Les plus grands peintres dans ces païs-là ont été dans la nécessité de passer une partie de leur vie dans ces sortes d’occupations, et il faut tout dire, quoi que la plus part de ces sujets ne parois-sent pas intéressants, ils le sont beaucoup pour la peinture. Il fournissent des objets susceptibles à développer bien de belles parties de cet art que les peintres cognaissent mieux que tout autre. Cela n’a pas empêché que les mêmes grands hommes n’aient traité des sujets d’histoire de toute nature, et il s’en sont servi dans les lieux convenables, comme dans les palais des princes, les galleries et tout lieu propre à former une histoire suivie. Voilà les ouvrages que vous n’avez pas dans ces païs-ci, et qui font juger un peintre trop légèrement sur leur conduitte. Il faut dire encore que les peintres ne travaillent presque jamais pour eux-mêmes, et comme les goûts sont si variés, il n’est pas étonnant qu’ils soient forcés à faire bien des choses à quoi ils n’avoient pas pensé. Pour revenir au traits d’histoire que vous dites que les peintres négligent, Rubens s’en est servi à propos dans la galerie, et formé un poème tout entier. Ce grand homme avoit bien assez d’esprit pour imaginer tout ce qui pouvoit contribuer à relever son art; cela n’a pas empêché qu’il n’ait donné comme les autres dans des idées usées, mais l’habile homme sait toujours donner des trais nouveaux dans les sujets les plus communs. Pour nous présentement, pauvres modernes, on nous veut accabler des griefs de nos anciens, s’ils en ont eu, et après nous avoir réduit à nous jucher sur des portes, lieux sœuls où nous pouvons faire briller nos talens, on veut que dans de pareilles places honteuses, nous donnions l’essort à toutes ces belles idées. Voudroit-on que nous fassions l’histoire d’un prince en pareille place? Cela ne me paroîtroit pas décent. Le public, plus raisonnable, nous demande, pour les mêmes lieux, des sujets agréables, et depuis que je suis à Paris on ne m’a jamais demandé autre chose. Il n’est pas étonnant que nous n’ayons pas un peu fatigué ce genre, mais nous n’en sommes pas la cause. Ensuitte de quoi les formes bizares, les couleurs non propres à faire valoir les tableaux, en un mot mille assujettissements désagréables, voilà pourtant sur quoi nous roulons, et nos tableaux sont moins regardés comme tableaux que comme une sorte de meuble, qui peut se lier avec tout l’ajustement bizare de l’apartement. C’est pourquoi tel fait faire des dessus de porte à la chinoise, ou bien d’autres en camayeux de toute couleur, et nous voyons nos habiles peintres du temps occupés à ce fanatisme de peinture: telle est l’inconstance française. Si le supérieur, actuellement attentif, veut bien s’occuper un peu de nous et tâcher de faire revivre le talent abatu, il trouvera, je crois, encore des sujets remplis d’un nouveau zèle pour satisfaire ses veues. Les tableaux qu’il vient de distribuer luy serviront d’échantillon pour voir ceux qui peuvent valoir encore quelque chose, pourveu que son conseil soit bien monté dans cette suite d’ouvrage: n’étant point limités pour le sujet, ils ne doivent pas exiger que chaque artiste travaille dans leurs nouvelles idées. Le peintre alors ne cherche qu’a prendre des choses susceptibles à faire valoir les parties qu’il a. Tous les sujets ne vont pas à tout le monde. Ainsy chacun, dans cette occasion, prendra ses petits avantages, quand, après l’examen, on voudra distribuer des ouvrages de plus grande conséquence; nous réservons volontiers leurs méditations, car l’habileté d’un peintre ne consiste pas seulement à mettre beaucoup d’esprit dans son ouvrage. Tel qui n’aurait que cette partie feroit de très mauvais tableaux. Du temps de M. Le Brun, la peinture avoit encore ses avantages; ce peintre a eu occasion de se signaler en bien des ouvrages dignes de remarques. On trouvera en tout tems des hommes, mais il faut des occasions pour les faire valoir, car c’est toujours un mauvais préjugé, que nous avons en tout genre pour nos contemporains, de dire qu’il n’y a plus personne. Voilà ce que l’on nous donne pour toute récompense des grandes études que nous fesons dans notre jeunesse! Il est vray que le nombre ne sera jamais bien grand, mais, du moins, la bonne destination que l’on feroit de nous ne tendroit pas à le rendre encore plus petit.
Je vous ay grande obligation de l’intérêt que vous prenez pour mon tableau d’émulation du nombre des dix. Vous ne devez pas douter que je n’aye déjà bien médité, bien taté et essayé, et, de plus, consulté des amateurs, qui tous, avec bien de l’esprit, ne m’ont rien donné de mieux que ce que j’ay trouvé dans mon sac personnel. Je rends justice à l’idée que vous me donnez de la mort de Léonard de Vinci; elle est singulière et fort honorable pour la peinture; je suis charmé que cette lecture vous aye frappé au point de souhaiter de voir ce trait flatteur exécuté, mais, malgré tout cet avantage, je différerai à m’en servir. Il n’est pas douteux que tout ne se puisse représenter, et, comme vous dites fort bien, tout n’est pas avantageux. Je préférerais donc un sujet qui me procure des parties nues, pour que je puisse faire valoir celle du dessin, qui est si belle et que peu de personnes connoisse. Puisque l’idée du fondateur n’a pas été de nous gêner, et, quoy que l’on en puisse dire, les peintres judicieux sont toujours plus en état de sentir ce qui leur convient, et qui est propre à l’art, que tout autre grand esprit prévenu en faveur de leur découverte. Ils ont beau faire, ils ne trouveront pas mieux que ce que l’on a déjà trouvé. J’avoue que le peintre, assujetti par un travail régulier, ne peut vacquer à toutes les lectures qu’il conviendroit à son art, c’est pourquoi nous serons très obligés à ceux qui nous communiqueront leurs réflections, car les pauvres peintres, on les regarde comme de pauvres ouvriers qui travaillent machinalement. Malgré moi, je suis fâché de convenir que, parmi le nombre, il y en a qui peuvent fixer cette idée. Il faut que je sois modeste sur cet article.
Vous voyez, mon cher, qu’insensiblement je m’enfonce à radoter bien mieux que vous, puisque je ne finis pas. Je crois qu’il y a un peu de malice dans mon fait, quand ce ne seroit que celle de vous faire coûter du port pour vous aprendre à parler peinture, et à vous ensevelir dans l’histoire de nos sectateurs. Je ne sçay si cette lecture est assez édifiante pour la sainte quinzaine. Je vous pardonne en faveur de la participassion que vous avez d’être en partie confrère et, par conséquent, un peu licentieux. Je vous exhorte à vous endoctriner de plus en plus, espérant que vous me ferez part de vos bonnes méditations, dont je feray toujours grand cas par le bon cœur dont vous les assaisonnez. Je n’ay plus de papier, heureusement pour vous, car il faut que tout finisse dans ce monde; mais ce ne sera pas sans vous avoir assuré de ma parfaite amitié et du profond respect pour vos dames, dont j’ay l’honneur d’être, Monsieur et très cher amy,
Votre très humble et obéissant,
NATOIRE.
Mon chancelier vous dira le reste.
Papiers inédits d’Antoine Duchesne. Cabinet de M. de la Sicotière, sénateur. — Notre devancier, et l’un de nos maîtres en critique, Paul Mantz, a publié, en 1852, dans les Archives de l’Art français (t. II, p. 246-305), de curieuses lettres de Natoire et d’Antoine Duchesne. Cette correspondance éclaire la vie du peintre, et Mantz a bien dit, lorsqu’il résume son opinion sur les documents qu’il met au jour, par ces mots: «On connaissait mal Natoire; on le saura par cœur lorsqu’on l’aura lu.» Rien de plus exact. Or, comme nous avions lu Natoire, nous ne pensions pas qu’il nous fût possible d’apprendre encore sur son compte. Nous croyions le bien connaître. Erreur. Le peintre nous réservait une surprise. Une lettre de lui, longue, semi-railleuse, où le fond ne manque ni d’ampleur ni de solidité, nous tombe sous la main. Cette lettre est de 1747. La correspondance publiée par Paul Mantz débute quelques années plus tard. Il y a donc tout profit à pénétrer chez Natoire de meilleure heure que ne l’ont fait ses biographes. Certains événements de l’existence du peintre nous sont révélés par lui, mais ce qu’il expose avec verve, avec conviction, ce sont, avant tout, ses opinions sur l’art. Que Natoire soit de son temps par certains côtés, cela ne fait pas doute. Mais, on l’a vu, la lettre du peintre est une réponse. Il combat les idées d’Antoine Duchesne sur la peinture d’histoire et, de plus, il dit leur fait aux financiers et aux beaux esprits de son époque qui ne savent commander aux peintres que des «dessus de portes» ! Duchesne, en sa qualité de prévôt des bâtiments du Roi, s’était orienté, de toutes les forces de son esprit, vers l’art élevé, vers les compositions susceptibles de fournir un aliment à la pensée, en même temps qu’elles devaient plaire au regard.
Voici en quels termes Antoine Duchesne avait écrit à Natoire.
Versailles 1er avril 1747. — Je vous envoye, mon cher ami, une vraie bouffonnerie, mais c’est cependant le témoignage de mon amitié et le fruit de mes méditations pendant la sainte quinzaine. Je souhaite que vous puissiez y trouver quelque utilité, au gré de mes désirs. Vous y verrez du moins ma bonne volonté et mon sincère attachement. M. le Directeur général des Bâtiments et Arts n’a eu d’autres vues, dans la distribution des dix tableaux faite à votre Académie, que de donner aux peintres qui la composent une louable émulation, et de les engager, conformément aux intentions du Roi, à se surpasser eux-mêmes dans cette carrière. Attentif à recueillir les jugements du public pour la perfection des arts, il semble entrer dans le sentiment de quelques connoisseurs qui se plaignent que les peintres d’histoire, charmés de ces vains faits pris de la métamorphose et de l’histoire sacrée et profane, répètent ces mêmes faits qui les ont frappés dans les tableaux des grands maîtres. Cette plainte n’est pas sans fondement solide. La peinture est la poésie des yeux. Un peintre qui lit les poètes anciens et modernes, et qui connoît l’histoire, y trouve des sujets neufs, des faits intéressants qui méritent d’être transmis à la postérité. Si nos grands maîtres avoient été frappés de cette vérité, nous aurions, à la vérité, moins de Sainte Famille, de Nativité, de Vénus à la toilette, de Diane sortant du bain et autres sujets rebatus; mais nous aurions une suite de faits, une histoire suivie des principaux événements de tous les païs et de tous les siècles. Les galleries des princes seroient des Bibliothèques amusantes et. instructives.
Tous les faits, à la vérité, ne sont pas également favorables à la composition; mais c’est au grand peintre à faire un choix. Un événement pris dans l’histoire et rendu savamment par un habile artiste, avec les caractères de son héros et des personnages épisodiques de son tableau, est un poème dans son genre comme l’Iliade dans le sien.
Bayle a compris cette vérité. Vous trouverez, dans son Dictionnaire, au mot Charlemagne, le plan qu’il fait au peintre d’histoire pour la composition d’un tableau qui pourroit représenter un événement très singulier.
La Vie des plus fameux peintres, que j’ai sous les yeux, me fournit un passage de la vie de Léonard de Vinci, bien glorieux pour la peinture, et qui mérite, selon moi, d’être traité par une aussi habile main que la vôtre. Vous entendés que je veux parler de sa mort à Fontainebleau, entre les bras de François Ier.
Le peintre chef de l’école florentine ne vaut-il pas bien un chef monacal? Elève de Verocchio, qu’il égale bientôt, émule de Michel-Ange et maître en quelque façon de Raphaël, auteur d’un traité de peinture, et d’études extraordinaires où il a su rendre les passions de l’âme, (Léonard) est un homme que la peinture devroit faire connoître autrement que par les traits de son visage. Le portrait d’un peintre satisfait peu l’amateur curieux; un fait de sa vie, rendu avec art, dans le tableau d’un peintre moderne, satisferoit tout autrement le spectateur. C’est là véritablement l’histoire des peintres. L’intérieur de sa chambre peut nous représenter sensiblement son caractère. Cet homme, occupé à distiller des huiles et à préparer des herbes pour faire ses vernis, a fait dire à Léon X qu’il ne finiroit jamais rien, puisqu’il pensoit à la fin de son ouvrage avant que de le commencer. N’en déplaise au Saint-Père, ce reproche, si j’ose le dire, ne peut être assés mal fondé. La peinture à l’huile étoit toute nouvelle du temps de Léonard, et ses recherches étoient très utiles au peintre qui vouloit rendre ses ouvrages durables. Il seroit bon, je crois, de faire voir tous les ingrédiens servant à ces préparatifs.
On dit qu’il portoit à sa ceinture des tablettes pour saisir les têtes bizarres que le hazard lui procuroit, circonstance fréquente (qui) donne une belle leçon à ses confrères d’imiter toujours la nature et de la chercher partout.
On lui reproche de n’avoir imité que la nature et d’avoir négligé l’étude des figures antiques. On peut méditer sur cette particularité et tâcher de la faire sentir. Il faisoit venir, dit-on, des bouffons et des musiciens pour dissiper l’ennui de ceux qu’il peignoit. Ainsi, on pourroit admettre un musicien tenant une guitare, pour le dissiper dans sa maladie. Il a fait des études de chevaux et des desseins sur la physionomie. Son Traité de peinture ne doit pas être oublié, et comme il fut aussi architecte et savant dans l’hydraulique, des plans répandus çà et là feroient connoître son génie pour cette partie. Sa statue équestre, qu’il trouva moyen de fondre d’un seul jet, orneroit sa table, d’un modèle en petit, qui feroit voir qu’il a connu la sculpture.
Comme on rapporte des choses prodigieuses de sa force, sa stature, quoique atténuée par la maladie, devroit représenter un homme vigoureux, en un mot Hercule malade.
La belle Ferronnière, qui est chez le Roi, pourroit se trouver sur un chevalet et pourroit occasionner la visite de François Ier, qui passoit ses plus doux moments avec sa maîtresse et les arts.
Enfin, mon cher, si cette idée vous plait, médités et médités longtemps. Si l’intervalle, d’ici au prochain Salon n’est point trop court pour un morceau de cette conséquence, je suis persuadé qu’avec vos lumières et votre belle composition vous pourriés entrer dans les vues de notre nouveau Directeur général, et faire voir au public qu’un habile homme fait ce qu’il veut, et, quand il a présent le goût de son siècle, il sait le servir à son gré et mériter ses suffrages.
Trois personnages et le portrait de la belle Ferronnière feroient toute la composition. Léonard de Vinci malade dans son fauteuil. François Ier le prenant dans ses bras, le musicien jetant sa guitare et attentif à la chose. Le portrait de la belle Ferronnière sur le chevalet, et différents attributs répandus dans l’intérieur de la chambre d’un peintre qui fit des recherches sur une manière naissante, je veux dire la Peinture à l’huile.
Je ne prétens pas vous tracer votre canevas. Si l’idée vous est agréable, vous en prendrés ce que vous trouverés convenable, et vous y substituerés ce que vous jugerés à propos.
Mais, avant d’arrêter votre composition quelle qu’elle soit, je vous invite à méditer fortement sur ce qu’on désire aujourd’hui. Ce sujet ou un autre est capable de vous faire réussir dans les circonstances présentes, et ce conseil vient d’un ami qui a sondé le guet, qui vous embrasse et qui est tout à vous. — A. DUCHESNE.
Sans doute l’Histoire ne marche pas sans la Fable dans les plans de Duchesne. Son esthétique manque de netteté. Mais comment espérer qu’un contemporain de Vanloo ait la vision précise du but qu’atteindra David? Si troubles que soient les idées de Duchesne sur la peinture d’histoire, ce sont celles d’un précurseur. Et nous ne serions pas surpris que la lettre officielle, adressée le 17 janvier 1747 au président de l’Académie royale de peinture, par M. Le Normant de Tournehem, directeur général des Bâtiments, fût l’œuvre personnelle de Duchesne. Par cette dépêche Tournehem fait savoir à l’Académie qu’il a désigné dix de ses «officiers» pour peindre autant de tableaux de «six pieds de long sur quatre de haut» dont le sujet demeure au choix des auteurs. La mesure était libérale. Natoire se trouvant au nombre des artistes désignés par Tournehem, Duchesne prit la plume et fit parvenir à son ami les conseils que nous venons de lire. La réplique du peintre n’a pas moins de saveur que les conseils reçus.