Читать книгу Philosophes et Écrivains Religieux - J. Barbey d'Aurevilly - Страница 6

II

Оглавление

Table des matières

Tel est, en effet, tout l'esprit et toute la portée du travail que Jourdain vient de publier. Prouver que saint Thomas d'Aquin, l'Aristote du catholicisme (mais du catholicisme: voilà bien ce qui gâte un peu l'Aristote!), fut un philosophe plus et mieux que Kant et Hegel, par exemple, les Veaux non pas d'or, mais d'idées, de la philosophie contemporaine; montrer qu'on peut très bien dégager de son œuvre théologique une philosophie complète, avec tous ses compartiments, et que le monde d'un instant qui l'a pris pour une tête énorme, ce grand Bœuf de Sicile dont les mugissements ont ébranlé l'univers, ne fut dupe ni de l'illusion ni de l'ignorance; demander enfin pardon au XIXe siècle pour une telle gloire: voilà le programme de l'Académie et le livre de son lauréat.

Cela n'est pas très ambitieux, n'est-ce pas? et même cela se contente d'être modeste. Cela mutile saint Thomas, le géant d'ensemble, qui concentra dans une colossale unité la science divine et la science humaine. Cela renverse le sens de la lorgnette et fait voir les choses par le petit côté, non par le grand. Mais que voulez-vous? Tout est relatif. C'est beaucoup encore. Qui se serait attendu à cela il y a seulement quelques années: saint Thomas d'Aquin exalté dans une académie de philosophes, Charles de Rémusat rapportant? Publié aujourd'hui sous la forme de deux gros volumes in-8o[3], le travail de Jourdain s'ajuste aux proportions du cadre tracé par l'Académie.

L'auteur a l'esprit de sa consigne. Il n'est téméraire ni pour personne ni contre personne. Il a des prudences, quoiqu'il ne soit pas un serpent. Comme Covielle, on lui souhaiterait d'en être un, et un lion aussi! On lui souhaiterait encore—comme Covielle—que son rosier fût plus fleuri. Mais enfin le tout de sa petite culture est fort propre. Philosophe qui se surveille et qui se lave beaucoup les mains dès qu'il a touché à la théologie, il n'efface pas, du moins, sur son front la trace de son baptême, et quand il approche le plus de l'Académie il se dit chrétien avec une honnête rougeur.

Car il est chrétien. Il est bien un peu païen aussi, et de famille païenne par-dessus le marché, ami de son temps; mais il est épris d'une chrétienne qu'il veut faire accepter par les siens. Son livre est très diplomatique. C'est un plaidoyer insinuant, adroit, accordant quelque chose pour obtenir beaucoup, quêtant la tolérance philosophique avec des airs aimables,—on quête toujours dans un sac de velours,—indiquant des rapports étranges et bons entre la philosophie de saint Thomas d'Aquin et les philosophes modernes, et poussant à ce qu'on se prenne la main et qu'on s'embrasse. Le procédé de Jourdain est accommodatif. Il consiste à reprendre d'une main tout doucettement ce qu'il a donné de l'autre avec un grand geste, et ce qui suit va le faire comprendre.

Agrégé à la Faculté des lettres, sorti de l'Université pour entrer à l'Académie dont il a voulu le prix, qu'il n'a pas manqué, ayant par conséquent des terreurs respectueuses fort naturelles pour le progrès, et non moins naturellement des affections intellectuelles pour l'Église, Jourdain a été le juge de paix qui appelle les parties en conciliation dans son cabinet avec la plus grande politesse.

Il y a mandé les doctrines les plus opposées, et, en vertu de sa modération, vertu moderne, et de ce style modéré qui est le style de la maison dans laquelle il juge, il a tout arrangé à l'amiable entre la scolastique et la philosophie, entre les ténèbres du moyen âge et les lumières de cet âge-ci, entre la foi et la raison...

Les esprits absolus n'accepteront probablement pas les décisions onctueuses, gracieuses et officieuses de Jourdain, car les esprits absolus n'acceptent rien et veulent tout prendre; mais l'Académie les a acceptées. Qui pourrait s'en étonner n'aurait pas lu Jourdain. Correct et grave, mais surtout très grave, ayant même l'avantage d'être lourd parfois, ce qui ajoute encore à la gravité, cette fortune des écrivains actuels, Jourdain n'a ni une seule expression pittoresque ni une seule expression incisive, ce qui serait une indécence en métaphysique. Esprit de juste milieu, qui se démène—rendons-lui cette justice!—pour être juste, il reste milieu, mais non juste, à peu près en toutes choses, et c'est par là qu'il a triomphé. Avec son style naturellement sans couleur, ce style blanc et doux que l'abstraction a blanchi encore, il n'a fait aucun mal aux yeux des hommes à conserves qui avaient à le juger, et ils ont tous apprécié infiniment cette flanelle.

Certainement, pour manquer le prix il fallait s'y prendre de tout autre manière. Mais Jourdain n'avait pas l'ambition de manquer le prix avec éclat. Il aurait fallu une hauteur dans l'aperçu et une décision dans la pensée qui n'étaient pas dans les plans de Jourdain, eussent-elles été dans ses puissances. Jourdain, ne nous y trompons pas! est, de naissance comme d'état, un philosophe. C'est un philosophe qui chasse de race, un philosophe de père en fils, dont le père eut autrefois aussi son prix d'académie, et qui a voulu continuer cette gloire paternelle. Certes! ce n'est pas avec de telles préoccupations que l'on peut dépasser, par la fierté ou la soudaineté de l'aperçu, par l'indépendance, par un style vivant et anti officiel, les conditions du programme de l'Académie, cet établissement de haute bienfaisance littéraire, qui n'existe que pour mettre en lumière les talents qui, tout seuls, ne s'y mettraient pas.

Philosophes et Écrivains Religieux

Подняться наверх